Nasr'Eddine et son épouse
V
COMMENT NASR’EDDINE PRIT CONSEIL
DE KENÂN
ET DE DEUX HISTOIRES PROFITABLES
« Il faut rentrer chez soi ; c’est la vie… » Nasr’eddine jugea cette observation pleine de sens, mais elle le rendit mélancolique. Toutefois, considérant que Kenân avait parlé en homme raisonnable, il lui accorda sa confiance, s’entretint avec lui plus fréquemment que par le passé. Il finit par lui demander, mais discrètement, et comme parlant toujours de questions générales :
— Si un musulman venait me dire : « Ya Nasr’eddine, ma femme est comme un paon à la saison des amours : beau plumage, certes, beau plumage, mais insupportable voix. La répudierai-je, ainsi que la loi m’en donne le droit ? » que me conseillerais-tu de lui répondre ? De la répudier, selon la loi ?
— Tu le peux, hodja, tu le peux ! répondit Kenân.
— Et si ce même homme, poursuivit le hodja, me venait dire : « Ma femme est une dévergondée ! » lui conseillerais-je aussi de la répudier, selon la loi ?
— Tu le peux, Nasr’eddine, tu le peux ! répéta Kenân. Tu connais le Livre mieux que moi.
— Aussi n’est-ce point sur la loi que je t’interroge, fit le hodja. Je t’interroge parce qu’Allah — loué soit son nom ! — t’a doué de la véritable prudence. Serait-ce le meilleur conseil ? Tel est le point.
— Cela, reconnut Kenân, est une autre affaire. Si j’osais dire mon opinion, je crois que je conseillerai toujours à un musulman de répudier une épouse dont les paroles lui sont trop souvent importunes : car à cela il n’y a point de remède. Mais s’il s’agissait de l’autre chose, oui, de l’autre chose… Mon avis est que peut-être il ne faut point se hâter d’aller chez le cadi. Quand j’étais à Constantinople, j’y appris l’aventure de Youssouf-Zia. Elle me fit grandement réfléchir.
— Je ne la connais point, avoua Nasr’eddine.
Or donc ils s’assirent sur l’herbe, devant le kiosque d’Abdallah le cafedji, qui leur apporta le café, puis ayant reçu pour le café quatre métalliques, se remit à jouer de la flûte. Et Kenân conta l’
HISTOIRE INSTRUCTIVE DU BOUCHER ENTREPRENANT D’YOUSSOUF-ZIA LE SALEPJI INGÉNIEUX ET DE LA BELLE ADOLESCENTE
Rassim était à Stamboul un boucher d’entre les bouchers, établi rue des Bouchers, au bazar ; et son commerce était un bon commerce, car il mélangeait comme il convient le gras avec le maigre, la réjouissance avec les abats, les poumons avec le foie et les bonnes pièces avec les mauvaises. Mais il ne mêlait en aucun cas l’amertume des mauvaises paroles au miel coutumier de son langage. Si on lui faisait un reproche, il répondait : « J’avais tort, j’avais tort ! qu’Allah me soit miséricordieux, j’avais tort ! » Si une douce ménagère lui rapportait un quartier de viande en se plaignant de la qualité, il allait chercher un autre quartier de viande, exactement pareil, mais en disant : « Il me coûte le double, j’y perds, par Allah ! j’y perds ! Mais que ne ferait-on pas pour toi, ô délicieuse ! » Enfin, c’était un boucher, rose de teint, comme tout bon boucher, de chair tendre, sans trop de graisse, jeune sans rien de la fade mollesse de l’enfance, large des côtes, savoureux de la langue ; quant au râble et ce qui s’ensuit, merveilleux ! et, je l’affirme, au dire de tous ceux et surtout de toutes celles qui fréquentaient sa boutique, le plus fin morceau de sa boucherie.
Or, il est impossible que tu l’ignores, ya Nasr’eddine, chez nous ce sont presque toujours les femmes qui font les premières avances, puisqu’elles sont voilées et que les hommes ne connaissent pas leur figure. Mais Djanine hanoum, la femme de Youssouf-Zia, le marchand de salep, n’était pas une ombre noire pour Rassim. Non, elle n’était pas une ombre noire, malgré son voile ! Car Rassim avait joué avec elle, du temps qu’elle n’était pas encore une femme faite, mais une gamine bien maigre, avec une voix qui commençait à changer, preuve que le reste allait changer aussi. Et Rassim, quand elle entrait chez lui, son yachmak sur le visage, se rappelait ses yeux de violette, son nez droit et mince, sa bouche fleurie, et il songeait : « Maintenant, quel beau vase cette croupe large doit faire à l’ancien bouquet ! » Tandis que Djanine, au même moment, rêvait : « Je connais le goût du chevreau, je connais le goût des choses qui pendent à ces crocs, ou nagent dans ces bassines de cuivre ; mais je ne connais pas le goût du boucher ! »
Et voilà pourquoi, désireuse de connaître ce goût, elle entra chez lui vers le soir, à l’heure où nul acheteur n’était plus dans la boutique ; et Rassim, bien qu’elle fût voilée, dès que le premier mot eut chanté dans sa bouche, se dit : « C’est elle ! »
— Il me faudrait, commanda Djanine, de la chair d’agneau, du gras et du maigre, pour faire des brochettes et des boulettes savoureuses.
Et comme Rassim baissait un peu la tête pour prendre son tranchet, il sentit un bras rond, nu jusqu’au coude, qui passait devant son visage. Alors ses yeux brillèrent. Il se redressa.
— Djanine ?… fit-il.
— Tu me porteras la chose toi-même, n’est-ce pas, toi-même !
— Mais, demanda Rassim, est-ce que… est-ce qu’il n’y aura personne, personne que toi quand je la porterai ?
— O le plus bouché des bouchers débauchés ! dit-elle en riant. Ne sais-tu pas que mon mari — puisse sa marchandise lui échauder le ventre et faire de ses pieds un plat tout bouilli pour le diable ! — sort tous les matins dès l’aube pour aller vendre son salep ? Qui t’empêche de venir dès qu’il est parti ?… Et tu m’apporteras la chose, dit-elle tout à coup, à cause d’un chaland qui entrait, c’est bien entendu, la chose !
— Oui, dit Rassim en clignant de l’œil, j’apporterai la chose.
Or, Youssouf-Zia, époux de cette Djanine la Dévergondée, était un homme juste et craignant Dieu, crieur de salep, comme elle avait dit. Et le salep, tu dois le savoir, est un breuvage bien sucré, bien gluant, bien délectable, fait de différentes graines broyées et bouillies, édulcoré de miel, parfumé d’essences : un breuvage indispensable, enfin, à ceux qui sortent dès l’aube par la froidure d’automne ou le gel de l’hiver, alors qu’on voit, à Constantinople, les chiens roux, les chiens noirs, les chiens blancs, tous ramassés en gros tas, dans chaque quartier, la tête sous le ventre les uns des autres, les plus heureux par-dessous, les plus faibles et les plus vieux par-dessus, le poil hérissé par la bise. C’est à ce moment-là que sortait du lit, abandonnant sa femme aux bras tièdes, le pauvre Youssouf-Zia, pour aller vendre sa marchandise aux rameurs de caïques, aux portefaix de la Corne d’Or et aux gabelous innombrables qui dès le matin travaillent de leur métier. Et dès qu’il s’en était allé par sa route, cet industrieux salepji vendeur de salep, par la fenêtre de la rue, la fenêtre garnie d’un grillage de bois impénétrable aux yeux, Djanine, cette épouse perfide, laissait tomber de toutes petites plumes blanches, volées aux édredons de sa couche de délices ; et alors Rassim l’Entreprenant, embusqué au coin de la rue, ne faisait qu’un saut jusqu’à la porte entre-bâillée, la porte entre-bâillée du paradis !
Seulement, il y avait des jours, bien des jours, où le bon Youssouf-Zia le faisait attendre ! On est si bien, dans la chaleur du lit, on a tant de vaillance, parfois, au réveil ! Et tandis qu’il se dulcifiait, Rassim l’Entreprenant se morfondait.
— Allons, dehors, paresseux ! Dehors, ô toi qui veux mettre ta pauvre femme sur la paille ! disait Djanine impatiente à son époux très patient.
— Loué soit le Rétributeur ! répondait Youssouf : il n’y a pas d’autre salepji dans le quartier ; donc les amateurs de salep ne m’échapperont point.
Quand Rassim pouvait entrer, Djanine était obligée d’attendre qu’une chaleur bienfaisante lui eût rendu l’empressement qu’elle souhaitait ; et Rassim, gémissant, disait que le froid, bientôt le ferait mourir.
— C’est qu’il n’a pas de concurrent, ce chien de crieur qui est mon mari ! répondait Djanine. S’il avait un concurrent, il n’en prendrait pas tant à son aise.
— Eh bien, dit un jour son ami, j’ai une idée !
Le lendemain, alors que l’aube n’avait même pas blanchi les toits, Youssouf rêva qu’il entendait, dans le lointain, un cri singulier. Il en était à ce moment où le sommeil, n’étant plus une accablante nécessité, devient un voluptueux plaisir ; et voilà que ce plaisir se changeait en cauchemar. Le bruit se rapprochait ; oui, quelqu’un, dans la rue, criait, quelqu’un clamait de toute sa voix :
— Salep, salep ! Salepji, salep !
Djanine réveilla tout à fait son époux.
— Écoute, vaurien, écoute ! Tu as un concurrent, à cette heure, un concurrent qui s’est levé avant toi. Tel est le fruit de ta mollesse, œuf de tortue ! cloporte !
— Que cent mille tonneaux de diables s’installent dans ses boyaux et y tiennent garnison trois mois ! s’écria Youssouf, qui, s’habillant à la hâte, se précipita dans la rue pour joindre son rival.
Il avait à peine disparu que Rassim le remplaçait dans la chambre bien chaude, dans la chambre amoureuse.
— N’est-ce pas que j’ai bien imité la voix du marchand de salep, ô ma colombe ? dit-il.
— C’était toi, débauché ! C’était toi, poète ! C’était toi, dominateur ! Viens, que je te paye, incomparable marchand de salep, et donne-moi encore de ta marchandise !
Et Rassim lui en donna encore, et encore, et encore, et ils furent heureux jusqu’à la limite de l’anéantissement, par delà les voluptés. Et le lendemain, d’encore meilleure heure, le pauvre Youssouf fut réveillé par la voix du crieur de salep.
— Je l’attraperai, cette fois, dit-il.
Il n’attrapa rien du tout, que des cornes. Mais il en avait déjà ; et le surlendemain, et tous les autres jours que fit Allah, il en fut de même, sauf que c’était maintenant par la nuit noire que cet insaisissable crieur de salep annonçait sa venue déloyale : par la nuit noire, car Rassim était si pressé !
Mais Allah est la justice ! Allah voulait bien que Rassim fût aimé de la belle adolescente, et que la belle adolescente fît porter des cornes au vrai marchand de salep. Qu’est-ce que cela fait au salep que le marchand ait des cornes ou n’ait pas de cornes ? Qu’est-ce que ça change au salep ? Qu’est-ce que ça change à l’ordre de l’univers ? Seulement, on ne doit pas changer la besogne des heures. On peut prendre sa femme à un mari : il y en a toujours autant pour lui. On ne doit pas lui prendre son sommeil : cela ne se retrouve point. C’est pourquoi, sans aucun doute, une dernière fois que le calamiteux concurrent venait de faire entendre sa clameur astucieuse, comme Youssouf, à sa recherche, arpentait les pavés en criant : « Où est-il ? où est-il ? » il tomba pour ainsi dire dans les bras d’Ahmed, le veilleur de nuit, le propre veilleur de sa rue.
— L’as-tu vu ? lui demanda-t-il.
— Je vois un fou, répondit Ahmed sévèrement. Un fou qui court quand il devrait dormir.
— Il y en a un autre bien plus fou que moi, dit Youssouf l’infortuné. C’est celui qui vient à ma barbe me voler ma clientèle, et toujours me devance pour crier sa marchandise.
— Oh ! oh ! fit Ahmed, est-ce là le point ? Je l’entends bien, moi aussi, et je l’ai vu, ton concurrent ; mais il ne porte ni tasses à salep, ni vase d’étain plein de salep, ni salep, ni odeur de salep. Et je crois, je crois, je crois…
Il ne dit pas ce qu’il croyait, mais Youssouf n’en pensa pas moins.
— Veux-tu, demanda-t-il à Ahmed, me laisser veiller à ta place, la nuit prochaine ?
— Bon ! fit Ahmed, je comprends. Qu’il en soit à ta volonté !
Le lendemain, après son souper, Youssouf partit sans vouloir dire où il allait. Et Djanine, qui n’avait aucun soupçon, pensa seulement : « Ah ! si je pouvais le prévenir, l’autre, le délicieux ! Mais, patience, il viendra bientôt. Dormons. »
Elle dormit. Les chiens se battaient, les heures coulaient. Youssouf, de sa canne pesante, les annonçait en frappant sur les dalles, comme font les veilleurs de nuit. Les étoiles tournaient lentement avec le ciel, au-dessus de la ville, et, dans le petit cimetière tout proche, les cyprès droits et tristes avaient l’air de monter la garde autour des morts.
… Rassim arriva, sans se douter de rien, et, du bout de la rue, commença de crier :
— Salep ! Salepji ! Salep !
— Ah ! c’est toi qui prétends vendre du salep ? dit Youssouf. Et où sont tes tasses, et où est ton vase d’étain, et où est la licence de Son Excellence le préfet de police qui t’autorise à vendre du salep ?
Or, comme Rassim se gardait de répondre, il le battit comme linge au lavoir. Puis, ayant repris sa respiration, comme un âne ; puis, ayant soufflé de nouveau, comme un Allemand, Rassim, qui avait mis son caftan sur ses yeux pour n’être pas reconnu, s’en alla sur sa meilleure jambe. De l’autre, il boitait très fort. Et voilà pour lui.
Alors, Youssouf-Zia, l’âme pacifiée, rentra dans sa demeure.
— C’est toi, mon amour ? dit Djanine, dans l’ombre.
— C’est moi, ton amour, dit Youssouf d’une voix tranquille.
Ce n’était pas cet amour qu’attendait Djanine, mais c’était de l’amour pourtant : Youssouf en profita.
— Ce n’est pas ton heure, Youssouf, dit-elle faiblement, ce n’est pas ton heure.
— Non, dit-il bonnement, mais je crois que c’est la tienne.
Il s’était aperçu d’une différence. Et, comme c’était un vrai sage, d’en profiter lui fut une grande consolation.
— Évidemment, approuva Nasr’eddine, évidemment ! Ce Youssouf-Zia fut un grand sage. La seule question est de savoir si tout le monde peut être aussi sage que lui.
— Mais il y a une suite, hodja, il y a une suite ! poursuivit Kenân. Elle n’est peut-être pas aussi instructive, mais elle est charmante, elle est charmante ! Écoute !
A quelque temps de là, Hadji-Chukri, iman des derviches tourneurs, était assis sur une pierre plate, au milieu du petit jardin qui est tout près de la mosquée du sultan Mahmoud, à Stamboul. De sa personne rien ne bougeait, sinon ses mains qui égrenaient un chapelet aux boules de santal, et ses lèvres qui énuméraient les quatre-vingt-dix-neuf perfections d’Allah. Mais ses yeux, sous son grand bonnet de bure à la persane, demeuraient fort vifs.
Une femme — et si jeune de taille et de port sous le tcharchaf noir qui cachait son visage ! — passa rapidement devant lui, disant :
— C’est celui-là, saint homme, celui-là dans le cimetière, qui est mon époux. Tu as promis…
Hadji-Chukri ne commit pas l’inconvenance de lever les yeux, mais son grand bonnet s’inclina d’un air savant.
Youssouf-Zia, le même Youssouf-Zia que tu viens de voir, s’apprêtait à déposer sur la tombe où dormait son père deux petits bols de riz encore chaud, tirés d’un beau vase en étain étroitement clos par un couvercle luisant où se lisait, en longues lettres arabes, ce verset du Coran sur les élus : « Ils auront tous les fruits qu’ils peuvent souhaiter, les viandes qu’ils désirent, et des femmes aux yeux noirs, blanches comme des perles enfilées. » Je ne sais s’il est entièrement conforme à la logique d’apporter deux bols de riz à un élu qui dans le paradis possède déjà tant de choses meilleures : mais telle était la religion de Youssouf, parce qu’il avait le cœur simple.
Du haut de ce petit cimetière de Stamboul, tant leur couleur était forte et violente, les eaux de la Corne d’Or et du Bosphore semblaient remonter jusqu’à ses yeux. Avant toutes choses, avant les minarets des mosquées, les dômes innombrables, les maisons par dizaines de mille qui déferlaient en vagues figées sur les pentes, c’était la beauté de ces eaux marines qui frappait, retenait, attirait comme une sorcellerie : vertes et bleues à la fois, transparentes, profondes. La Corne d’Or semblait la poignée d’un cimeterre avec ses émaux, ses turquoises, ses brillants, et le Bosphore en jaillissait comme une lame immense, jetée à plat entre les montagnes fendues.
Comme l’heure en était sonnée, devant ce paysage magique Youssouf-Zia fit sa prière, suivant les rites, avec les génuflexions qui conviennent ; et chaque fois qu’il relevait la tête, encore appuyé sur ses deux mains, la beauté des choses lui apparaissait plus vivante et plus forte. Les chrétiens ignorent qu’il faut considérer tout ce qui n’a pas de mesure, la mer, les montagnes, le ciel, du niveau d’un brin d’herbe. Les musulmans savent. Ils savent tout ce qui grandit Dieu.
Youssouf se releva, reprit son vase d’étain, et quitta le cimetière après en avoir refermé la porte avec la grande clef de fer rouillée qui pèse près d’une demi-livre et qu’il remit au gardien de la rue. Ce n’est pas à cause des hommes qu’on ferme les portes des cimetières à Constantinople ; les musulmans respectent leurs morts comme il faut : ils ne les craignent pas, mais ils les vénèrent. C’est à cause des chiens, qui ne sont pas bons musulmans.
— Que la vie est bonne, dans la solitude ! se disait Youssouf. On dirait qu’elle est… qu’elle est déjà éternelle !
Or, il chantonnait ces paroles à demi-voix, et les yeux mi-clos, ainsi que font beaucoup de Turcs du populaire, quand ils sont sur les routes, parce que leur race n’oubliera jamais tout à fait que jadis elle était nomade, et que chaque cavalier des temps héroïques chantait ainsi pour lui-même, à travers les espaces indéfiniment plats, dans les prairies mongoles. Et Hadji-Chukri le derviche, qui l’observait ainsi que je te l’ai fait voir, lui dit enfin :
— Le salut avec toi, Youssouf ! Mais que dis-tu de la vie éternelle ?
— Qu’elle doit être comme celle-ci, juste comme celle-ci, quand on est seul au sein de la beauté des choses. Car c’est alors qu’on s’élève jusqu’à concevoir l’idée des perfections d’Allah, répondit le bon Youssouf.
— Il ne faut pas le croire, dit l’astucieux Hadji-Chukri, sévèrement, il ne faut pas le croire, ya Youssouf : la solitude est condamnée par le Livre.
— Elle est condamnée par le Livre ?
— En mille endroits. Est-ce que se glorifier de rester seul, jouir d’être seul, ce n’est pas prétendre — ô sacrilège ! — s’égaler au Seul Unique ? Est-ce qu’Allah — louange au miséricordieux ! — n’a pas mis les étoiles en troupes, les herbes en touffes, les hommes en groupes ? Est-ce que nous autres, derviches tourneurs, nous ne nous assemblons pas pour tourner, pour célébrer en tournant, tournant, tournant toujours, le tournoiement des astres dans le ciel ? Est-ce que le Prophète — qu’il soit exalté ! — n’a pas dit que les croyants ne devaient pas rester seuls, mais prendre femme, pour procréer d’autres croyants et vivre au milieu d’eux ?
» C’est pour cette cause, ajouta Chukri, que notre Prophète — qu’il soit glorifié ! — a dit que toutes les fois qu’un croyant s’approche de sa femme, il ajoute un kiosque à la demeure qu’il occupera dans le paradis.
— Il a dit cela ? fit le pauvre Youssouf.
— Il l’a dit. Et agir contrairement à ce qu’il a dit est un péché très noir, qui ne sera point pardonné.
— Qui ne serait point pardonné ? répéta le pauvre Youssouf.
— Qui ne serait point pardonné, quand même on vivrait ensuite une vie dix fois plus longue que celle de l’éléphant.
— Ouallahi ! fit Youssouf. Je n’en savais rien… Le salut sur toi, Hadji !
— Le salut sur toi, Youssouf !
Hadji-Chukri, l’air malin, le regarda qui s’éloignait ; et il s’applaudissait dans son cœur d’avoir su dire ce qu’il voulait dire sans offenser en rien la discrétion. La jeune femme au tcharchaf noir, qui s’était tenue derrière le mur du couvent des derviches, se rapprocha de lui, si souple, si fraîche, si vive dans cette enveloppe sombre et trop large ! Une anguille dans une nasse obscure, ya Allah ! Voilà de quoi elle avait l’air. Et c’était Djanine, la femme de Youssouf.
— Il sait ce qu’il faut qu’il sache, prononça le derviche du bout des lèvres.
— Allah t’a donné la sagesse, saint homme, répondit Djanine. Prends ceci pour les œuvres de ton couvent, et ne tiens pas au dédain, je te prie, la pauvre offrande d’une pauvre femme.
Depuis le matin que le bon Youssouf, crieur de salep, avait rossé Rassim, boucher trop entreprenant, Rassim le Défrisé n’était pas revenu chez Youssouf, crieur de salep, et Djanine avait trouvé que Youssouf, son époux, quand il voulait, pouvait remplacer Rassim avec avantage, avec avantage ! Mais Youssouf ne voulait plus, mais Youssouf mangeait, mais Youssouf sortait, mais Youssouf criait son salep ; et puis il rentrait, et puis il mangeait, et se couchait, et dormait, et telle était sa journée, et telle était sa nuit ; et quand il se levait c’était pour crier son salep, comme s’il n’y avait que salep au monde, et il s’en allait en sa route, et Djanine trouvait que c’était une mauvaise route.
Alors, de sa part, une veuve âgée était allée, avant elle, parler à Hadji-Chukri, et Hadji-Chukri avait dit : « J’entends ce que j’entends, je sais faire ce que je sais faire. » Et voilà l’histoire !
Djanine avait de petits pieds, de petits pieds qui marchaient vite, de petits pieds qui couraient, quand ils allaient au plaisir. Et Youssouf avançait tout doucement, ya Allah ! il méditait : un homme qui médite va doucement.
Il retrouva Djanine qui l’attendait, sans tcharchaf, en caleçons verts diaprés d’où sortait sa taille dans une chemisette translucide et une veste très ouverte. Elle avait un collier d’ambre jaune, un peu plus haut que les seins, et les petites boules claires montaient un peu et glissaient sur sa gorge ronde, parce qu’elle était amoureuse, et que sa gorge bondissait.
Il arriva ce qui arriva. C’est le secret de la foi musulmane.
— … Je crois que ce kiosque était un très beau kiosque, dit Youssouf.
— Un kiosque ? interrogea Djanine d’un air innocent.
— C’est une chose que tu ne sais pas ! dit Youssouf, qui était fier de sa science. Je viens de me construire un kiosque en paradis ; c’est la récompense d’Allah.
— Loué soit le Rétributeur ! s’écria Djanine. Que tu es beau, mon architecte !
Le lendemain Youssouf alla encore vendre son salep et gagner avec son salep le pain du ménage.
— Le paradis vient, songeait-il, à l’heure où il est écrit. La faim vient en attendant, la faim vient tous les jours.
Il disait cela, étant un homme raisonnable. Cependant il construisit encore un kiosque, par prudence et par idée de grandeur. Et Djanine l’aida avec conscience, et elle y mit de la magnificence, et ils firent une œuvre immense. Et quand ils eurent achevé la coupole, ils ajoutèrent des clochetons ; après les clochetons, des pendentifs ; après les pendentifs, des arabesques, et après les arabesques, un portique.
— Je crois, dit Djanine à son tour, que c’est un très beau kiosque.
— Je le crois, répondit Youssouf.
— Il sera pour moi, dit Djanine.
— Si tu veux, répondit Youssouf.
Il bâillait fort, et s’endormit.
Mais, le lendemain, Djanine suggéra :
— Il y a un kiosque pour toi, il y en a un pour moi, il n’y en a pas pour les hôtes que nous recevrons dans le paradis. D’ailleurs, il en faut pour l’hiver, et il en faut pour l’été.
Youssouf réfléchit une minute et répondit :
— Djanine, je suis assez bien logé comme ça. Et puis il n’y a plus de place pour bâtir ; je t’assure qu’il n’y a plus de place !
— Je te remercie, ya Kenân, dit Nasr’eddine. Mais en effet la fin de cette histoire, bien qu’au bout du compte plus morale, est moins instructive que son commencement.