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Nasr'Eddine et son épouse

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COMMENT NASR’EDDINE USA DE LA DEMI-LIBERTÉ QU’ON LUI LAISSAIT À CONSTANTINOPLE ET DE L’INOUBLIABLE HISTOIRE DU KHALIFE ET DU CORDONNIER

… Haydar, ministre de la septième police, avait fait mettre Nasr’eddine en liberté, lui interdisant toutefois de quitter Constantinople avant la fin de l’enquête, qu’il comptait bien faire durer plusieurs années, jusqu’à la mort, s’il le fallait, du Padischah.

— Et ce n’est pas tout, hodja, ajouta-t-il. Ma bienveillance veut que ce séjour loin de ta patrie ne soit point trop pénible à ton cœur : souviens-toi que le vendredi, au coucher du soleil, les portes de ma demeure te seront ouvertes : car j’aime ta conversation. Par Allah, oui, en vérité, il m’est apparu que tes paroles étaient souvent d’un grand sage.

Il ne mentait point autant qu’on le pourrait supposer. Outre qu’il jugeait à propos de garder l’œil sur Nasr’eddine, et qu’il l’imaginait assez naïf pour rapporter parfois jusqu’à ses oreilles, sans y voir de mal, les propos qu’il entendrait dans la ville, bien qu’il lui eût fait donner tant de coups de marteau sur les doigts il s’était pris d’affection pour le hodja. Car Haydar était un vrai Turc ; encore qu’il fît profession d’espionnage, qu’il occupât le plus haut rang dans l’espionnage de Sa Majesté, qu’il lui parût naturel d’espionner, d’emprisonner, de pendre et de faire administrer des coups de marteau dans l’intérêt de Sa Majesté, puisque ces choses sont indispensables au bon gouvernement d’un État, et lui valaient d’agréables revenus, cependant il avait de la bonhomie ; il aimait sincèrement la conversation.

— Entendre, c’est obéir, avait répondu Nasr’eddine.

— Et ne t’inquiète point des moyens de pourvoir à ton existence, poursuivit Haydar. A ma recommandation, le prieur d’un monastère, à Stamboul, te donnera une natte pour dormir, ainsi que la nourriture ; et par ailleurs, tu le sais, hodja, les musulmans sont aumôniers.

Le prieur du monastère, où l’on arrive par de petites rues que souvent ombragent des vignes en berceau, était un grand saint. Depuis quarante ans il vivait dans la même cellule, sans jamais en sortir, méditant sur la gloire et les attributs d’Allah : une cellule de dix pieds carrés, sans autres meubles qu’une écuelle, une natte, un tapis de prière, un foyer où Nasr’eddine n’aperçut que des cendres, froides depuis quarante ans. Nasr’eddine fut ému, mais attristé. Ce n’était pas ainsi qu’il concevait la Foi.

— La beauté des choses n’est-elle pas aussi une prière ? fit-il. Ne méditerais-tu pas mieux devant la Corne d’Or, les collines de Scutari, l’eau amère et remuante qui toujours a l’air d’être en vie ?

— Pourquoi faire ? répondit le prieur, de la voix patiente que prend un maître avec un enfant qui ne comprend pas. Regarde cette cendre, dans le foyer ? Allah y est, puisqu’il est partout : je regarde cette cendre… Nasr’eddine, il faut écouter la parole : « Ne t’appuie pas à l’arbre, car il séchera ; ne t’appuie pas au mur, car il croulera ; ne t’appuie pas à l’homme, car il mourra ! »

Mais cette austérité glaçait Nasr’eddine. Son cœur ne pouvait s’y accoutumer. Tous les matins il allait se prosterner devant le prieur, et faisait avec lui la première prière ; puis il sortait pour aller mendier quelques métalliques à la porte des musulmans riches et pieux.


… Sur le pont de Galata, tout le monde y passe… Il est hideux, bossu, tortu, odieux aux pieds, insupportable aux navires, qui sans cesse le heurtent, et qui s’y blessent. Mais pour aller à Stamboul, ou en revenir, c’est presque la seule voie, le vieux pont du Phanaraki tombant en pourriture. Celui-ci ne vaut guère mieux. Ce n’est point toutefois qu’il soit très ancien, mais déjà il a l’air d’une chose qui n’en peut plus. De chaque côté, des pontons le bordent, tout hérissés d’échoppes, de boutiques, de maisonnettes. Le pont de Galata est un village, un faubourg de l’énorme ville ; il a ses mœurs, ses lois, ses indigènes, mendiants, petits commerçants et marins, sa race de chiens, qui n’est pas la même que celle des autres quartiers de Constantinople ; et presque tous les habitants de ces quartiers le doivent traverser au moins deux fois par jour.

Des aveugles lèvent vers le ciel des yeux qui ne voient pas. Des infirmes étalent leurs plaies. Des bateleurs font danser des ours et des singes. Des fonctionnaires en redingote, coiffés du fez, des fantassins en guenilles, quelques Arméniennes à demi voilées, des Turques, paquets noirs sous le tcharchaf, s’en vont, se croisent, se choquent par milliers à la fois. Piétinement de chevaux : cinquante houzards repoussent cette foule grouillante sur les trottoirs qui craquent ; leurs grandes lattes d’acier battent le ventre des chevaux, leurs petits yeux plissés de Mongols sont braves et durs sous les talpaks. Ah ! ils ne vont pourtant ni vers des champs de bataille, ni même à des carrousels ou des manœuvres. Voici derrière eux le carrosse fermé d’une sultane. Ils la conduisent à la mosquée. Ces guerriers doublent les eunuques.

Le cortège a passé. Cris encore derrière lui. Ce sont vingt portefaix, des hamals gigantesques et musculeux. Chacun a sur le dos une pierre énorme qui devrait l’écraser et qu’il porte à quelque édifice en construction. La pierre est appuyée à une espèce de bât rembourré de chanvre, doublé de cuir ; ils marchent à petits, tout petits pas, courbés en deux, la figure à la hauteur des genoux, le cou gonflé, les reins saillants ; on ne dirait plus des hommes, mais une caravane de bêtes monstrueuses, d’animaux tripèdes. De chaque côté, c’est la mer couverte de bateaux sans nombre, steamers d’acier, tout fumants, cuirassés turcs en ruine, rouillés, dégradés, chancelants, remorqueurs poussifs et ventrus ; et des caïques, et des balancelles, et des tartanes, des voiles et des cheminées, des mâts et des chaudières, des vergues qui font des gestes comme pour prier, — et puis l’eau, sous toutes ces choses qui dorment ou remuent, l’eau tremblotante et vive, comme un émail bleu qui se mettrait à fondre.


En face, c’est Stamboul qui escalade ses collines.

Il est des matins où une brume légère, pâle, mouvante, claire, lumineuse, comme faite de gouttelettes d’argent vaporisées, s’exhale du Bosphore et de la Corne d’Or. Alors on n’aperçoit plus rien qu’un jardin vert suspendu dans le ciel devant un palais prestigieux, et des mosquées dont les fondations reposent dans les nues : assomption miraculeuse, impossibilité dont les yeux s’enchantent. Il est des midis où l’air est si pur que toutes les pierres, les dalles, les ruines, les verdures, les citernes et les rues, amoncelées, diverses dans leurs nuances et mariées par une grâce mystérieuse, pressées et pourtant distinctes, sont comme une mosaïque qui n’en finirait pas, envahirait tout l’horizon. Il est des soirs où le soleil s’exalte tellement, avant de mourir, que les minarets sont tout pénétrés de lumière et qu’ils ont l’air de bougies roses transparentes, éclairées à l’intérieur par la flamme qui brûle au-dessus.

Quand on pénètre dans cette immensité, on ne sait plus. Est-ce une cité de temples ou de palais, ou bien un village démesuré qui tombe en poussière et en pourriture ?

C’est comme si une femme, rentrant d’un bal de cour, avait laissé tomber ses joyaux dans la boue. On ne démolit jamais rien : non ! Seulement on ne fait pas attention si ça tombe. Voici un troupeau d’oies qui traverse l’hippodrome des empereurs byzantins et s’assemble autour du podion. Voilà un vieux platane sur lequel la foudre est tombée. Il y a des années qu’il est mort, mais son tronc n’est pas tout à fait effondré. Alors les bons Turcs y ont accroché une boîte aux lettres.

Tant de bonhomie et d’insouciance, tant de traits de bonté, et pourtant toujours cette espèce d’inquiétude qui vous étreint le cœur, un ennui vague et douloureux semblable à ceux de l’adolescence… Il faut longtemps pour en découvrir la cause ; mais un jour on s’aperçoit que cette foule qui vous heurte est toujours virile. Pas une femme dans les rues, pas un visage de femme. Ce sont des hommes dont le courant toujours rude et brutal vous entraîne et vous froisse. Alors on comprend brusquement pourquoi ce Constantinople magnifique, énorme, bruyant, joyeux, si pacifique d’abord en apparence, donne à la longue une impression formidable et inhumaine.


Le hodja la subissait sans tout à fait s’en rendre compte. Il avait le cœur un peu serré. Il préférait encore, plutôt que d’errer dans les rues de Stamboul, gagner le vendredi la demeure de Haydar-pacha, mais surtout aller rejoindre, dès qu’il sentait quelques métalliques noués dans un coin de son caftan, les amis qu’il s’était fait au kiosque d’Abdul-Medjib, près du tombeau de Schahzadè. Un rêve d’amour humain du moins y plane encore.

Sultan Soliman fit tuer son fils pour avoir aimé Roxelane. Puis, plein de remords, il lui éleva ce turbé : et c’est comme une volière où à la place d’oiseaux il n’y aurait qu’une tombe et peut-être l’ombre misérable et légère de cet enfant qui avait aimé. Cette cage charmante n’a pas six mètres de large : il faut si peu de place au fantôme d’un adolescent dont tout l’univers, tant qu’il vécut, fut un lit désiré, un jardin, quelques beaux vêtements, et ses armes ! Ainsi sa dernière demeure est élégante, noble, un peu puérile et toute petite, comme l’existence même que son destin lui fit. Avec un peu de terre cuite couverte d’émaux, on a élevé au-dessus de son corps périmé quelque chose de si durable et pourtant de si fragile que le sentiment vous vient à la fois de l’éternité de la mort et de la beauté délicate et passagère des mortels. Ce sont sur les murailles des rosaces bleues cerclées de blanc, puis des feuillages dont on ne voit presque plus que ce sont des feuillages, harmonieux, transformés — sur un fond vert pomme pâle, le vert d’une pomme ayant mûri à l’ombre. Voilà ce qui éclaire les parois entre les fenêtres, et ces fenêtres mêmes, carrées, sont surmontées du dessin de l’ogive orientale tracée par de minces ornements blancs et verts sur fond bleu. C’est comme si le mort vivait toujours au milieu de ses robes d’apparat et de ses tapis, suspendus et ressuscités dans une matière moins destructible.

Au dehors, il y a une espèce de vieux jardin empreint de l’habituelle et délicieuse incurie turque. Sous une espèce d’auvent ajouré, dont les colonnettes ne sont pas plus épaisses que les ceps d’une jeune vigne, contre la porte du tombeau, est ménagée tout juste la place d’une sorte de sofa de pierre ; et c’est là que l’iman gardien passe les bonnes heures du jour. Il élève des poules qui caquettent ; au delà des grilles, les marchands de pastèques offrent leur marchandise que personne jamais n’a l’air d’acheter ; et lui, placidement accroupi, veille sans y penser sur ce petit tas de poussière, qui fut une forme aimante et malheureuse.

Le kiosque d’Abdul-Medjib, qui vend du café, est là tout près, sur la petite place, où vaguent les poules. Il y a des gens qui viennent et qu’on ne revoit pas ; alors on ne parle que de choses indifférentes. Il y vient aussi des espions, comme partout : alors on se tait. Mais enfin il est des heures où les seuls habitués se retrouvent ensemble. Nasr’eddine a appris à les bien connaître. Il est sûr que celui qui vient le plus souvent est un marchand de marée : il apporte avec lui une odeur d’algues et de poisson frais, et l’on distingue parfois des écailles d’argent sur son vieux Caftan de drap brun.

Il doit y avoir aussi un confiseur, car le tablier de cuir de celui-là est tout empesé de sucre fondu ; et des officiers aux tuniques très râpées, et des Turcs presque riches : leurs stamboulines sont très propres, leurs babouches fines, et leur fez, de première qualité, est toujours repassé de frais. Nasr’eddine suppose que ce sont des propriétaires du quartier. Mais il ne s’occupe pas beaucoup d’eux, il a trop à faire déjà de retenir dans sa mémoire les paroles de celui qui parle et de fixer ses traits qui sont si fins et si mobiles, ses gestes si vifs et pourtant si contenus. Il éprouve à le voir le même plaisir que dans son enfance à regarder les grandes personnes quand elles parlaient de choses qu’il ne comprenait pas, avec des mots inconnus, mais où se devinaient de la gaieté, de l’ardeur ou de l’amour.

Lui, ce conteur, il est capitaine d’infanterie. Il porte un dolman bleu dont les boutons de cuivre ne sont pas très bien astiqués, et aux manches les espèces de chevrons qui sont dans l’armée turque l’insigne des grades. Le hodja ignore s’il est vraiment à la tête d’une compagnie : on le voit au café presque tous les jours depuis le midi jusqu’au soir ; et à demeurer assis de la sorte sur ses jambes croisées, durant de longues heures, il a pris vraiment un peu plus de ventre qu’il ne sied à un guerrier. Quand il ne parle pas, sa bonne figure ronde paraît toute terne et bien niaise ; mais s’il ouvre la bouche, le coin de ses lèvres a mille petits plis qui ne sont jamais les mêmes et disent des choses différentes ; ses petits yeux noirs éclatent tout à coup de malignité comme ceux d’un vieux corbeau, et il fait avec ses doigts, ses paumes levées, renversées, dressées, des signes qui sont un langage. Il y a aussi, parmi les auditeurs, un Grec et un Arménien. Ils l’écoutent en s’émerveillant, car ils savent au fond, bien qu’ils se refusent à l’avouer, qu’il n’est que les Turcs dans ce pays d’Orient pour avoir de l’esprit. Les Grecs ont la logique du discours, les Arméniens la science du calcul et des affaires ; mais ils ne savent ce que c’est que de changer les mots en images, d’en prolonger le sens par la manière dont on les place, d’en faire des symboles vivants au lieu de signes usés. Mais peut-être dédaignent-ils cet art en même temps qu’ils en jouissent ; et ils ont alors ce plaisir de riche : de mépriser tout en s’amusant.

Parfois on voyait s’arrêter des touristes européens venus pour visiter le turbé. Il y avait des Anglais et des Anglaises, qui regardaient fort pieusement tout ce que le guide ordonne de regarder. Il y avait des Allemands, généralement habillés de vert et portant derrière leur chapeau un petit blaireau tout en poils, pareil à celui dont usent les barbiers dans leur boutique : ils prenaient des airs de seigneurs, et se faisaient donner des chaises, mais consultaient un petit livre rouge, fiers d’être bien sûrs de ne point payer leur café plus cher que le prix. Il y avait aussi des Français.

Ceux-là s’efforçaient d’éprouver des impressions littéraires, d’après les meilleurs auteurs ; et, rêvant de s’infuser une âme turque, tentaient de boire leur tasse accroupis à l’orientale, les pieds sous leurs fesses ; mais, le temps d’un cri, oubliant leur littérature, ils recommençaient de parler entre eux de leurs souvenirs parisiens, et bientôt ressentaient dans les cuisses des crampes douloureuses. Alors ils se remettaient debout, en souriant d’un air contraint ; puis, par esprit de sociabilité, autant que pour la littérature, essayaient de dire à ces Turcs des choses polies, principalement au capitaine Réchad, qui entend quelques mots de leur langue. Il y avait souvent des dames, et celui qui prétendait leur parler avec le plus d’assurance concluait ordinairement, comme on se levait :

— Ils vivent encore comme au temps des Mille et une Nuits !

— Machallah ! comme au temps des Mille et une Nuits ! dit Réchad, traduisant encore une fois cette phrase à ceux qui lui demandaient : « Qu’est-ce qu’il a dit, ô Réchad, qu’est-ce qu’il a dit ? » Il n’y a plus de Mille et une Nuits aussitôt que ces chiens viennent chez nous, il n’y saurait demeurer odeur des Mille et une Nuits, pas plus que de crocodiles dans les rivières où ils font passer leurs bateaux à vapeur ! Et c’est ce qu’on a bien vu, dans le pays qui est de l’autre côté de la mer et qui pourtant n’est point encore tout à fait à eux.

— Nous savons, ô Réchad, avança Nasr’eddine, que tes histoires sont véridiques et merveilleuses.

— Écoutez donc, ô vous tous ! fit Réchad.


Au-dessus de sa tête, au-dessus de la tête du hodja et des autres écoutants, une cigogne avait l’air d’écouter aussi.

HISTOIRE ÉDIFIANTE DU KHALIFE ET DU CORDONNIER

… Sachez d’abord qu’il est un pays que, de même que celui-ci, les infidèles n’ont encore tout à fait pris aux vrais croyants, et le souverain qu’Allah lui a donné, je l’appellerai un khalife, pour que vous ne le reconnaissiez point, et que je puisse conter ce conte véritable avec plus de liberté. Toutefois ces infidèles, étant insatiables, y sont entrés sous prétexte de nous prêter de l’argent, et nous avons mangé l’argent, et ils ont envoyé des soldats pour réclamer l’argent, et nous n’avons pas mangé les soldats, mais ces soldats nous ont un peu battus ; et alors, derrière les soldats, il est venu un résident, un homme sans barbe, avec une figure très propre, comme s’il se faisait raser tous les quarts d’heure, et toutes les fois qu’il dit : « Je veux ! » le khalife soupire : « Il n’y a pas d’inconvénients, j’ordonne ! » Et on appelle ça un protectorat.

Et pendant que les musulmans multiplient les prières, les infidèles multiplient les chemins de fer ; et quand ils partent en guerre, ils nous disent : « Paye donc, mon cher ! » Et quand nous disons : « C’est cher ! » ils répondent : « C’est votre affaire ! » Et ainsi les Roumis prospèrent, quand pour nous la vie est amère.

Il y avait toutefois un Roumi qui ne prospérait point, parce que, jusqu’à ce jour, la prospérité n’avait pas été écrite pour lui au registre où tout est écrit ; et, selon les gens, c’était un cordonnier qui se nommait Martin, venu d’une ville d’où partent beaucoup de navires, et qu’ils appellent Marseille. Tant d’heures et tant d’heures, il travaillait dans son échoppe de la rue Bab-Azoun ! Il martelait avec son marteau, il aiguillait avec son aiguille, il poissait avec sa poix ; mais il avait autour de lui plus de vieux souliers que d’escarpins neufs, et bien souvent on n’eût trouvé dans ses poches ni medjidiehs d’argent fin, ni livres d’or d’Égypte, ni boukoufas de bon poids, ni même une mauvaise piastre de quatre sous, ni argent, je dis, ni odeur d’argent ; et pour de l’or, il n’en voyait que dans les cheveux de sa femme.

Car lorsqu’il plongeait son front dans la chevelure de cette favorisée du ciel, ouallahi ! c’était comme s’il se promenait dans une mine d’or ; et la face de cette créature divine était comme la lune à son quatorzième jour, et ses deux mains comme des lis, et ses seins comme deux coupoles de marbre blanc terminées par des pointes de cuivre rouge, et tout son corps comme un océan de désirs. Et quand il avait pris sa joie avec elle, la nuit, après avoir mangé du pain et des oignons, il laissait aller sa tête près de cette tête lumineuse, et il se disait : « Où est ma chance, où est ma chance ? Il faut que je trouve ma chance pour que je vête, pour que j’honore, pour que je couronne de diamants une femme qui mérite des diamants, pour que je rende lisses et pures ses mains qui viennent de récurer un chaudron ! » Il s’endormait en y pensant, il y pensait encore le matin, à son réveil, il inventait mille moyens d’amasser une grosse somme d’argent, car c’était un homme d’esprit très actif, comme la plupart de ceux qui tirent l’alène : et il ne trouvait rien, car, ainsi que le dit un proverbe très sage : « Pour faire de l’or, il faut beaucoup d’argent. »

Mais Allah fait ce qu’il veut, Allah est tout-puissant. Il avait décidé, dès le jour de la création du monde, qu’un âne mâle se prendrait d’une fantaisie scandaleuse pour une ânesse, non loin de la boutique du cordonnier, juste un jour où le khalife passait par la rue Bab-Azoun, avec tout son cortège, le khalife dans sa belle voiture incarnadine et or, son vizir Osman-ben-Hakem et sa suite d’Anglais coiffés du fez des croyants — maudits soient ces réprouvés ! — C’était une belle ânesse et un bien plus bel âne. L’ânesse s’ébrouait entre ses deux couffins très lourds, l’âne marchait sur deux pieds seulement, comme un seigneur très fier, en chantant d’une fort belle voix ; et les marchands de poissons frits, les femmes qui cuisent les galettes de mil, l’homme qui danse en tenant un bâton en équilibre sur son derrière, tous ceux qui vivent dans la rue, vendent, mangent, boivent, dorment, rient, pleurent, meurent dans la rue, béaient, criaient, s’attroupaient, devant cet âne et cette ânesse possédés du diable.

Voilà pourquoi la cordonnière sortit de la boutique du cordonnier, et le khalife vit la cordonnière.

Une rose blanche teintée de rose et un insecte vert qui lui mange le cœur : tel chacun de ses yeux dans sa face vermeille, ô hodja ! Et tu connais aussi, d’après ce que j’ai entendu de tes malheurs, les statues que les Grecs incirconcis ont taillées dans un marbre un peu rose ; ils y mettaient des yeux d’émeraude, et quand on les tire des ruines, elles ont l’air encore pâmées mais déjà tristes, comme si on venait de faire fuir le genni qui depuis des siècles jouissait de leur corps dans la solitude. Telle apparut la cordonnière, et le khalife fut ému à la limite de l’émotion, et son cœur s’agita dans sa poitrine comme un cygne tumultueux qui va s’envoler :


Tu es venue de bien loin pour éclairer cet empire, ô étrangère, et ta beauté illustre ta robe pauvre comme le soleil change un tourbillon de sable en une tour de diamants.

Et je ne te connaissais pas avant cette heure, et je te connais maintenant comme si tu avais dormi, enfant, avec moi, dans le même berceau. Ma vie est ta vie ! Est-ce qu’il y a d’autres femmes au monde ? Je ne le sais plus ! Je te préfère !

Sont-ce des grêlons tombés du ciel, ou bien tes dents ? L’horizon tout entier du couchant, ou ta chevelure ? Il n’est plus que toi, il n’est plus que toi !

J’ai connu des Hindoues, que je croyais les plus belles de la terre, et leurs deux hanches s’élargissaient, harmonieuses, comme les cornes d’un oryx. Mais je t’aime mieux, toi claire et pâle, avec ta croupe plus droite, et la fierté de tes bras blancs.


Tels sont les vers que le khalife improvisa pour célébrer son grand amour, et ils demeureront à jamais, si Allah le veut ! Mais si le khalife vit la cordonnière, la cordonnière vit très mal le khalife, parce que l’âne l’intéressait davantage.


— Je ferai venir cet artisan, dit le khalife au vizir Osman-ben-Hakem, et je lui donnerai la somme qu’il voudra pour divorcer.

— O ! khalife, répondit le vizir, tu n’achèteras pas cette femme à son époux. Elle te coûterait trop cher !

— Elle me coûterait, dit le khalife, mille livres turques.

— Elle te coûterait ton empire !

Et comme le khalife ne comprenait pas encore, il continua :

— Elle te coûterait ton empire, à cause des Anglais. Ils ont lu, dans un livre qu’ils nomment la Bible, que le grand Daoud, père du grand Soliman, lui-même fut blâmable pour avoir fait à peu de chose près ce que tu veux faire, à la femme d’Ouriah, capitaine des gardes. Ils ont inventé une vertu qui n’est pas notre vertu, qui n’est la vertu d’aucun autre peuple : et c’est qu’il ne faut jamais être amoureux de telle sorte qu’il en soit parlé dans les journaux.

Alors, le nez du khalife fut gonflé par la colère noire, et il cria :

— Si tu ne fais pas en sorte que cette femme entre dans mon palais, sans que je perde mon empire, je te ferai accuser par les Roumis d’un crime qu’ils ne pardonnent jamais, et qu’ils appellent le patriotisme ! Et ils t’enverront à Koweït, où tu mourras sous les moustiques et les puces !

— Entendre, c’est obéir, dit Osman.

Mais il ne savait comment obéir, et son âme était secouée de crainte dans sa chair comme un arbre qu’on déracine. C’est pourquoi il rentra chez lui avec un front obscur et dit à sa femme Aneïsa :

— Hâtons-nous de vendre en cachette tout ce que nous possédons, et de l’envoyer à Théotokopoulo, Grec d’Athènes et marchand d’argent. Car la disgrâce est sur moi et il nous faut prendre la fuite, sinon je serai transporté sur un navire à Koweït, où je mourrai sous les moustiques et les puces.

— O mon maître, dit Aneïsa, mange d’abord ces confitures de roses, que j’ai préparées moi-même, ces boulettes de chair d’agneau et ces excellents kébabs ; et ensuite, je t’écouterai, si tu daignes te confier à ta servante.

Et lorsqu’il eut bu et mangé, il parla, et sa femme lui donna un conseil d’entre les conseils.


C’est sur ce conseil que, le lendemain, le vizir alla, en grande pompe, vers la rue Bab-Azoun, et dix-huit de ses officiers et de ses serviteurs le suivaient, et tous étaient à cheval, sur des chevaux qui bondissaient comme des faons. Et le peuple disait : « Où va-t-il, cet Osman, lumière du khalife ? » Tous furent bien étonnés quand ils virent qu’il descendait devant la boutique du cordonnier.

— Cordonnier, dit le vizir, cordonnier, mes bottes me font mal. Or çà, donne-moi une paire de bottes, et dépêche, dépêche, dépêche !…

Le pauvre homme essuyait ses mains toutes noircies sur son tablier vert. Quelles chaussures, quelles chaussures étaient dans sa pauvre échoppe dignes d’un si grand seigneur ! Il ne savait pas, mais Allah est plus savant. Et sa bénédiction lui inspira de demander à sa femme les bottes qu’un seigneur français n’était jamais venu chercher, faute d’argent.

Et sa femme chaussa les bottes au vizir en appuyant le pied de ce personnage exalté sur son propre genou rond. Son cœur battait un peu vite, elle ne songeait pas à sa beauté. Elle se disait : « Elles n’iront pas, elles n’iront pas ! »

Mais le vizir cria, d’un air émerveillé :

— Ah ! quelles bottes, quelles bottes, quelles bottes !

Et tous ses serviteurs et ses officiers répétèrent autour de lui :

— Ah ! quelles bottes ! Ah ! quelles bottes !

L’un disait : « Elles ne sont pas sottes ! » Un autre : « Si belles, au bas d’une culotte ! » Un autre : « Trop belles pour fouler la crotte ! » Un autre : « Chausse-les vite, après ça, trotte, trotte et trotte ! » Et tous reprenaient en chœur :

— Ah ! quelles bottes ! quelles bottes ! quelles bottes !

Le vizir jeta cinq livres turques sur l’établi, cinq livres ! Puis il sortit, et le cordonnier lui mit cette botte, cette chère botte, dans l’étrier d’acier, tandis que tous autour de lui, remontaient sur leurs chevaux pareils à des faons. Les gens stupéfaits disaient :

— Son Excellence le vizir habille ses pieds sacrés chez notre ami Martin. Martin est grand ! Il paraît que Martin travaille le cuir comme un artiste. Ouallahi ! On apprend tous les jours !

A compter de ce moment, l’échoppe devint le rendez-vous du beau monde, et le cordonnier était heureux, sans désirer davantage, de voir quelques écus blancs s’empiler au fond d’un coffre. Mais il vit arriver certain jour un capitaine de police.

— Cordonnier, dit le capitaine de police d’une voix tonnante, cordonnier ! Est-ce toi qui as fourni une paire de bottes à Son Excellence le vizir ?

Alors, l’âme du cordonnier fut saisie d’épouvante, parce qu’il pensait, comme beaucoup d’autres personnes, que les gens de police ne se dérangent jamais pour le bien des pauvres.

— Oui, dit-il en tremblant.

— Ah ! c’est toi ! Ah ! c’est toi ! Eh bien, Son Altesse le khalife — la bénédiction sur lui ! — te mande en sa présence. Allons, dépêche !

Alors, le cordonnier jeta un regard sur son tablier sale et ses mains noires et dit :

— O noble capitaine de police, je ne suis pas en état de me présenter devant un si grand prince. Laisse-moi au moins changer de vêtements. Considère l’indignité de ceux-ci.

— Ça ne fait rien, viens comme ça, viens comme ça !


… Quand le cordonnier se trouva devant le khalife, il tremblait de tous ses membres, et, après s’être incliné très bas, il attendit sa destinée dans la terreur.

— Est-ce bien toi, dit le khalife, qui as fait des bottes à Osman-ben-Hakem, mon serviteur que voici ?

— Hélas ! répondit-il, c’est moi-même !

— Ah ! quelles bottes ! Ah ! quelles bottes ! dit le khalife. O prince des cordonniers, poète de la chaussure, roi du cuir, empereur des semelles ! Et comment as-tu osé vêtir les viles extrémités de mes sujets sans offrir d’abord les prémices de ton génie à mes pieds augustes ? Je veux douze paires de bottes. Dépêche, dépêche !

Alors, le cordonnier, émerveillé à la limite de l’émerveillement, se pencha vers les pieds augustes ; et il s’agenouilla, et il calcula, et il prit mesure avec sa mesure, et il écrivit avec son calame, que les Roumis appellent un crayon.

— Quelle grâce ! quelle grâce ! dit le khalife. Quelle douceur dans les mains, quelle rapidité dans la cogitation, quelle prestesse dans les mouvements ! En vérité, tu as excellé. O maître des maîtres, sultan du maroquin, empereur du veau et de la chèvre, tireur d’alène incomparable, ferais-tu bien des souliers pour mes dix mille soldats, mon armée entière, invincible et déguenillée ?

— Il faut du cuir, Altesse, il faut du cuir, bredouilla le pauvre cordonnier, il faut acheter des milliers de livres de cuir, et ton serviteur ne possède que quelques misérables piastres.

— N’est-ce que cela ! dit le khalife. Qu’on lui compte trente mille livres d’or, qu’on lui prête les ouvriers de nos arsenaux, qu’on lui donne le palais de notre ancien vizir Abdallah-ben-Ismaïl, que nous mîmes en prison pour faire plaisir aux Anglais, nos nobles amis. Et nous le nommons pacha, afin qu’on tremble et qu’on obéisse !

Et le cordonnier, devenu Martin-pacha, s’exclama de toute son âme :

— Vraiment, vraiment, c’est comme dans les Mille et une Nuits !

Et le vizir répondit :

— Inchallah ! C’est ce qu’a voulu le khalife notre maître, qui égale Haroun-al-Raschid.


Voilà comment le cordonnier fut métamorphosé à la minute en un seigneur pacha, fournisseur des armées de Son Altesse le khalife, riche, glorieux, égal des premiers parmi les premiers. Et la femme du cordonnier devint la plus belle dame d’entre les belles dames, et son extérieur devint digne de son intérieur, j’entends son corps miraculeux, et elle fut invitée au prochain bal de la cour, avec son mari, fournisseur opulent, pacha magnifique. Et c’était ce que Son Altesse le khalife, conseillé par le vizir Osman-ben-Hakem, avait voulu, dans l’astuce de sa générosité, allumée par le feu de ses désirs.

Ainsi arriva, au bal de la cour, l’épouse délectable du cordonnier, vêtue d’une robe de soie lamée d’or, montrant sa gorge, la fausse impudique ! sa gorge où frémissaient deux colombes vivantes ; et les perles de son collier avaient l’air d’éclairer son cou, comme les lampes mystérieuses que les chrétiens savent allumer éclairent, la nuit, les pierres des routes en les rendant blondes.

Or, le khalife, après qu’elle lui eut été présentée, ayant décidé que le moment était venu d’accomplir ce qu’il avait souhaité d’accomplir, l’emmena dans une chambre où tout était préparé pour ses desseins, car il était seul avec elle, et la lumière était mystérieuse, et la fraîcheur insidieuse, et la musique voluptueuse, et la couche très moelleuse. Et, ne contenant plus les mouvements de son cœur et de ses mains, il enlaça très ardemment le col de la divine cordonnière, en disant :

— J’ai donné tout ce que je pouvais donner pour t’avoir, ô miraculeuse, et ce que j’ai donné ne vaut un ongle de tes orteils.

Un seul pas de tes pieds, sous ta robe souple, me brûle, me brûle ! Mais ton corps est toute la mer, et que je m’y noie enfin pour me rafraîchir !

Mais elle se dégagea avec un grand cri, car les femmes de Roumis prétendent quelquefois se garder elles-mêmes, quand leurs époux ne les gardent pas, ce qui est plus incompréhensible que tout ce qui est incompréhensible, et plus bête que tout ce qui est bête ; et elle s’enfuit, les cheveux déliés sur ses épaules nues, jusque dans la salle où était son mari, Martin-pacha, cordonnier magnifique.

Et le cordonnier vit sa chance, telle que la lui offrait le Rétributeur, et s’écria :

— Ah ! c’est comme ça ! Ah ! c’est comme ça ! Et tu veux faire à ma femme, ô khalife, ce que fit le grand Daoud à la femme d’Ouriah, capitaine des gardes ! Et c’est pour ça que tu m’as donné trente mille livres, et un palais, et du cuir ! Mais tu n’auras pas ma femme, et je garde les trente mille livres, je vends le cuir, je vends le palais, et je te quitte : car tu n’oseras rien dire, à cause des Anglais qui parleraient de ton histoire dans les journaux, pour que tu ne sois plus un khalife, et que tu deviennes rien du tout, dans une île de rien du tout !


— Voilà comment, ô mes amis, conclut Réchad, le cordonnier s’en retourna vers la ville que l’on nomme Marseille, avec son pachalik, ses trente mille livres d’or, l’argent de son palais, et sa femme avec qui le khalife — la bénédiction sur lui — n’avait pas eu ses joies. Et ceci vous prouve que le temps des Mille et une Nuits est passé, car, au temps des Mille et une Nuits, le cordonnier aurait été cocu.

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