Nasr'Eddine et son épouse
VI
OÙ L’ON VOIT NASR’EDDINE
GAGNER CINQUANTE-CINQ DU CENT
DANS UNE OPÉRATION PHILANTHROPIQUE
La mésaventure dont Nasr’eddine avait été victime lorsqu’il s’enterra dans une des fosses du cimetière de Bounar-Bachi n’était point restée inconnue : à défaut des chameliers qui ne manquèrent point d’en faire leurs gorges chaudes, il y aurait eu Kenân ; à défaut de Kenân, Nedjibé. Ah ! comme Nedjibé sut bien la conter, à la fontaine ! C’est depuis ce jour qu’on dit à Brousse, toutes les fois qu’il se casse un pot : « Voilà encore Nasr’eddine qui s’en revient du Paradis ! » Et le saint homme alors passa pour un peu fou. D’autres disaient stupide : il n’était ni l’un ni l’autre ; il aimait seulement parfois, comme les enfants, croire à une belle aventure. Quelques semaines plus tard, il n’était plus question que de son grand sens et de la parfaite connaissance qu’il avait des choses de la terre, s’il pouvait se tromper sur l’apparence et la nature des visions du Paradis.
Ce fut quand le vint voir Néchat-effendi, un Jeune-Turc d’entre les Jeunes-Turcs, qui avait fait ses études en Europe, et pour cette cause venait d’être envoyé en exil à Brousse par Sa Majesté : car Sa Majesté n’aimait point la science que les Occidentaux nomment Économie Politique, dont Néchat-effendi était tout farci. Il avait de grands projets de réformes.
— Je suis sûr que tu m’écouteras, hodja, dit un jour Néchat. Ton âme est bonne, tu aimes les pauvres, ta main est ouverte, ton cœur généreux ; et tu sais comme ces chiens d’usuriers, les juifs et les chrétiens, exploitent les malheureux paysans ?
— Je le sais, dit Nasr’eddine. Car ces paysans sont pauvres en effet comme bourdons d’automne qui n’ont rien amassé, bourdons dans leurs bourdonnières, et vivent encore, pourtant, quand il n’y a plus de fleurs. Le caïmacan vient, et leur dit : « As-tu l’argent, pour l’impôt ? — J’ai de l’argent, mais c’est pour les semailles, pour acheter les semailles, Excellence. — Ça ne fait rien, répond le caïmacan, donne tout de même ! » Et quand ils ont donné, et n’ont plus rien, ils songent : « Avec quoi ensemencerai-je ? Je n’ai plus ni orge ni blé. Je vais mourir, je vais mourir. » Et en attendant de mourir, ils se couchent sous leurs oliviers. Et alors il vient, le marchand d’argent, qui dit : Rustem, ou Nazmi, ou Sélim, ces oliviers produiront des olives. Je te donne tout de suite dix medjidiehs, pour cent oques d’olives. » Et cent oques d’olives valent presque le double. Il gagne au moins huit medjidiehs, le marchand d’argent, et il laisse au paysan juste ce qu’il faut pour ne pas mourir.
— Eh bien, dit Néchat ardemment, si d’honnêtes gens, comme toi et moi, prêtions à ces malheureux, comme font les banquiers roumis en Europe, à cinq ou six pour cent, l’année faite ? Ce ne serait plus l’usure, qui est défendue par le Livre, c’est l’aumône, hodja, c’est l’aumône.
— Ouallahi ! fit Nasr’eddine, tu as raison. Ce n’est plus pécher, ce n’est plus pécher ! Car tout est dans l’intention : la prospérité sur ton intention… Et qui as-tu chargé, mon fils, d’aller porter cette bonne nouvelle et faire les avances aux laboureurs ?
— Abd-el-Kader-ben-Yaya, Kenân, et Bachir le Borgne. Tu les connais, ya hodja.
— Je les connais, ya Néchat, je les connais. Tu vas avoir mon argent ; et je prends comme ils te donneront. Comme ils te donneront, je prends.
En voyant qu’il triomphait à si peu de peine, Néchat se sentit inquiet dans l’âme de son âme. Car presque toujours, si un homme vous dit tout de suite : « Tu as raison ! », c’est qu’il pense : « Il a tort, mais n’en disons rien ; c’est mon avantage ! »
Mais quand Zéineb, la femme de Nasr’eddine hodja, s’aperçut que son mari avait été déterrer le pot où se trouvaient les medjidiehs d’argent fin, et qu’il y avait pris tous les medjidiehs, et qu’il avait retourné le pot devant Néchat en disant : « Tu vois, tu vois, il n’y en a plus ! Emporte ce que tu emportes, ya Néchat, et avec toi la paix ! » quand Zéineb vit tout cela, sur-le-champ la colère noircit ses yeux, la fureur enfla son nez, et ses doigts devinrent tout griffus, ses dix doigts devant sa poitrine.
— O toi, l’âne des ânes ! dit-elle. Toi, plus fou qu’un lièvre qui court en mars et n’a pas encore trouvé sa femelle, toi, sot comme une araignée sans toile, ivrogne sans avoir bu, goitreux ! Si tu ne voulais, décervelé, laisser cet argent où il était, ne pouvais-tu le confier à Abraham-ben-Manassé, qui t’en aurait donné vingt-deux pour cent, l’année faite, ou le placer chez Théotokopoulo, Grec d’Athènes, qui est encore bien plus malin que Manassé ? Assassin de toi-même, bourreau de ta femme, brûleur de ta maison, tête plus vide que ta jarre vide, idiot !
— Un de nos plus saints califes a dit, répliqua Nasr’eddine : « La prière nous conduit à moitié chemin de Dieu, le jeûne nous mène à la porte de son palais, l’aumône nous y fait admettre. » C’est une aumône que j’ai voulu faire, tu es témoin que c’est une aumône !
— Et avec quoi payeras-tu pour couvrir le toit qui est percé, ô infirme de raison ? pour l’ânesse qui est morte, et qui n’a pas fait d’ânon, imbécile ? pour la terre qu’il faut faire valoir à bras loués, vagabond qui n’as pas d’esclaves ?
— Allah est le plus grand ! fit Nasr’eddine. J’ai dit que je voulais faire une aumône. Mes intentions sont pures, il n’est rien de plus pur que mes intentions ! Mais il arrivera ce qui arrivera. C’est Abd-el-Kader-ben-Yaya, Bachir et Kenân qui sont chargés d’avancer l’argent : n’as-tu pas entendu ?…
Et il s’absorba dans une méditation profonde, et il n’y eut plus rien dans sa bouche, rien sur sa langue, rien sur ses dents. Et voilà pour lui, jusqu’à l’heure.
Néchat avait passé de longues années en Europe. Il était éclairé parmi les musulmans : mais c’était aussi un croyant, car il n’est pas de plus vrai musulman qu’un vrai Turc. D’instinct, il cultivait davantage que la charité, la bonté, se considérant sans nul effort comme seulement l’égal des plus humbles. D’instinct, la colère, l’orgueil, l’avarice, il les avait en abomination. Il y avait peut-être bien des choses auxquelles il ne croyait plus dans les prescriptions du Livre. Il se disait : « Quand elles furent écrites, on ne savait déjà plus pourquoi on les écrivait. Mais il s’agissait de pratiques universellement respectées ; et si on ne les avait introduites dans la nouvelle religion, les gens eussent pensé que c’était une mauvaise religion. Quand Mohammed ordonna aux fidèles de ne pas manger de porc ni boire de vin, il ne songeait même pas à leur santé, il enregistrait de vieux tabous, pour entraîner l’adhésion de ceux qui croyaient à ces tabous. Cela, je l’ai appris dans les universités de France et d’Allemagne, où j’ai passé. Cependant je ne violerai pas ces tabous, je vivrai en bon musulman, afin que les musulmans m’écoutent, quand je les inviterai à fréquenter des voies dont Mohammed n’a jamais parlé, et qui par conséquent ne sauraient être interdites. Les musulmans ne pensent qu’à leur salut dans l’autre vie. Qu’ils n’y renoncent point, mais apprennent aussi à sauver leur part de bonheur dans celle-ci. »
Voilà comme rêvait le bon Néchat.
Arriva la saison des olives et l’on cueillit les olives, et l’on mit olives en corbeilles, puis olives en chariots, puis olives dans les pressoirs. Et tout le pays sentait olives : olives noires, olives fraîches, olives rancies, olives, olives. Et comme le hodja se promenait au bazar, il aperçut Néchat en conversation bien vive avec Bachir le borgne bavard, Abd-el-Kader le prudent, et Kenân l’astucieux.
— La paix soit sur toi, Néchat ! dit Nasr’eddine. Nos amis auraient-ils manqué à placer notre argent, ou n’auraient-ils pu en recouvrer le capital et l’intérêt, le petit intérêt ; ou nieraient-ils ce qu’ils te doivent ?
— Ah ! dit Néchat désespéré, ce n’est pas cela, ce n’est pas cela ! Regarde au contraire quelle est ta part, d’après les comptes !
— Je regarde, fit le hodja.
— Tu avais avancé, n’est-ce pas, cent livres ?
— Cent livres, tu l’as bien dit.
— Eh bien, ces misérables t’en apportent cent cinquante-cinq.
— Cent cinquante-cinq, fit le hodja. Hé, hé ! voilà qui va bien ! Je n’aurais jamais cru qu’un placement à l’européenne, cinq pour cent, escompte en dedans, une aumône, une aumône, fît rendre cinquante-cinq livres à cent tomans tout secs. Où sont-ils, mes chers cent cinquante-cinq, où sont-ils ? Qu’on me les donne ; je les emporte.
— Mais, cria Néchat, tu ne comprends donc pas que ces réprouvés, ces voleurs, ces usuriers, Bachir, Abd-el-Kader et Kenân…
— Hé là, hé là ! fit Bachir. Nous agîmes pour t’obliger. Il fallait nous dire que tu étais fou, on n’aurait pas opéré comme pour un homme raisonnable. Le moyen de croire que tu voulais faire pour rien du tout un commerce qu’on a toujours vu rendre cinquante-cinq du cent ! Il fallait prévenir.
— J’ai prévenu ! cria Néchat.
— Tu as prévenu, dit Abd-el-Kader, mais on ne pouvait pas croire que c’était sérieux. Et si on avait cru que c’était sérieux, on n’aurait pas travaillé avec toi. On a son honneur !
— Et même, si on avait voulu travailler, protesta Bachir, le borgne bavard, on n’aurait pas pu ! Qu’est-ce qu’ils auraient dit les paysans ? Ils se seraient méfiés. Ils se seraient demandé : « Quel intérêt ont-ils, ceux-là, à se faire payer moins cher que les autres ? C’est louche, c’est très louche ! Ils veulent nous voler ! »
— Ouallahi, cria le hodja, il a raison.
— Mais ce n’est pas ainsi, dit Néchat, qu’on prête en Europe.
— En Europe, fit le hodja, l’argent rapporte à ceux qui en font affaire cinquante-cinq pour cent, comme ici, très probablement ; mais le commerce est retourné. On ne prend pas d’intérêt aux gens, on leur en donne ; mais on leur fait payer cinq cents livres une chose qu’ils sont forcés de vous revendre deux cent cinquante un mois plus tard. Cela s’appelle des actions… Mais il n’y en a pas ici ; il faut donc s’en tenir aux vieux usages. Pour moi, mes intentions étaient pures : j’ai voulu faire l’aumône ; rends-moi témoignage que je voulais faire l’aumône. C’est donc Allah qui m’octroie ce don… Bachir, fais-moi part du don d’Allah !
Et il s’en fut, emportant les cent cinquante-cinq livres. Mais il ne montra pas tout à Zéineb.
En la regardant, il était le seul à ne pas se féliciter outre mesure du succès de son opération occidentale.
— Kenân a raison, se disait-il ; le Paradis, c’est la réalité, moins quelque chose ; et, en attendant le Paradis, il faut rentrer chez soi, on y trouve la réalité, telle qu’elle est.