Nasr'Eddine et son épouse
XVI
COMMENT ALLAH, EN PERMETTANT LA
RÉVOLUTION, DESTITUA HAYDAR ET FOURNIT
À NASR’EDDINE L’OCCASION DE
RETOURNER CHEZ LUI
… Un matin que Nasr’eddine sortait de son couvent, situé, ainsi qu’il a été dit, sur les hauteurs de Stamboul, il entendit des coups de fusil de l’autre côté de la Corne d’Or, du côté du Taxim : c’étaient les soldats insurgés, venus de Salonique, qui terminaient la révolution. Quelques heures plus tard le Padischah était détrôné ; il y avait un autre Padischah, il y avait bientôt une Chambre, un Sénat, comme en Europe ; on ne parlait que de choses merveilleuses. Les gens s’embrassaient dans les rues, et même certains musulmans célébraient l’ère de la liberté en buvant publiquement le mastic des Grecs. Cette dernière expression de la joie populaire choqua un peu Nasr’eddine : il se promit de la blâmer devant Haydar-pacha, et ne comprit point grand’chose au reste des événements dont Allah le rendait témoin. Le hodja Nasr’eddine ne se doutait pas que ces événements lui allaient rendre la liberté.
Durant de très longues années, Haydar-pacha avait joui de la faveur de son souverain. Parfois, ainsi qu’il est d’usage, à l’occasion des fêtes du Baïram ou pour fêter la naissance d’un nouveau prince, celui-ci lui remettait une bourse pleine d’or et Haydar disait, les deux genoux à terre et le front prosterné : « Ton règne est plein de gloire, tu vivras encore cent et une années ! » Il prenait cet air de jubilation afin de faire croire qu’il avait besoin, pour vivre, de ces quelques centaines de livres accordées par la munificence du maître, mais en vérité c’était là le moindre de ses revenus. Car Haydar commandait en chef la septième police du sultan, celle qui est chargée de surveiller les six premières, et il les surveillait en effet fort proprement : c’est-à-dire que, lorsque l’une des six polices était parvenue à se procurer une grosse somme, soit en menaçant de délation un riche personnage, soit en faisant confisquer les biens de ce personnage après l’avoir fait disparaître par le fer, l’arsenic, l’opium macéré dans du vinaigre ou la corde, Haydar exigeait de ses collègues une légitime commission pour établir que cette opération avait eu réellement pour objet la sécurité du Padischah. De temps en temps, pour se faire craindre, et afin de montrer qu’on aurait eu tort de lui refuser cette commission, il employait au contraire toute l’adresse de son calame ingénieux et toute l’astuce de ses affidés à démontrer que le chef de l’une des six autres polices consacrait plus d’efforts à s’enrichir qu’à pénétrer les projets des ennemis du trône ; et il le faisait déporter en Asie Mineure, ou même en Tripolitaine. Les serviteurs des craintes impériales redoutaient particulièrement d’être envoyés dans cette province ; car les exilés libéraux, qui y vivaient en grand nombre, avaient fini par la transformer en une sorte de république indépendante, dont les moyens de gouvernement étaient d’ailleurs calqués sur ceux de l’autocrate qui les avait déportés : et ils avaient coutume de mettre à mort ceux des nouveaux arrivants qui ne leur paraissaient pas véritablement démocrates.
Ces besognes de haute justice distributive avaient rendu Haydar assez populaire pour un espion. Lorsque le Padischah, cédant au patriotique désir qu’exprimèrent ses sujets par la voix de cent mille soldats dont il avait oublié de payer la solde, leur octroya une constitution, le chef de la septième police ne fut pas inquiété. Les libéraux se contentèrent de lui faire savoir que, puisqu’on supprimait les six autres, la dernière n’avait plus de raison d’être. La résignation respectueuse d’Haydar servit de voile décent à son incrédulité. Il savait que la police fait la force principale des gouvernements, de même que la discipline celle des armées : ces révolutionnaires lui parurent naïfs. C’est pour cette raison, et afin sans doute de charmer ses loisirs, qu’il continua de donner, par habitude et gratuitement, des conseils à leurs adversaires. Ceux-ci élaborèrent donc, avec son concours, une assez jolie conjuration, compliquée d’un projet de massacre général ; mais cette conjuration fut révélée par un mouchard. Haydar n’éprouva d’abord de cet échec qu’un sentiment d’humiliation. N’ayant pas de convictions politiques, il souffrait de s’être trompé de côté. Mais les vainqueurs alors commencèrent de pendre, et cela ne fut pas sans lui inspirer quelque inquiétude. Chaque matin, sur le pont de Galata, une nouvelle potence portait un poids nouveau. Le mort, au vent qui venait du Bosphore ou des Dardanelles, des profondeurs encore froides du septentrion, ou des contrées qu’échauffait déjà le soleil du sud, se balançait tout doucement, et même le mugissement des sirènes, dans la Corne d’Or encombrée de navires, faisait frissonner ses pauvres vêtements sur son corps tout raide. Haydar songeait :
— Voilà qui est grave : la situation redevient normale. Le nouveau gouvernement se met à n’avoir pas plus de scrupules que nous n’en avions. Il ne pend encore que des misérables, ce qui est une détestable opération : elle ne rapporte rien. Mais il apprendra bientôt son métier et c’est à nous qu’il va s’adresser : nous avons de l’argent ! Si l’on sait quels furent mes amis durant ces six mois, que vais-je devenir ?
Lorsqu’il vit arriver dans sa demeure Mohammed-Riza et Kassim-effendi, officiers de l’armée de l’Est, il se précipita au-devant d’eux, croyant comprendre ce qui les amenait. Ses terreurs mêmes lui inspirèrent une sorte de courage inutile et triste :
— Tuez-moi vous-mêmes, dit-il. Vous avez vos sabres.
Il dit cela parce qu’il préférait mourir de la sorte que d’être pendu.
Mais Kassim lui expliqua qu’on se contentait de confisquer ses biens, et que la justice du peuple lui faisait grâce de la vie. On lui permettait de quitter librement le sol de la patrie pour se rendre en Occident, accompagné de sa femme légitime et d’une seule servante noire. Haydar respira. C’était un véritable Ottoman, il n’avait jamais visité les pays qui sont à l’ouest de la terre ; mais il savait qu’on n’y assassine plus, les révolutions ne se passant qu’en bavardages ; et on lui avait dit que Paris était accueillant aux étrangers.
Cependant Kassim et Mohammed demeurèrent immobiles, et derrière eux il y avait des soldats. Haydar craignit alors que, pitoyablement, ils n’eussent commis un mensonge et ne fussent venus pour l’assassiner.
— Rassure-toi, dit encore Mohammed-Riza. Seulement nous devons faire dans ta demeure les perquisitions d’usage. Dis à tes femmes de se voiler et de passer dans les jardins. Même le haremlik doit être ouvert aux recherches de la nation.
— Inchallah ! répondit Haydar, c’était déjà comme ça du temps que j’étais chef de la septième police. Ces usages sont excellents, qu’il soit fait à votre désir.
Tout Ottoman, depuis des siècles, a coutume de cacher dans un coin de sa maison, sous une pierre de l’âtre ou dans la muraille, une somme qui varie selon sa fortune, et qui doit lui permettre de subvenir à ses premiers besoins s’il est forcé de fuir. C’était ce trésor qu’on cherchait à lui ravir. Les soldats sondèrent les murs à coups de crosse. Ils avaient des mâchoires lourdes, des mains énormes et de tout petits yeux sans méchanceté. On brisa les lourds bahuts incrustés de nacre, et dans les jardins les pioches et les pelles trouèrent de longues fosses, qui se croisaient. Enfin, derrière les cuisines, au fond d’un bûcher, Mohammed et Kassim découvrirent mille pièces d’or dans un coffre d’acier. Alors ils se retirèrent.
— C’était la volonté d’Allah ! dit Haydar.
Mais le soir, quand tous ses eunuques, ses esclaves et ses femmes l’eurent quitté, sauf Léila-Hanoum et la négresse Kadidjé, il alla visiter avec elles les racines d’un vieux pêcher. Le vent faisait tomber sur leur dos des pétales qui semblaient brocher de rose le caftan jaune d’Haydar et les voiles de soie noire qui vêtaient Léila. Haydar déterra trois ou quatre sacs assez lourds.
— L’autre cachette, dit-il, fier de sa sagesse, je l’avais faite pour qu’elle fût trouvée. Ils n’ont pas vu celle-ci : cinq mille pièces d’or !
Et le lendemain, avec Léila et Kadidjé, il prit l’Express-Orient à la gare de Sirkedji. Il se sentait pleinement heureux, étant sauvé : car il n’avait pas seulement pour fortune les cinq mille pièces d’or enfermées dans les malles de fer grossièrement peintes qui passaient pour appartenir à Kadidjé, la négresse esclave. Les banques des infidèles, depuis longtemps, lui gardaient un autre trésor, et bien plus riche. Sans se faire une image bien nette de l’existence qu’il allait mener dans ces pays d’Occident où il se réfugiait, il demeurait convaincu qu’elle serait plutôt agréable. Les gens de sa race n’ont guère, sauf ce qu’il en faut pour les avarices nécessaires, la faculté de prévoyance. Mais il nourrissait l’idée vague que cette existence devait être pareille à celle qu’il connaissait depuis son enfance, embellie encore par d’autres plaisirs, la plupart immoraux. Il aurait sans doute, comme à Constantinople, une maison au bord de la mer, une autre très vaste, dans un quartier discret, quelque part dans Paris, beaucoup de serviteurs, des femmes, et il entrevoyait la nécessité de racheter quelques eunuques, malgré la dépense. Tout cela faisait partie des jouissances qu’une honnête fortune autorise en Turquie, et il comptait profiter, par surcroît, des complaisances qu’ont si souvent, lui avait-on dit, les femmes des chrétiens, qu’elles soient purement vénales ou simplement curieuses.
Un musulman, une fois qu’il est dans un lieu public, ne doit jamais avoir l’air de regarder sa femme voilée, ni même paraître savoir qu’il possède une femme. Haydar avait retenu un compartiment pour lui, un compartiment pour Léila et son esclave. Il s’installa dans le sien et ce fut alors qu’il connut son premier étonnement, dont ses membres pour ainsi dire, s’aperçurent avant lui-même : les banquettes n’étaient pas assez larges pour s’y accroupir, les jambes croisées ; ainsi pénétra pour la première fois dans son cœur le soupçon inquiet que les pays qu’il lui faudrait désormais habiter ne lui offriraient point tout ce qu’il avait jusque-là possédé. Puis il vit entrer Kadidjé.
Une figure blanche n’a besoin, pour exprimer les sentiments qui l’animent, que de mouvements fort légers. Tout s’y peut lire ; et le principal souci des Européens et des sémites est par conséquent de refréner la mobilité de leurs traits. On a, au contraire, toutes les peines du monde à distinguer quoi que ce soit sur un visage noir. C’est pourquoi les nègres sont obligés de faire des grimaces très larges et des gestes excessifs. Kadidjé montra des yeux révulsés, une lippe monstrueuse, et son ventre même manifestait de l’indignation.
— Il n’y a pas, dit-elle, de haremlik dans cette charrette à fumée. Où veux-tu qu’une musulmane pieuse puisse prendre ici ses repas ? Faudra-t-il rester enfermées trois jours dans la boîte où tu nous as mises ?
Haydar n’avait pas pensé que l’Express-Orient n’a pas été fait, jusqu’à ce jour, pour transporter des musulmanes respectueuses de leurs devoirs. Il donna l’ordre qu’en effet Léila et son esclave fussent servies dans leur compartiment, et elles lui manifestèrent leur mauvaise humeur. Cela rendit Haydar, malgré lui, assez mélancolique. On a beau connaître qu’il faut prendre l’humeur des femmes comme le temps qu’il fait et ne point s’en inquiéter, cela n’empêche pas d’être triste quand il pleut et quand sa femme gronde. Haydar se rendit alors au wagon-restaurant, dans l’intention de boire un café à la turque : et nul ne le salua. Cela n’était pas étonnant, puisque nul ne le connaissait. Mais quand il traversait, jadis, les rues de Stamboul ou du Taxim, chacun savait qu’il était le chef de la septième police, chacun plongeait la tête très bas, ramassant un peu de poussière du doigt et la portant à sa poitrine, à sa bouche et à son front. Il eut l’impression d’être isolé dans un monde nouveau, horriblement brutal, parfaitement ignorant. Son cœur se serra, il comprit l’horreur de l’exil.
Les hommes n’éprouvent vraiment le désir d’être près d’une femme que s’ils ont l’âme troublée : c’est parce qu’ils se souviennent toujours d’avoir été de petits garçons. Haydar sentit brusquement le désir de retrouver Léila. Il rebroussa chemin à travers les couloirs, de son ventre écrasant des ventres, et mécontent parce qu’il ne savait même pas s’il devait s’en excuser. Quand il fut devant le compartiment qu’occupait sa femme, il ouvrit la porte avec une sorte d’empressement avide et douloureux. Il est très difficile d’exprimer décemment ce qu’il aperçut. Un étranger était assis sur la banquette près de Léila, qui avait tiré son voile ainsi qu’il convient. Mais tel était le seul sacrifice qu’elle eût fait à la réserve qui convient aux musulmanes.
Une inspiration irraisonnée saisit Haydar. Il tira sur la sonnette d’alarme et le train s’arrêta. Aussi loin que les yeux pouvaient porter on ne distinguait que des blés verts sur une immensité plate ; mais presque aussitôt on vit accourir, foulant les graminées claires, un soldat serbe à cheval. Il lui avait paru suspect que l’Express-Orient s’arrêtât, sans motif apparent, en pleine campagne.
Le conducteur accourait lui-même à travers les couloirs, et, de chaque wagon, ayant sauté par les portières sur la voie pour gagner plus vite la place où s’était passé le drame, des voyageurs s’empressaient. Le bruit s’était déjà répandu qu’un Vieux-Turc venait d’être assassiné par un fanatique de la liberté. Le conducteur dit à Haydar :
— Où êtes-vous blessé ?
— Je ne suis pas blessé, répondit Haydar tristement, mais ce conducteur est entré dans le haremlik, et…
Le contrôleur eut quelque peine à comprendre que Haydar appelait haremlik le compartiment, pareil à tous les autres, où se trouvait sa femme. Mais il devina le reste beaucoup plus aisément.
— Si on faisait arrêter le train toutes les fois que ça arrive, dit-il, on n’arriverait jamais !
Et il dressa procès-verbal à l’ancien chef de la septième police. Le soldat serbe riait parce qu’il était tombé du malheur sur un Turc.
Léila pleurait, grasse, blonde et froide. Et Haydar se dit en lui-même :
— S’il en est ainsi déjà quand nous sommes encore si près de Constantinople, que se passera-t-il à Paris ?…
Ce fut de la sorte qu’Allah, dont la justice est lente, mais implacable, acheva de venger son serviteur Nasr’eddine des coups de marteau que le ministre de la septième police lui avait fait appliquer sur les doigts. Mais Nasr’eddine n’en sut jamais rien. Seulement, apprenant qu’Haydar-pacha venait de prendre les routes de l’exil, il s’en fut demander au Jeune-Turc qui déjà l’avait remplacé s’il existait une raison quelconque pour qu’on le retînt, lui pauvre hodja, à Constantinople. Le Jeune-Turc se fit apporter les pièces du procès, puis, ayant médité, décida :
— Nous ne poursuivons pas encore les crimes d’hérésie. Pars donc, tu es libre ; mais dépêche-toi, dans quelques semaines quelque chose me dit que nous serons devenus aussi sévères sur la foi que le Padischah ou davantage : il faut bien faire quelque chose pour le peuple !