Une bibliothèque: L'art d'acheter les livres, de les classer, de les conserver et de s'en servir
CHAPITRE VII
DE L'AMÉNAGEMENT D'UNE BIBLIOTHÈQUE ET DU RANGEMENT DES LIVRES
Ainsi que d'anciens documents, notamment d'anciennes images ou gravures, nous l'apprennent, les livres se plaçaient autrefois à plat, couchés les uns à la suite des autres, sur des rayons le plus souvent inclinés et garnis de rebords[385]. En raison de cette disposition, les titres des volumes étaient inscrits sur les plats, et l'on ne donnait aux dos, qu'on voyait à peine, aucun ornement. Des clous de cuivre à large tête, fixés aux quatre coins des plats, préservaient ceux-ci du frottement contre le bois des rayons.
Le nombre des livres augmentant, on se décida à les placer les uns sur les autres, et pour cela on dut commencer par supprimer l'inclinaison des rayons et les rendre tous horizontaux. On cessa alors d'inscrire le titre sur le plat supérieur, et l'on mit cette inscription en longueur au dos du volume. Puis, au lieu d'empiler les livres, qui abondaient de plus en plus, on trouva plus commode de les ranger debout sur la queue, alignés et serrés les uns contre les autres[386]. C'est encore ainsi qu'on procède.
Dans certaines bibliothèques publiques, à Leyde[387], à la Laurentienne de Florence, à la cathédrale d'Hereford, etc., les livres étaient attachés par des chaînettes de fer à leurs rayons ou à leurs pupitres, de façon qu'on pût les consulter sur place, mais non les emporter. Ces livres,—catenati, enchaînés,—dont les plats étaient en bois revêtu de peau ou d'étoffe, et garnis de fermoirs et de coins, étaient parfois très lourds, et l'on montre encore à la Laurentienne un volumineux recueil manuscrit des épîtres de Cicéron, Epistolæ ad familiares, tout bardé de cuivre, qui, en tombant sur la jambe gauche de Pétrarque, y engendra une grave maladie et faillit rendre l'amputation nécessaire[388].
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Dans son célèbre Katechismus der Bibliliothekenlehre, le docteur Jules Petzholdt, «le vieux maître de la bibliographie allemande[389]», émet, à propos des bibliothèques publiques, des considérations qui ne sont malheureusement que trop exactes, et sur lesquelles on ne saurait trop appeler l'attention:
«On bâtit des écuries pour les chevaux et pour les vaches, et l'on n'oublie pas de rechercher si l'endroit choisi et les constructions projetées remplissent les conditions voulues:—pour ces chers animaux, on ne néglige rien!—Ne serait-il pas équitable de demander que l'on apporte la même attention et les mêmes soins à la construction de ces bibliothèques, où des milliers de savants viennent en quelque sorte puiser la substance de leurs travaux? Espérons que l'on finira par se persuader, dans un avenir prochain, que de semblables exigences n'ont rien que de raisonnable[390].»
Bien que nous ne nous occupions que d'une bibliothèque privée et de modeste étendue, le vœu si légitime de Petzholdt méritait d'être rappelé, et il convient, toute proportion gardée, d'en tirer profit pour notre sujet.
De la bonne disposition et du bon ordre de notre bibliothèque dépendent, en très grande partie, le plaisir et les services que nous tirerons d'elle: selon une ingénieuse comparaison formulée par Herder[391], une bibliothèque bien organisée est comme «un capital dont les intérêts seraient perçus par l'intelligence»; et, bien avant lui, un de nos premiers bibliographes,—premiers, par droit d'ancienneté et par rang de mérite,—le savant Gabriel Naudé, nous a prévenus qu'une collection de livres en désordre ne mérite pas le nom de bibliothèque, qu'une bibliothèque non rangée, c'est une bibliothèque qui n'existe pas[392].
Bien que vieux de près de trois cents ans, les conseils rassemblés par lui dans son Advis pour dresser une bibliothèque sont encore pleins d'utilité et d'à-propos, et nous ne saurions mieux faire que de rappeler ici ceux qui ont trait à la question dont nous nous occupons, à l'emplacement et au rangement des livres:
«Pour ce qui est de la situation et de la place où l'on doit bastir ou choisir un lieu propre pour une bibliothèque, il semble que ce commun dire:
nous doive obliger à le prendre dans une partie de la maison plus reculée du bruit et du tracas, non seulement de ceux de dehors, mais aussi de la famille et des domestiques, en l'éloignant des rues, de la cuisine, sale (salle) du commun, et lieux semblables, pour la mettre, s'il est possible, entre quelque grande court et un beau jardin où elle ait son jour libre, ses veues bien estendues et agréables, son air pur, sans infection de marets, cloaques, fumiers, et toute la disposition de son bastiment si bien conduitte et ordonnée, qu'elle ne participe aucune disgrace ou incommodité manifeste.
«Mais il semble que toutes ces difficultez et circonstances ne soient rien au prix de celles qu'il faut observer pour donner jour et percer bien à propos une bibliothèque, tant à cause de l'importance qu'il y a qu'elle soit bien esclairée jusques à ses coins plus éloignez, qu'aussi pour la diverse nature des vents qui doivent y souffler d'ordinaire, et qui produisent des effects aussi différents que le sont leurs qualitez et les lieux où ils passent. Sur quoy je dis que deux choses sont à observer: la première, que les croisées et fenestres de la bibliothèque (quand elle sera percée des deux costez) ne se regardent diamétralement, sinon celles qui donneront jour à quelque table; d'autant que par ce moyen les jours ne s'esvanoüyssant au dehors, le lieu en demeure beaucoup mieux esclairé. La seconde, que les principales ouvertures soient tousjours vers l'Orient, tant à cause du jour que la bibliothèque en pourra recevoir de bon matin, qu'à l'occasion des vents qui soufflent de ce costé, lesquels estans chauds et secs de leur nature rendent l'air grandement tempéré, fortifient les sens, subtilisent les humeurs, espurent les esprits, conservent nostre bonne disposition, corrigent la mauvaise, et, pour [tout] dire en un mot, sont très sains et salubres: où, au contraire, ceux qui soufflent du costé de l'Occident sont plus fascheux et nuisibles, et les Méridionaux plus dangereux que tous les autres, parce qu'estans chauds et humides ils disposent toutes choses à pourriture, grossissent l'air, nourrissent les vers, engendrent la vermine, fomentent et entretiennent les maladies, et nous disposent à en recevoir de nouvelles[393]; aussi sont-ils appelez par Hippocrate: Austri auditum hebetantes, caliginosi, caput gravantes, pigri, dissolventes, parce qu'ils remplissent la teste de certaines vapeurs et humiditez qui espaississent les esprits, relaschent les nerfs, bouschent les conduits, offusquent les sens, et nous rendent paresseux et presque inhabiles à toutes sortes d'actions. C'est pourquoy, au défaut des premiers, il faudra avoir recours à ceux qui soufflent du Septentrion, et qui, par le moyen de leurs qualitez froide et seiche, n'engendrent aucune humidité, et conservent assez bien les livres et papiers[394].»
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Ainsi, placer la bibliothèque dans l'endroit le moins bruyant de la maison;—pas trop haut ni trop bas, c'est-à-dire ni dans les greniers ni dans les sous-sols et rez-de-chaussée;—la bien éclairer: qu'il n'y ait pas de coins sombres;—qu'elle soit autant que possible exposée à l'est, ou, à défaut de l'est, au «septentrion»: tels sont les principes formulés jadis par le sagace Naudé, et qui méritent encore d'être cités comme base essentielle de l'installation de toute bibliothèque.
A propos de l'exposition septentrionale, si la plupart des bibliographes se sont rangés à l'opinion de Vitruve et de Naudé, et préfèrent l'exposition orientale[395], il convient de rappeler cependant que la première de ces expositions a eu et a encore ses partisans. Louis Savot, médecin de Louis XIII et auteur d'un traité sur l'Architecture française, «pense qu'une bibliothèque serait mieux placée du côté du septentrion, parce que l'air du nord étant plus pur, ne peut corrompre ni altérer le papier et la couverture des livres[396]»; et un bibliographe moderne, Alkan aîné, estime également que «la disposition du franc nord est plus favorable aux livres que le midi ou le levant même… Nous avons, ajoute-t-il, conservé, pendant un quart de siècle, dans une grande pièce située au nord, chauffée par un simple tuyau traversant, d'une chambre voisine, toute une bibliothèque, qui n'est pas, comme l'on sait, sans importance. Pas un volume endommagé[397]!»
Si les meubles ou rayonnages destinés à contenir les livres devaient être adossés à un mur portant des traces persistantes d'humidité, il serait nécessaire de supprimer au préalable cette source de danger, et pour cela on pourrait recourir au procédé indiqué par M. Jules Cousin[398]. «Il consiste à donner au mur plusieurs couches d'huile bouillante, et à le recouvrir ensuite de feuilles de plomb laminé, que l'on fixe avec de petits clous. On peut alors, sans inconvénient, en approcher les rayons. Ce procédé, un peu dispendieux sans doute, est très sûr, et il serait opportun de l'employer lorsqu'on a de grandes surfaces atteintes par l'humidité.»
L'humidité d'ailleurs est la grande ennemie des livres, et l'on ne saurait prendre contre elle trop de précautions. Si solide et si sec que soit le parquet de la pièce où ils sont renfermés, les volumes,—notamment ceux «du bas», c'est-à-dire appartenant à l'infime rangée de la bibliothèque,—ne devront jamais y reposer directement: cette rangée doit, comme les autres, posséder son rayon particulier, élevé d'au moins dix ou quinze centimètres au-dessus du parquet. Ils ne devront pas non plus toucher le mur contre lequel s'appuient leurs supports ou rayons, si indemne d'humidité que paraisse ce mur: il faut, comme nous le verrons surtout en parlant de l'entretien des livres[399], que l'air circule librement autour d'eux, qu'ils puissent en quelque sorte respirer à l'aise.
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Si les meubles propres à renfermer les livres peuvent différer selon l'emplacement qu'ils occupent et le degré de fortune de leur propriétaire, il est néanmoins certaines règles qu'il convient de ne pas oublier.
D'abord, c'est que, comme nous le disions il y a un instant, «les livres, et surtout les reliures, ont besoin d'air. Un livre est un être vivant, il faut qu'il respire. Je suis convaincu par expérience, écrit Jules Richard[400], qu'à la longue un volume relié s'abîme moins sur un rayon que dans un meuble hermétiquement fermé. Nos ancêtres, qui joignaient la prudence à la connaissance des choses, mettaient souvent des portes à leurs armoires-bibliothèques, mais elles étaient grillagées. Aujourd'hui les vrais amateurs ont des armoires ouvertes…»
Donc, pas de meubles fermés, pas de portes à vos rayonnages. En plus des avantages ci-dessus énumérés, cette suppression vous vaudra double profit: économie d'argent dans la fabrication du meuble, économie de temps dans la recherche et le maniement de vos livres.
Faites-le, ce meuble, aussi pratique, partant aussi simple que possible, un rayonnage encore une fois[401], c'est-à-dire des montants destinés à supporter des tablettes ou rayons, avec, dans le bas, une plinthe pas trop élevée, et, dans le haut, une corniche qui ne mange pas trop de place;—car c'est la place qui, généralement et à Paris surtout, manque le plus dans nos appartements modernes.
On fabrique actuellement des sortes de rayonnages entièrement en métal, en tôle vernissée ou émaillée, qui présentent de grandes garanties contre les risques d'incendie, et rendent beaucoup plus faciles le démontage, le transport, ainsi que le nettoyage et tous les soins de propreté d'une bibliothèque.
Mais ne nous occupons que des systèmes plus en usage et courants, des meubles en bois, destinés à un cabinet de travail ou à une chambre d'étudiant.
Le chêne, le noyer, l'acajou, le palissandre, le poirier noirci, qui imite si bien l'ébène, sont les essences qui, si votre budget vous le permet, conviennent le mieux pour les montants, plinthes et corniches de vos bibliothèques[402]. Pour les tablettes, contrairement à l'avis de Peignot, employez un bois moins dur, aussi bien pour ne pas donner un poids inutile à votre meuble qu'afin de vous épargner un non moins inutile surcroît de dépense: le pin ou le pitchpin, passé en couleur, de façon à s'harmoniser avec les montants, et garni, sur le côté extérieur, d'une baguette de même essence qu'eux, suffira très bien et vous satisfera pleinement.
Si vos humbles ressources vous contraignent à la plus stricte économie, laissez de côté le chêne et autres bois compacts et coûteux, et n'employez, pour toute votre bibliothèque,—vous ne vous en trouverez pas plus mal,—pour les tablettes, aussi bien que pour les montants, la plinthe et la corniche ou simple saillie, que des bois résineux, ennemis des insectes, et de prix modique: pin, pitchpin, mélèze, etc., auxquels vous ferez donner la teinte qu'il vous plaira.
Qu'il n'y ait jamais guère plus d'un mètre d'intervalle entre vos montants; en d'autres termes, que vos tablettes n'aient jamais plus de 1 mètre à 1 m. 30 de longueur: avec une portée plus grande, elles risqueraient de fléchir sous le poids des livres[403]. Leur largeur sera naturellement subordonnée à la profondeur de votre bibliothèque, c'est-à-dire que cette largeur variera selon que vous vous proposez d'avoir ou de n'avoir pas plusieurs rangées de livres les unes derrière les autres. Avec une seule rangée, vous pourriez donner à vos tablettes un peu plus de la largeur de vos plus grands volumes, de vos in-4, par exemple (0 m. 23), soit 25 centimètres. Pour l'épaisseur, 2 centimètres sont suffisants.
Il est important que la face antérieure des montants ne déborde pas sur les tablettes, qu'elle en laisse bien les deux extrémités à découvert, de façon à ne pas cacher les livres placés à ces extrémités, et à permettre de prendre et de remettre ces volumes aisément, sans risque de les froisser et endommager.
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Comment adapter les tablettes aux montants? Et d'abord, faut-il qu'elles soient fixes ou mobiles?
Les livres devant être, ainsi que nous l'expliquerons plus loin, rangés selon leur hauteur ou format, il n'y aurait guère d'inconvénients, comme le constatent MM. Albert Maire et Guyot-Daubès[404], à ce que les tablettes fussent établies à demeure, c'est-à-dire fixées directement aux montants au moyen de mortaises, ou, ce qui vaudrait moins, à cause des inégalités et saillies intérieures qui en résulteraient, posées sur des tasseaux cloués à ces montants. En tout cas, il serait prudent de clouer par l'extérieur et de bien s'assurer qu'aucune extrémité de clou ne dépasse à l'intérieur et ne peut érafler les volumes.
Mais, malgré l'opinion des deux bibliographes précités, les tablettes mobiles sont généralement préférées aux tablettes fixes[405]; elles offrent d'ailleurs certains incontestables avantages, en cas de déménagement, par exemple[406], ou de simple changement de place. Donc, ces tablettes ou rayons mobiles, par quoi les soutenir et comment les manœuvrer?
Le système des crémaillères a été longtemps en honneur et est encore communément employé. On sait en quoi il consiste. A l'intérieur des deux montants d'une bibliothèque ou de toute travée de bibliothèque, sur le bord antérieur et sur le bord postérieur de chacun de ces montants, sont fixées de longues bandes de bois taillées en dents de scie et placées autant que possible de telle sorte que les dents de ces crémaillères soient exactement en face les unes des autres. On prend des tasseaux, sorte de languettes de bois dont les bouts sont coupés en biseau, et on les encastre deux par deux, à la hauteur que l'on désire, dans les crans de ces crémaillères, en ayant soin que ces crans se correspondent, se trouvent bien vis-à-vis, sur le même plan horizontal. S'il en était différemment, si l'un des tasseaux était plus bas ou plus haut que l'autre, la tablette qu'on y poserait suivrait évidemment cette inclinaison et pencherait d'un côté ou de l'autre.
Outre que la pose et la stabilité des tasseaux sont souvent contrariées par le perpétuel jeu du bois, nous retrouvons, avec ce système, le même inconvénient, voire un inconvénient pire, que dans le système de tout à l'heure, où les tasseaux étaient cloués aux montants, puisque à la saillie des tasseaux s'ajoute maintenant celle des quatre crémaillères intérieures, de toute cette quantité de crans et de dents de scie, d'aspérités disposées à souhait pour rayer et déchirer les couvertures des volumes placés dans leur voisinage, c'est-à-dire aux extrémités de chaque rayon. Aussi ferez-vous bien, si vous employez ce mode de support, d'appliquer à ces extrémités, contre chaque couple de crémaillère, une feuille de carton assez épais, destinée à protéger le livre menacé.
Le système des clavettes ou pitons, que nous allons maintenant examiner, est, sans comparaison, de beaucoup préférable à celui des crémaillères.
Au lieu d'être munis, sur chacun de leurs bords intérieurs, de cette longue bande de bois taillée en dents de scie, les deux montants de la bibliothèque sont à demi percés, en cette même place, d'une suite de petits trous, également espacés de trois en trois centimètres, et dans lesquels on introduit des clavettes ou pitons en fer ou en cuivre[407]. C'est sur la tête de ces clavettes, qui est aplatie et offre une surface saillante d'environ un centimètre et demi carré, que les rayons de la bibliothèque viennent s'appuyer. Il faut quatre clavettes pour chaque rayon, deux de chaque côté, comme il fallait tout à l'heure quatre crans de crémaillère, deux par tasseau; et, de même qu'on devait avoir grand soin de choisir ces quatre crans bien en face les uns des autres, il est indispensable que les quatre trous destinés à recevoir les clavettes correspondent exactement, soient bien sur le même plan horizontal.
Quoique l'épaisseur de la tête des clavettes soit relativement minime et ne dépasse guère trois ou quatre millimètres, il est bon, afin d'empêcher la clavette d'accrocher ou d'écorner la tête des livres, de ménager dans l'épaisseur du rayon, à ses deux extrémités, quatre échancrures où viendront librement s'emboîter les têtes des quatre clavettes: le rayon n'en sera que plus solidement assis, et toute aspérité, toute saillie, sera supprimée. On remplace même parfois les clavettes métalliques par des clavettes de bois, auxquelles naturellement on donne plus d'épaisseur et plus de longueur, des espèces de tenons, auxquels correspondent des mortaises pratiquées deux à deux aux extrémités des rayons. C'est le système employé, et probablement depuis longtemps, dans certaines sections de la Laurentienne de Florence: il est moins élégant que le précédent, plus primitif, mais je ne le crois pas plus solide ni même plus économique.
On a cherché, dans ces derniers temps, à supprimer ou amoindrir le plus possible la difficulté que présente le changement de place (abaissement ou exhaussement) d'un rayon chargé de livres, que ce rayon soit appuyé sur des tasseaux ou supporté par des clavettes. Plusieurs systèmes ont été imaginés dans cette intention. M. le docteur Staender, directeur de la bibliothèque royale et universitaire de Breslau, est notamment l'inventeur d'un rayon «muni à ses deux extrémités de pitons en métal montés sur tourillons mobiles. Ces pitons pénètrent dans des trous carrés percés dans les montants de chaque travée. On peut aussi remplacer, à l'une des extrémités du rayon, les pitons mobiles par des pitons fixes[408].»
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Il serait certainement très avantageux de ne pas donner à votre bibliothèque-meuble une hauteur supérieure à celle où peut atteindre la main, hauteur qui dispense de l'emploi des échelles ou escabeaux et est actuellement adoptée pour les rayonnages des principales bibliothèques publiques[409]. Malheureusement, et comme nous l'avons déjà plus d'une fois noté, nous sommes presque toujours logés très à l'étroit; dans les grandes villes surtout, la place nous est mesurée avec la plus extrême parcimonie: d'où la nécessité de n'en pas perdre un brin. La hauteur de votre bibliothèque dépendra donc de celle de votre appartement et de la quantité de livres que vous possédez ou avez l'intention d'acquérir.
De même pour la profondeur du meuble. Il vaudrait mille fois mieux sans nul doute ne pas mettre de livres les uns derrière les autres; mais… toujours le manque de place! Du moins si vous êtes contraint de doubler ou même de tripler la profondeur de vos casiers, d'y installer, l'une derrière l'autre, deux, voire trois rangées d'in-16 ou d'in-18, ayez soin de les échelonner, de façon que les volumes placés sur le premier rang ne masquent pas les titres des volumes du second rang et ceux-ci les titres du troisième. Surélevez d'un ou deux crans, ou d'un ou deux trous,—selon que votre rayonnage sera à crémaillères ou à clavettes,—le deuxième rayon et d'autant le troisième. Il va de soi que, si vous employez le rayonnage à clavettes, vous devrez, pour pouvoir disposer plusieurs rangs de rayons en profondeur, avoir fait préalablement adapter, non pas seulement deux bandes de bois sur les deux bords intérieurs de chacun des montants de votre bibliothèque, mais, entre ces bandes extrêmes, deux autres bandes, plus ou moins distantes et pareillement percées de trous, destinés à recevoir les clavettes de devant, supportant les rayons 2 et 3, les rayons du fond, moins larges que le rayon 1.
Il existe certains petits casiers pivotants, de différentes tailles, dits bibliothèques tournantes, qu'on peut installer à portée de la main, près de la table ou même sur la table de travail, et qui vous permettent d'alléger ainsi vos rayons et d'accroître l'espace consacré à vos livres. On y logera naturellement de préférence les ouvrages dont on se sert le plus: dictionnaires, annuaires, manuels, etc.
Pour obvier à l'insuffisance de place, M. Gladstone, le célèbre homme d'État anglais, avait imaginé de disposer sa bibliothèque comme une bibliothèque publique, de diviser son cabinet de travail par de «petits murs de livres à hauteur d'appui, perpendiculaires aux grands côtés de la salle et y marquant de véritables demi-cloisons. Chacun de ces petits murs à tablettes était accessible de [des] deux côtés, et, par conséquent, donnait place à deux rangées de volumes présentant chacune le dos. Ces deux cloisons formaient, en avant des fenêtres, autant de réduits favorables à la solitude et au travail; elles laissaient le haut des surfaces disponible pour les tableaux, gravures et objets d'art; enfin, elles supprimaient l'emploi des échelles ou des marchepieds. M. Gladstone s'est étendu avec beaucoup de verve sur les avantages de cet arrangement; il a démontré que, par son système, 18 000 à 20 000 volumes pouvaient trouver place dans une salle de 10 à 12 mètres de long sur 6 de large, et cela sans lui ôter l'aspect d'un salon ou lui donner celui d'un magasin de librairie[410].»
Mais tout le monde ne dispose pas d'une salle de 10 à 12 mètres de long sur 6 de large, et ce procédé, si ingénieux et élégant qu'il soit, serait inapplicable dans nos étroites petites pièces.
Si vous désirez ne pas laisser tous vos volumes ou documents exposés aux regards de vos visiteurs, si vous possédez des livres rares, des incunables, des manuscrits enluminés, que vous tenez à mettre en réserve[411], à abriter contre les indiscrets et contre la poussière, faites fermer par des portes à panneaux plus ou moins ouvragés, des portes à charnières ou à coulisses, la partie inférieure de votre bibliothèque ou d'une de ses travées seulement. Que les montants en soient torsés ou cannelés, la corniche enrichie de moulures, si bon vous semble, soit! mais n'oubliez pas que plus ce meuble sera simple, plus il facilitera vos recherches, accélérera votre besogne, plus il vous sera commode.
Surtout, à aucun prix, ne vous servez de ces meubles dits «fantaisistes», de ces vitrines «galbées», de ces bahuts rocaille et Pompadour, de ces baroques échafaudages et stupides japonaiseries, où les rayons s'interrompent brusquement ou s'enchevêtrent les uns dans les autres: je m'occupe d'une bibliothèque d'homme de lettres ou de sciences, d'homme d'étude, de travailleur, et non des étagères à bibelots d'une petite-maîtresse.
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On peut avoir à mettre en ordre une bibliothèque composée de nombreux volumes de tous les formats, et qui se trouveraient mêlés ensemble et amoncelés à terre. Dans ce cas, il faudrait commencer par les trier, et c'est d'après les formats que ce tri devrait être opéré. On réunirait donc d'abord tous les in-folio, tous les in-4, les in-8, etc.; on s'occuperait ensuite de rassembler les volumes appartenant aux mêmes ouvrages, ce qui se ferait aisément, ces volumes étant reconnaissables, outre leurs égales dimensions, à la couleur de leur reliure ou à leur titre.
C'est de même, en suivant l'ordre des formats, et, dans chaque format, selon l'ordre alphabétique des noms d'auteurs et en allant de gauche à droite, que les livres doivent être rangés sur les rayons. Vous mettrez naturellement sur le ou les premiers rayons du bas vos plus grands volumes, vos in-folio, si vous en possédez une quantité suffisante pour leur attribuer un rayon, et vos in-4. Si vous n'avez que quelques in-folio, il serait fâcheux, pour quatre ou cinq volumes de cette taille, de hausser de plusieurs crans la tablette supérieure à ce premier rang et de perdre ainsi une place précieuse. Vous joindrez donc ces quatre ou cinq in-folio à vos deux ou trois atlantiques (in-plano), format qui n'abonde pas non plus d'ordinaire dans une bibliothèque du genre de la nôtre, et vous les rangerez à part et à plat, vous les coucherez l'un sur l'autre dans une armoire[412],—dans cette armoire, par exemple, que vous venez d'installer au bas et comme en soubassement de vos rayonnages, et que vous aurez eu soin de faire assez large pour renfermer ces grands livres. Ce rangement horizontal aura en outre l'avantage de ménager vos atlantiques, généralement peu épais et par suite peu résistants, qui risqueraient fort de se fatiguer et de fléchir en restant debout.
Au-dessus des in-4, viendront, toujours par ordre alphabétique de noms d'auteurs, et en allant toujours de gauche à droite[413], c'est-à-dire dans le sens de la lecture, les in-8, puis les in-12 et in-18, et enfin, près de la corniche, les plus petits formats[414].
Au lieu de l'ordre alphabétique, vous pourriez, si vous dressez un catalogue et tenez un ou plusieurs registres d'entrée de vos livres (un pour chacun des quatre formats principaux: nous parlerons plus loin[415] de ces formats et de ces registres), les ranger dans l'ordre d'inscription. Mais cette méthode, convenable et indispensable aux bibliothèques publiques, où chaque recherche d'un livre dans les rayons exige au préalable la recherche du numéro d'inscription de ce livre au catalogue, numéro reporté sur une étiquette collée au dos de ce même livre, ne nous semble guère pratique pour une collection particulière et modeste; et, justement afin de ne pas recourir sans cesse à notre catalogue, si restreint qu'il soit, nous préférons de beaucoup le classement par formats et par ordre alphabétique. Vos livres étant ainsi alignés par rangs de tailles, et ces tailles allant toujours en diminuant à mesure que les tablettes s'élèvent, la symétrique régularité de cette disposition plaira d'emblée à la vue et produira le meilleur effet.
M. Guyot-Daubès blâme cette méthode, et conseille de placer sur les rayons de hauteur moyenne, en face des yeux, soit à environ 1 m. 65 du sol, les volumes ayant le plus petit format. «La hauteur moyenne à laquelle se trouveront les yeux d'une personne se tenant debout près de la bibliothèque sera d'environ 1 m. 65; c'est donc sur un rayon à peu près à cette hauteur qu'on devra placer les livres des plus petits formats: in-12, in-16, in-18. Les titres, généralement peu apparents, du dos de ces volumes pourront ainsi être lus avec facilité. Sur le rayon au-dessus, on placera les volumes d'un format un peu plus grand… Au-dessus se placeront les grands in-8[416];» etc.
Il y a là une singulière inadvertance. La force des caractères d'un titre de livre, la lisibilité de ce titre, en d'autres termes, ne dépend nullement du format de ce livre, mais de son épaisseur, de sa largeur de dos. Un petit in-18 ou un in-32 de 500 pages pourra recevoir une inscription, faite dans le sens ordinaire, le sens horizontal, bien plus grosse, bien plus apparente que celle d'un in-8 de 50 pages ou d'une plaquette in-4 ou in-folio. Dans ce dernier cas même, on est obligé, faute de place horizontale, d'inscrire le titre verticalement sur le dos du volume, ce qu'on pourrait faire d'ailleurs aussi pour un petit in-18 ou un in-32; mais ces inscriptions mises en longueur ne sont jamais bien lisibles ni bien commodes. C'est horizontalement que doivent s'inscrire les titres au dos des volumes, et, plus ce dos sera large, plus grosse et plus visible pourra être et sera cette inscription: cela est de toute évidence, et vous n'avez qu'à le constater sur vos volumes.
Il y a un autre motif pour ne jamais placer au sommet de votre bibliothèque vos plus grands formats, et c'est notre cher La Fontaine qui vous l'enseigne dans sa fable le Gland et la Citrouille: un livre, tout comme un gland qui se détache de l'arbre, peut tomber de sa tablette, et mieux vaut recevoir sur la tête un mignon elzevier ou un minuscule cazin qu'un énorme potiron.
C'est ici le cas de rappeler qu'il existe un petit appareil très simple et peu coûteux destiné à retenir les livres à leur place sur les rayons. L'appui-livre se compose de deux courtes plaques métalliques perpendiculaires l'une à l'autre: la plaque horizontale se glisse sous les volumes à soutenir, du côté du vide, et la plaque verticale en venant butter contre le premier de ces volumes, l'empêche de choir, et retient ainsi debout et serrés les uns contre les autres les livres de toute la rangée. Il faut avouer néanmoins que cet appareil n'a guère d'efficacité que pour les volumes de petit format: les in-4 et les in-8, les in-18 mêmes, réussissent aisément, par leur poids, à pousser l'appui-livre, à le faire céder, et le rendent ainsi inutile. On emploie, dans certaines bibliothèques publiques des États-Unis, un appui-livre tout à fait primitif et bien plus pratique: «c'est une simple brique de construction, enveloppée de papier bulle, et dont le poids suffit à maintenir debout les in-octavo et les in-quarto[417].»
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La méthode de classement adoptée à la Bibliothèque nationale et dans les bibliothèques universitaires peut nous servir, sinon de base, du moins d'indication pour le rangement de nos volumes. Ainsi que nous l'avons vu[418], les livres sont répartis, d'après leurs formats, à la Bibliothèque nationale, en cinq catégories, et, dans les bibliothèques universitaires, en trois seulement. Ces trois catégories, avons-nous dit, sont les suivantes:
1o Grand format (comprenant tous les volumes dépassant 35 centimètres);
2o Moyen format (comprenant les volumes hauts de 25 à 35 centimètres);
3o Petit format (comprenant les volumes au-dessous de 25 centimètres).
Dans une bibliothèque privée, du genre de celle dont nous nous occupons, les volumes dépassant 35 centimètres de hauteur sont généralement peu nombreux; les volumes au-dessus de 25 centimètres sont même bien moins abondants que ceux du format Charpentier (18 centimètres[419]); ce sont ces derniers dont on publie le plus aujourd'hui, comme nous l'avons remarqué en traitant des formats, et qui ont chance de se trouver chez nous en majorité. Réservons-leur donc la plus large place, et, afin de la ménager le plus possible, la place, de créer le moins de vide possible entre nos rayons, au-dessus de nos rangées de livres, établissons quatre sections[420], au lieu de trois, et espaçons nos rayons en conséquence:
1o Très grand format: volumes in-4 cavalier ou in-4 jésus, c'est-à-dire volumes d'une hauteur à peu près égale à 31 ou 35 centimètres; les volumes de format supérieur, les quelques in-folio et les atlantiques, étant, avons-nous dit tout à l'heure[421], rangés à part, couchés l'un sur l'autre, dans une armoire;
2o Grand format: volumes in-8, ou, plus exactement et plus complètement, volumes supérieurs à l'in-18 jésus et inférieurs à l'in-4 cavalier, c'est-à-dire ayant de 19 à 31 centimètres de hauteur;
3o Moyen format: volumes in-18 jésus, ou approximatifs (in-16 raisin, in-12 carré, etc.), c'est-à-dire ayant environ 18 centimètres de hauteur;
4o Petit format: volumes dont la hauteur est inférieure à 16 ou 17 centimètres (in-24 écu, in-32 jésus, etc.).
Que ce désir, si légitime, d'utiliser le maximum de place dont nous disposons, ne nous empêche cependant pas de laisser, au-dessus de chaque rangée de livres, entre la tête de ceux-ci et la tablette supérieure, un peu d'espace, deux centimètres environ, afin de pouvoir aisément glisser la main dans cet intervalle, et retirer ou replacer sans difficulté nos volumes.
Mais comment concilier le classement par formats avec le classement par matières? Car tout le monde ne peut, à l'exemple, paraît-il, de M. de Talleyrand, ne garder dans sa bibliothèque que des volumes d'un seul et même format, ce qui évidemment simplifiait de beaucoup la question et supprimait toute difficulté. Et ce format, tant affectionné par l'illustre diplomate, inutile de vous prévenir que c'était l'in-8: vous vous souvenez de ce que nous avons dit de la vogue de l'in-8 dans toute la première moitié du XIXe siècle[422]? M. de Talleyrand, assure-t-on, ne voulait «souffrir» sur ses rayons «que des lignes immenses d'in-8, tous rangés en bataille comme des grenadiers prussiens[423]».
Vous, qui n'êtes pas aussi exclusif, qui possédez des livres de toutes dimensions, comment donc ferez-vous pour que le rangement par formats se concilie avec l'ordre des matières?
La difficulté n'a d'importance, à vrai dire, et selon la remarque de Tenant de Latour, que pour «les grands établissements publics, où la confusion d'ailleurs se mettrait trop aisément sans cela. Mais, dans une bibliothèque de quelques milliers de volumes, où l'on n'est pas obligé, où il ne serait pas possible d'admettre tous les ouvrages qui se rattachent à chaque division, où l'on n'admet assez généralement que des livres plus ou moins utiles ou plus ou moins aimés, là où toute une matière peut être représentée par cent volumes de formats divers[424],» il est toujours relativement facile de ranger ces volumes avec régularité, élégance et commodité.
Si vous tenez absolument, ce qui est du reste très légitime, à classer ensemble tous vos volumes traitant de la même matière, employez le classement vertical préconisé par M. Guyot-Daubès. Vous voulez, par exemple, que tous vos ouvrages sur l'histoire de France se trouvent réunis. Au-dessus de vos in-4 traitant de ce sujet, placez vos in-8 consacrés à la même question; au-dessus de vos in-8, rangez vos in-12 et in-18 ayant trait pareillement à notre histoire nationale, et, au-dessus des in-12 et in-18, les in-24 et in-32 qui s'en occupent aussi. Vous rangerez de même, à la suite des précédents, les volumes relatifs à la littérature, à la linguistique, aux beaux-arts, etc. «Par ce moyen, la bibliothèque conserve son aspect de régularité et de bonne disposition, toute la place est bien utilisée, et il n'y a pas d'emplacement perdu par suite de la présence de petits volumes dans des rayons largement espacés; le classement vertical a donc une importance sur laquelle on ne saurait trop insister[425].»
Mais, dans chacune de ces catégories: histoire de France, littérature, linguistique, beaux-arts, etc., n'oubliez pas de ranger toujours vos volumes par ordre alphabétique de noms d'auteurs, ce qui facilitera de beaucoup vos recherches, et toujours de gauche à droite sur chaque rayon, comme nous l'avons dit.
Un autre système de classement, applicable seulement aux bibliothèques particulières, se trouve mentionné, sinon préconisé, par l'auteur des Mémoires d'un bibliophile. Il est de beaucoup plus simple, et on peut le dire aussi original que rationnel pour certains lecteurs ou amateurs. C'est le système employé par M. d'Herbouville, directeur général des postes de 1815 à 1816, «possesseur d'une magnifique bibliothèque, et l'un des hommes de France le plus en état de la bien classer[426]». Il consiste tout bonnement à «mettre les plus beaux livres devant, et les plus laids derrière[427]».
D'autres amoureux des livres placeront devant, bien à portée de la main, leurs volumes préférés, ceux qu'ils relisent ou consultent le plus fréquemment.
Tous ces systèmes ont du bon pour une collection particulière: vous n'êtes pas et ne pouvez être astreint, dans votre bibliothèque, qui ne sert qu'à vous seul, au même ordre, à la même rigoureuse méthode, qui doit régir un établissement public. Le point capital pour vous, ou même le seul point à retenir, c'est que votre classement vous plaise et que vous le possédiez jusqu'au bout des doigts, de façon à aller quérir sans lumière ou les yeux fermés n'importe lequel de vos volumes, c'est qu'il vérifie et confirme l'excellente règle posée par un bibliophile anonyme:
«Un livre doit être placé dans une bibliothèque de manière à n'être jamais cherché, mais tout simplement pris[428].»