Nasr'Eddine et son épouse
XV
COMMENT LE RÉVÉREND JOHN FEATHERCOCK
DUT QUITTER CONSTANTINOPLE
Quelques jours après les épousailles de M. Feathercock avec Yasmine, en laquelle, avec une certaine déception, il dut reconnaître bientôt une compatriote, Haydar-pacha, ministre de la septième police, manda auprès de lui, en audience particulière, Mohammed-si-Koualdia.
— Il m’est revenu, ô Mohammed, lui dit-il simplement, que dans l’entourage de Sa Majesté on est porté à faire paraître sous un mauvais jour les relations que j’ai entretenues avec cet excellent missionnaire qui, je crois, est devenu ton ami. C’est dommage : ses propos, parfois, n’étaient pas sans nous être de quelque avantage, malgré qu’ils fussent, comme ils disent dans leur langue, quelque peu « garruleux »… D’autre part, il est possible que nous ayons épuisé leur utilité. Notre parent Hamdi-bey lui-même serait de cet avis.
» Cependant, tu le sais, ô Mohammed, ajouta-t-il, nous ne pouvons expulser aucun étranger. Il y a les capitulations ! Nous ne saurions oublier qu’il y a les capitulations ! Les étrangers ne peuvent quitter cet empire que si c’est leur bon plaisir.
Mohammed, ayant écouté, parla d’autre chose, agréablement. Puis il fit remarquer, avec des circonlocutions décentes, que sa maison, hélas ! était bien pauvre en ce moment, et que même le service public pourrait souffrir de son dénuement.
— Nous verrons plus tard, répondit le ministre de la septième police, nous verrons plus tard. Pour l’instant, va donc t’entretenir de la petite chose dont je viens de te parler avec le père Stéphane, prieur du couvent des Hiérosolymites grecs. Il m’est revenu qu’il n’aimait point la concurrence des hérétiques de sa religion. Et il faut savoir se servir des Grecs, ô Mohammed ! C’est bien le moins, pour les embarras qu’ils nous donnent.
Il ne jugea point utile de faire connaître à son agent que le père Stéphane l’était venu voir, au sujet de la concurrence que lui faisait la mission du révérend Feathercock, et avait su l’intéresser à sa plainte.
Mohammed s’en alla par sa voie, sans rien demander davantage, et quand il eut rendu visite au père Stéphane, jamais, durant les huit jours qui suivirent, il ne se montra plus affable et plus communicatif à l’égard de M. Feathercock. Il ne quittait plus guère la maison du Taxim.
… Certain soir, Zobéide, toujours prudente et sage, passa d’abord doucement la tête entre deux petites branches de myrte, afin de savoir quelle sorte de personnes causaient près du jet d’eau, dans l’ombre fraîche qui tombait du mur de grès rose. Et quand elle vit que ce n’était que le révérend John Feathercock, son seigneur et maître, discourant comme d’habitude avec Mohammed-si-Koualdia, elle se dirigea vers eux bien franchement, quoique avec lenteur. Lorsqu’elle fut tout près, elle s’arrêta, et sûrement vous eussiez cru, à l’éclair de ses yeux très noirs, qu’elle écoutait avec attention. Mais la vérité est que, de toute sa cervelle mince, de toute sa bouche et de tout son ventre, elle ne faisait que désirer la pulpe jaune et parfumée d’une pastèque ouverte, placée sur la table au pied des grands verres à demi pleins de la neige des sorbets. Car Zobéide était une tortue, de l’espèce ordinaire qu’on trouve dans l’herbe des prés, aux alentours des Eaux-Douces.
Cependant, Mohammed continuait son histoire :
— … Donc je te dis, ô révérend plein de vertus, que ce lion, qui vit toujours près de Tabariat, était jadis un lion très fort, un lion extraordinaire, le lion des lions ! Aujourd’hui encore, il peut tuer un chameau d’un seul coup de griffe ; et, après lui avoir planté ses crocs dans l’échine, le jeter sur son épaule d’un seul mouvement de cou. Par malheur, un jour qu’à la chasse il venait de faire tomber une chèvre, rien qu’en lui soufflant au poil l’haleine de son nez, il s’écria : « Il n’y a d’autre Dieu que Dieu, mais je suis aussi fort que Dieu. Qu’il le confesse ! » Allah, qui l’écoutait, Allah, le tout-puissant, dit à voix haute : « O lion de Tabariat, essaye maintenant d’emporter ta proie ! » Alors, le lion planta ses grandes dents entre les vertèbres de la bête, derrière les oreilles, pour la jeter sur son dos. Ouallahi ! Ce fut comme s’il essayait de soulever le mont Liban, et il tomba boiteux de la jambe droite. Et la voix d’Allah retentit encore, clamant : « Lion, plus jamais tu ne pourras tuer une chèvre ! » Et il en est resté ainsi jusqu’à ce jour : le lion de Tabariat a conservé toute sa force pour emporter les chameaux, mais il ne peut faire le moindre mal même à un chevreau nouveau-né ; les boucs des troupeaux, la nuit, lui font les cornes, et il est toujours boiteux de la jambe droite depuis ce moment-là.
— Mohammed, dit le révérend Feathercock avec dédain, ce sont là des histoires bonnes pour les petits enfants.
— Eh quoi ! repartit Mohammed-si-Koualdia, tu refuses de croire que Dieu peut tout ce qu’il veut, que le monde n’est qu’un rêve perpétuel de Dieu, et que, par conséquent, Dieu peut changer de rêve ? Es-tu chrétien, si tu dénies au Tout-Puissant sa Toute-Puissance ?
— Je suis chrétien, fit le révérend avec un certain embarras, mais depuis assez longtemps nous avons été obligés d’admettre, nous autres pasteurs de l’Occident civilisé, que Dieu ne saurait, sans se démentir lui-même, changer l’ordre de choses qu’il établit quand il créa l’univers. Nous considérons que la foi aux miracles est une superstition qu’il faut laisser aux moines de Rome et de Russie, ainsi qu’à vous autres musulmans, qui vivez dans l’ignorance de la vérité. Et c’est pour vous apporter la vérité que je suis venu dans vos contrées, en même temps que pour lutter contre la pernicieuse influence politique de ces moines de Rome et de Russie dont je viens de te parler.
— En invoquant le nom d’Allah, répondit Mohammed avec une grande solennité, et par la vertu de la clavicule de Salomon, je pourrais faire grandir chaque jour de la grandeur d’un ongle la tortue qui nous écoute !
Et en prononçant ces paroles, comme il avait fait du pied un geste un peu vif vers Zobéide, Zobéide rentra la tête sous sa carapace.
— Tu ne saurais faire cela, dit le révérend. Toi, Mohammed, un homme tout couvert de péchés, un musulman que j’ai vu ivre…
— J’étais ivre, répliqua Mohammed, mais toi-même…
— … Tu serais capable de forcer la puissance d’Allah ? poursuivit M. Feathercock.
— Je le ferai sur l’heure, dit Mohammed.
Prenant Zobéide, il la posa sur la table. La tortue, effrayée, de nouveau avait rentré la tête. On ne voyait plus que les quadrangles jaunes, cerclés de noir, de sa carapace, tout contre la pastèque juteuse. Mohammed prononça :
— Tu es un miracle en toi-même, ô tortue ! Car ta tête est d’un serpent, ta queue d’un rat d’eau, tes os d’un oiseau, ton poil fait de caillou ; et cependant tu connais l’amour comme les hommes, si bien que lorsqu’on vous rencontre au printemps, vous toutes, tortues, on dirait que les pierres mêmes, ding, ding, ding, tin, tin, tin, s’agitent, se mêlent et s’unissent pour procréer. Et, en effet, ô tortue de pierre, voilà qu’ensuite tu ponds des œufs !
» Tu es un miracle en toi-même, ô tortue, car on dirait que tu n’es que de la coquille, et pourtant tu es une bête qui manges. Mange de cette pastèque, ô tortue, et grandis cette nuit de la grandeur d’un ongle, si Allah le veut !
» Et quand tu auras grandi d’un ongle, ô tortue, mange encore de cette pastèque, ou de sa sœur, une autre pastèque, et grandis encore d’un ongle, et deviens grosse comme une mosquée. Tu es un miracle en toi-même, ô coquille qui es de la vie : fais un autre petit miracle, si Allah le veut, si Allah le veut !
Zobéide, rassurée par la monotonie de cette voix, se décida enfin à sortir d’abord la pointe de son nez corné, puis ses yeux noirs, sa queue grasse et dure et ses fortes pattes griffues. Apercevant la pastèque, elle fit un signe d’assentiment et commença de manger.
— Il n’arrivera rien du tout ! dit le révérend John Feathercock, un peu ému.
— Tu verras, répondit Mohammed gravement. Je reviendrai demain.
Il revint en effet le lendemain matin, prit la mesure de Zobéide avec ses doigts, et déclara :
— Elle a grandi !
— Tu veux me le faire croire, répliqua M. Feathercock, anxieux.
— Il est dit dans le Coran, poursuivit Mohammed, au chapitre de la Fente, lequel contient vingt-cinq versets et fut écrit à la Mecque : « Je jure par la rougeur qui paraît en l’air lorsque le soleil se couche, par l’obscurité de la nuit et par la clarté de la lune, que vous changerez tous d’être et de taille. » Allah s’est manifesté, la tortue a changé de taille. Elle changera encore : mesure-la toi-même, et tu verras.
M. Feathercock mesura Zobéide, et, le lendemain, dut constater qu’elle avait grandi de la grandeur d’un ongle. Il devint rêveur.
Et de jour en jour, Zobéide crût en forces, en dimensions, en vigueur et en appétit. D’abord, elle n’était grosse que comme la soucoupe d’une tasse à thé, et ne prenait que quelques onces de nourriture. Puis elle fut comme une assiette à dessert, puis comme une assiette à soupe. Son bec vigoureux crevait d’un coup l’écorce des pastèques ; on entendait distinctement le bruit de ses mâchoires broyant la chair molle des fruits qu’elle faisait disparaître. En une semaine, elle fut vaste comme l’un de ces plats sur lesquels on sert la viande. Le révérend n’osait plus approcher ce monstre, dont les yeux lui semblaient avoir pris quelque chose de démoniaque. D’ailleurs, dévorée d’une faim perpétuelle, Zobéide mordait.
Les ouailles de M. Feathercock apprirent qu’il gardait chez lui une tortue enchantée au nom d’Allah, et non point par l’invocation de la divinité occidentale : cela ne fut point avantageux aux travaux évangéliques du révérend. Mais celui-ci refusait obstinément de croire à un miracle, bien que Mohammed-si-Koualdia, depuis le jour où il avait prononcé le charme, n’eût pas remis les pieds dans la maison. Il restait assis dehors, à la porte d’un petit café, l’air rêveur ou méditatif, et mangeait parfois une boulette de haschich. Le révérend finit par se persuader qu’il n’y avait là qu’un phénomène très simple, bien que peu connu, dû à l’action extraordinairement favorable de la pulpe de pastèque sur le développement des tortues. Il résolut donc de priver Zobéide de pastèques.
Mohammed, devenu à la fin très ivre de haschich, aperçut un jour Hakem, le boy de M. Feathercock, qui, sans rien dissimuler d’ailleurs, revenait du marché avec une botte d’herbes grasses. Les traits durcis par la drogue, mais toujours majestueux, il le suivit à grands pas :
— Malheureux, dit-il à M. Feathercock, malheureux ! Tu as voulu rompre le charme ? Réjouis-toi, il est rompu. Mais désespère ! Il est rompu bien plus que tu ne crois : la tortue va diminuer !
Le révérend essaya de rire, mais il n’était pas rassuré. Le dimanche, à l’office, les rares fidèles qu’il avait conservés le regardaient sans confiance, et chez le consul d’Angleterre, on se contenta de lui dire, sans excès de sympathie, que lorsqu’on faisait son ami de Mohammed-si-Koualdia, se mêlant ainsi « promiscueusement » à la canaille, il ne pouvait rien en résulter de bon. Cependant Zobéide, mise en présence de l’herbe humide, manifesta d’abord des sentiments assez dédaigneux. Incontestablement, elle préférait les pastèques. M. Feathercock s’en applaudit. « Elle mangeait trop, tout simplement, songeait-il, c’est ce qui la faisait grandir. Si elle ne mange plus, elle ne grandira plus. Et si elle crève, j’en serai débarrassé. Tout est pour le mieux. »
Mais le lendemain, Zobéide, renonçant à bouder, se mit très docilement à mâcher de l’herbe, et Hakem, porteur d’une nouvelle botte, dit d’un air sournois :
— Effendi, elle diminue.
Le révérend essaya de hausser les épaules, mais il lui fut impossible de se le dissimuler à lui-même : la taille de Zobéide avait rétréci. Et tout Constantinople apprit en une heure que Zobéide avait rétréci ! Quand il allait chez le barbier grec, le barbier grec lui disait : « Sir, votre tortue n’est pas une tortue ordinaire ! » Quand il allait chez madame Hollingshead, qui s’intéresse toujours tellement à tout ce qu’elle ne comprend pas, et voilà pourquoi elle peut parler de tant de choses, cette dame lui disait : « Dear sir, votre tortue ! comme cela doit être exciting, de la voir diminuer : j’irai chez vous. » Quand il allait à l’orphelinat anglican, tous les petits Syriens, tous les petits Arabes, tous les petits Druses, tous les petits juifs, dessinaient des tortues sur leurs cahiers, des tortues de toutes les tailles, la plus grosse derrière la plus petite, et toutes se mordant la queue. Et dans la rue, les âniers, les porteurs d’eau, les frituriers, les marchands de viande grillée, de pain cuit, de fèves, de crème, criaient : « Mister Tortue, mister Tortue ! Essaye de notre marchandise, pour ta bête têtue qui diminue ! »
Et en effet la tortue diminuait toujours. Elle devint comme une assiette à soupe, puis comme une assiette à dessert, puis comme une soucoupe de tasse à thé, puis un matin ce ne fut plus qu’une toute petite chose ronde, frêle, translucide, une tache mince, pas plus large qu’une montre de dame, presque invisible au pied du jet d’eau. Et le lendemain, un lendemain d’entre les lendemains, il n’y eut plus rien, mais plus rien du tout, ni tortue, ni odeur de tortue, pas plus de tortue dans la cour que d’éléphant.
Mohammed-si-Koualdia ne prenait plus de haschich parce qu’il en était saturé. Mais il demeurait accroupi tout le jour à la porte du petit café, en face de la maison du révérend, les yeux si démesurément agrandis dans sa face blême qu’il avait l’air vraiment d’un sorcier très terrible. Le révérend s’en retourna chez le consul d’Angleterre qui lui dit froidement :
— Tout ce que je puis vous dire, c’est que vous avez made an ass of yourself, autrement dit, pour parler comme les Français, fait l’âne pour avoir du son. Ce que vous avez de mieux à faire, est d’aller créer une congrégation ailleurs.
Le révérend John Feathercock accepta ce conseil avec déférence, et prit le bateau pour Smyrne. Le soir même, Mohammed-si-Koualdia, s’étant rendu chez Antonio, interprète et écrivain public, lui fit traduire en hellène la lettre suivante, dont il lui dicta le texte arabe, et porta cette lettre au père Stéphane, prieur du couvent des Hiérosolymites grecs.
« Puisse le ciel fleurir tes joues des couleurs de la santé, vénérable Père, et la félicité régner dans ton cœur. J’ai l’honneur de t’informer que le révérend John Feathercock vient de partir pour Smyrne, mais qu’il a mis sur ses malles l’adresse d’une ville nommée Liverpool, laquelle, je m’en suis informé, se trouve dans le royaume d’Angleterre ; et ainsi tout porte à croire qu’il ne reviendra plus. J’espère donc que tu me donneras la seconde partie de la récompense promise, ainsi qu’un cadeau généreux pour Hakem, le boy de M. Feathercock, qui portait tous les jours dans la maison du révérend une nouvelle tortue, et remportait l’ancienne sous son burnous.
» Je te prie également de faire savoir à tes amis que je puis leur vendre, à des prix exceptionnels, cinquante-cinq tortues toutes différentes de taille et dont la dernière n’est pas plus grande que la montre d’une hanoum européenne. Elle m’a donné bien du mal à découvrir et prouve avec quel soin délicat Allah dessine les membres des moindres créatures et se plaît à orner leurs corps de dessins ingénieux. »