Une bibliothèque: L'art d'acheter les livres, de les classer, de les conserver et de s'en servir
CHAPITRE II
LE PAPIER
Le papier est l'élément essentiel et fondamental du livre. De même qu'un homme doué d'une solide constitution, ayant «un bon fond», résistera mieux qu'un être chétif et débile aux assauts de la maladie et retardera d'autant l'inévitable triomphe de la mort, de même un livre imprimé sur papier de qualité irréprochable bravera bien mieux qu'un volume tiré sur mauvais papier les injures du temps et les incessantes menaces de destruction.
Aussi les bibliophiles ont-ils toujours attaché une importance capitale à la qualité du papier des ouvrages destinés à leurs collections. Les splendides reliures de Jean Grolier n'abritaient que des exemplaires de choix, des «exemplaires en papier fin et en grand papier, que les imprimeurs tiraient exprès pour lui[116]». «MM. de Thou» (notamment le célèbre historien Jacques-Auguste de Thou) «qui ont été si longtemps chez nous la gloire et l'ornement des belles-lettres, dit Vigneul-Marville[117], n'avaient pas seulement la noble passion de remplir leurs bibliothèques d'excellents livres, qu'ils faisaient rechercher par toute l'Europe; ils étaient encore très curieux que ces livres fussent parfaitement conditionnés. Quand il s'imprimait en France, et même dans les pays étrangers, quelque bon livre, ils en faisaient tirer deux ou trois exemplaires pour eux, sur de beaux et grands papiers qu'ils faisaient faire exprès, ou achetaient plusieurs exemplaires, dont ils choisissaient les plus belles feuilles, et en composaient un volume, le plus parfait qu'il était possible.»
Jules Janin, le duc d'Aumale et autres bibliophiles d'élite ont plus d'une fois suivi l'exemple des de Thou[118].
La reliure à part, c'est de la qualité du papier que dépend presque toujours le prix de vente d'un ouvrage non épuisé, non d'occasion, qui se trouve en librairie, comme on dit, et figure dans le catalogue d'un éditeur. Prenons, par exemple, la collection Jannet-Picard, portée sur le Catalogue de la librairie Flammarion, année 1896[119], et qui comprend les œuvres de Molière, de Rabelais, Villon, Regnier, Marot, etc. Le volume broché, papier ordinaire, de cette collection, coûte 1 franc; le volume broché, papier vergé, 2 francs; papier Whatman, 4 francs; papier de Chine, 15 francs.
De même pour la «Nouvelle Bibliothèque classique», fondée par l'éditeur Jouaust, et annoncée dans le même catalogue Flammarion[120]: un volume de cette collection sur papier ordinaire in-16 elzevierien est coté 3 francs; sur papier de Hollande, 5 francs; sur papier de Chine ou Whatman, 10 francs; sur grand papier (c'est-à-dire papier à grandes marges), chine ou Whatman, 30 francs.
L'édition des œuvres complètes d'Alfred de Musset (10 vol. format petit in-12) publiée par l'éditeur Lemerre est de même tarifée[121]: le volume sur papier vélin, 6 francs; sur hollande, 25 francs; sur chine et sur Whatman, 50 francs; sur japon, 75 francs.
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Le papier, qui tire son nom du mot latin papyrus, roseau très abondant en Égypte, et dont l'écorce, aisément détachée en larges et légères bandelettes, recevait l'écriture des anciens scribes, est d'origine très lointaine et inconnue. C'est ce qui faisait dire au roi Charles IX que le papier «semble nous avoir été transmis par un don spécial de Dieu[122]». Il a cela de particulier et d'admirable qu'étant le produit de substances presque sans valeur et souvent de matières de rebut, le résultat d'une trituration de loques et de chiffons, une fois façonné et imprimé, devenu livre ou journal, il acquiert une puissance sans pareille, une sorte de souveraineté universelle. Il modifie nos idées et nos croyances, transforme nos mœurs et nos lois, renverse ou restaure les États, décide de la paix et de la guerre: il gouverne le monde, pour ainsi dire; et il s'est tant multiplié de nos jours, on en fait une si grande et si envahissante consommation, que cette particularité est devenue une caractéristique de notre époque, qu'on a surnommé notre âge «l'âge du papier».
Autrefois le papier ne se fabriquait qu'avec des chiffons (coton, chanvre, lin); actuellement on en fabrique avec presque tout[123], avec de la paille, du foin, du son, du crottin de cheval «bien lavé[124]», de la mousse, des feuilles d'arbres, des fougères, de l'ortie, du sparte ou alfa (graminée très répandue en Algérie), mais surtout avec du bois (sapin, tremble, peuplier et tilleul)[125]. Sans l'encre d'imprimerie qu'il faudrait d'abord enlever, ce qui augmenterait considérablement les frais de fabrication, les vieux papiers (vieux journaux, livres de rebut, etc.) pourraient aussi servir à en confectionner du neuf: à cause de cette encre, le vieux papier ne peut faire que du carton ou des maculatures, papier de pâte grossière employé pour envelopper et emballer[126].
C'est la presse, ce sont les journaux, qui, par leur rapide et considérable extension durant la seconde moitié du XIXe siècle, ont stimulé la fabrication du papier et l'ont amenée aux prodigieux résultats que nous voyons: plus de 1 500 millions de kilogrammes fabriqués par année dans le monde entier; la France, à elle seule, en fabrique annuellement plus de 100 millions de kilogrammes[127]. On a calculé qu'un journal à grand tirage absorbe, à lui tout seul, une centaine d'arbres par numéro, et que, dans un demi-siècle, pas plus tard, toutes les forêts d'Europe auront été coupées à blanc et imprimées à fond[128].
Sans entrer dans tous les menus détails de la fabrication du papier, nous dirons, d'une façon générale, que les papiers faits avec des chiffons valent mieux,—c'est-à-dire offrent plus de solidité et de résistance, reçoivent mieux l'impression, sont plus «amoureux» de l'encre, et aussi sont moins susceptibles de s'altérer et de se jaunir,—que les papiers fabriqués avec du bois.
Il en résulte donc, et toujours d'une manière générale, que les livres d'autrefois,—les livres de condition moyenne, livres ordinaires et à bon marché: je laisse de côté, comme je l'ai dit au début, les ouvrages de luxe,—valent mieux, matériellement parlant, que les livres ordinaires et à bon marché d'aujourd'hui[129]. Nous aurons à nous souvenir de cette remarque lorsque nous traiterons de l'achat des livres.
Jadis les papiers ne se fabriquaient que dans des cuves, à la forme; actuellement, grâce à la machine à papier continu, inventée vers 1798 par un ouvrier d'Essonnes, Louis Robert[130], et maintes fois perfectionnée depuis, ce mode de fabrication est l'exception. Voici succinctement en quoi consistait et consiste encore, sauf quelques modifications de détails, la fabrication à la forme[131].
Après avoir lavé les chiffons, les avoir triturés et réduits en pâte dans des réservoirs ou cuves, on procède au blanchiment de cette pâte, ce qui s'effectue de diverses façons, entre autres, en mélangeant à la pâte un sel de chlore: le chlore a la propriété d'annihiler les couleurs et de rendre blancs tous les tissus, fils et fibres. Ce sel de chlore est l'hypochlorite de soude, dit, par abréviation et couramment, chlorure. On prend ensuite un châssis au fond garni de menus fils de laiton, de vergettes très rapprochées, nommées vergeures, et coupées perpendiculairement par d'autres fils de laiton plus espacés, appelés pontuseaux. Sur ce fond, cette sorte de toile métallique ou de tamis, entre les vergeures et les pontuseaux, est entrelacé un autre mince fil de laiton, affectant la forme d'un objet ou les initiales du fabricant,—une «marque de fabrique» destinée à apparaître au milieu de la feuille de papier: c'est le filigrane, qu'on appelle aussi la marque d'eau. Cette marque représentait autrefois soit un pot, soit une cloche, une couronne, un aigle, une grappe de raisin, l'écu de France, le monogramme de Jésus-Christ, IHS, etc., et c'est elle qui a donné son nom à ces divers formats de papier: pot, cloche, couronne, grand aigle, raisin, écu, jésus, etc.
Le châssis, la forme, ainsi préparée, est plongée dans la cuve et retirée pleine de pâte. Une sorte de couvercle, nommé couverte ou frisquette[132], recouvre la forme, qui n'a d'ailleurs que très peu de profondeur, et, en l'empêchant de se charger d'une trop grande quantité de pâte, règle l'épaisseur que l'on veut donner au papier. L'eau de cette pâte s'égoutte d'elle-même presque instantanément, par les intervalles des vergeures. La frisquette enlevée, l'ouvrier, qui tient la forme avec ses deux mains, par les deux bouts, la retourne alors prestement, la renverse sur un feutre ou flotre[133], où la couche de pâte, c'est-à-dire la feuille de papier, vient se déposer. Sur cette première feuille il applique un second feutre, sur lequel une seconde feuille de papier viendra de même s'étendre en quittant la forme, et que protégera de même un troisième feutre, etc.
Lorsque ces feuilles de feutre et de papier, ainsi intercalées et superposées, ont atteint une certaine hauteur, sont au nombre de 150 ou 200, on transporte en bloc cette pile, appelée porse, sous une presse hydraulique ou à main, et on les comprime pour en faire complètement sortir l'eau et hâter la dessiccation. On désintercale ensuite les feuilles, on met en tas d'un côté les feutres, de l'autre les feuilles de papier, qu'on replace de nouveau sous la presse et qu'on comprime encore, puis qu'on porte à l'étendage, qu'on fait sécher, jusqu'à ce qu'elles soient absolument solidifiées et fermes, maniables sans risques ni difficultés.
A propos de ces anciens papiers de fil, un écrivain anglais du XVIIe siècle, Thomas Fuller, a fait cette remarque, sans doute plus curieuse qu'exacte, que le papier participe du caractère de la nation qui le fabrique. Ainsi, dit-il, «le papier vénitien est élégant et fin; le papier français est léger, délié et mou; le papier hollandais, épais, corpulent, spongieux[134]».
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Aujourd'hui que les pâtes de bois, devenues les remplaçants, les succédanés des chiffons, sont les éléments les plus fréquemment employés dans la fabrication des papiers, on fait usage de procédés tout différents, et l'on obtient des papiers, non plus de dimensions restreintes et de formats déterminés d'avance (pot, couronne, raisin, jésus, etc.), mais des papiers continus, de longues bandes, qu'on met en rouleaux ou qu'on sectionne à volonté.
Ces pâtes de bois se préparent de deux façons, chimiquement ou mécaniquement[135].
Dans le premier cas, le bois, après avoir été scié et haché en menus morceaux, est renfermé sous pression dans des vases clos, et désagrégé, dissous par l'action d'agents chimiques, principalement du bisulfite de chaux. La pâte ainsi obtenue, dite cellulose au bisulfite, est préférable à la pâte mécanique, produite par l'usure de bûches de bois en contact avec l'eau et au moyen de meules de granit.
La pâte de bois, versée dans une cuve, s'écoule d'elle-même et s'étale sur une toile métallique sans fin (c'est-à-dire dont les deux extrémités sont jointes l'une à l'autre), sans cesse agitée d'un double mouvement,—mouvement en avant peu rapide, et mouvement latéral de brusque va-et-vient, de trépidation précipitée,—à travers laquelle l'eau s'égoutte, comme tout à l'heure à travers les vergeures de la forme. Cette toile passe entre des cylindres de diamètres variés, qui compriment et affinent progressivement la pâte, puis autour de rouleaux de fonte creux, dits sécheurs, chauffés par la vapeur et enveloppés de feutre, qui la dépouillent de toute humidité et complètent sa transformation en feuille de papier.
La durée complète de l'opération, de cette transformation de la pâte en feuille de papier maniable et utilisable, n'exige pas plus de deux à trois minutes, suivant la vitesse de la machine, et le bois ainsi traité permet de fabriquer des papiers à un prix dix fois moindre que celui du papier à la forme[136].
A la pâte de bois nombre d'ingrédients sont ajoutés, selon la qualité et la sorte de papier qu'on veut obtenir: gélatine, résine, fécule, alun, kaolin, sulfate de chaux, etc.; on y ajoute même des chiffons.
Le kaolin et le sulfate de chaux ont pour but de donner plus de poids, plus de charge au papier.
La gélatine, la résine, la fécule et l'alun servent à le coller.
Le collage s'opère aussi à l'aide d'une sorte de savon résineux, préparé par la fusion de la résine avec du carbonate de soude; l'addition d'un peu d'alun dans la cuve ou pile précipite un composé résineux d'alumine, qui agglutine les fibres du papier, reconstitue ainsi l'adhérence primitive et naturelle existant entre les fibres végétales avant leur transformation en pâte, et permet d'écrire sur ce papier avec de l'encre ordinaire[137].
Le papier collé est donc celui qui ne boit pas l'encre ordinaire, et le papier non collé, celui qui boit cette encre: les papiers buvards et brouillards[138], ainsi que les papiers à filtrer, sont des papiers non collés.
Lorsqu'on veut écrire sur du papier non collé, mettre, par exemple, une dédicace sur le faux titre d'un livre imprimé sur du papier de ce genre, il suffit de déposer à l'endroit où l'inscription doit être faite un peu de sandaraque, qu'on étend en frottant avec le doigt: la sandaraque, qui n'est qu'une variété de résine, colle l'endroit frotté, en obstrue les pores, et empêche l'encre ordinaire d'y pénétrer trop profondément et de s'y étaler trop largement.
Le papier collé prend aussi moins bien, et par la même raison, l'encre d'imprimerie, mais il a plus de solidité et de résistance que le papier non collé. Il est aussi moins susceptible de se piquer, de s'altérer dans un air humide.
Le papier non collé a ses partisans: aux yeux de certains, l'impression, plus pénétrante, plus onctueuse, y a meilleur aspect, surtout quand l'ouvrage est accompagné d'illustrations. Pour essayer de contenter tout le monde, les fabricants ont adopté un moyen terme et créé le demi-collé.
Les papiers se lissent, se glacent et se satinent à l'aide de feuilles de carton ou de feuilles métalliques (acier, zinc ou cuivre) et de presses et de cylindres appelés, selon leur forme, laminoirs ou calandres[139].
Le papier couché est un papier, d'ordinaire très glacé[140], qui s'obtient en recouvrant une feuille de papier bien collé d'une couche de colle de peau et de blanc de Meudon mélangés. On y ajoute aussi du blanc de zinc, du sulfate de baryte, du talc, du chlorure de magnésium, etc.[141] Le papier couché est surtout employé pour le tirage des photogravures, des gravures en couleurs et des publications ornées de ce genre de vignettes.
Les papiers couchés ressemblent parfois beaucoup aux papiers glacés ou satinés, et l'on pourrait les confondre. Pour les distinguer, il suffit de mouiller le doigt et de frotter légèrement un coin de la feuille à examiner: si le doigt se salit, se couvre d'un petit dépôt blanchâtre, on a affaire à du papier couché; dans le cas contraire, à du papier simplement glacé ou satiné.
Ces papiers plâtrés et glacés, d'une blancheur éclatante, si répandus aujourd'hui, sont des plus pernicieux pour les yeux. On ne saurait mieux comparer l'effet produit par eux sur la rétine qu'à celui de la réverbération d'une route poudreuse tout ensoleillée ou d'un champ de neige, qu'on serait astreint à regarder. Des médecins allemands ont, il y a quelque temps, dirigé des attaques très vives contre les papiers couchés et, en général, contre les papiers trop glacés et trop blancs.
«Nous n'avons pas besoin de faire remarquer, écrit à ce propos la Revue scientifique[142], quelle transformation complète s'est produite dans les papiers d'impression; on est bien loin des antiques papiers de chiffon, dotés d'une coloration grise ou bleuâtre, et d'un grain assez grossier, qui, pour l'impression comme pour l'écriture, exigeaient l'emploi de caractères de dimensions assez grandes[143]. On se sert maintenant, pour ainsi dire exclusivement, de papiers faits de fibres végétales diverses, mais dont la caractéristique est de présenter une surface extrêmement lisse, où la plume glisse, où l'impression se fait en petits caractères. Or, qu'on regarde ces papiers perfectionnés, et l'on constatera qu'il se produit souvent à leur surface des reflets intenses…, toute une série de reflets, d'ombres et de lumière qui fatiguent considérablement l'œil.»
La constatation n'est que trop facile et que trop exacte, et il y a là un fait digne au plus haut point d'appeler l'attention de tous ceux qui lisent, et de les mettre soigneusement en garde.
Certains bibliographes ont reproché aux belles éditions de Firmin Didot d'avoir, par leur blancheur, «rendu myopes nos pères de 1830[144]»: que ne dira-t-on pas de nos papiers, bien plus glacés, bien autrement chatoyants et éblouissants! quels reproches ne méritent-ils pas!
Afin de remédier à ces graves et incontestables dangers, quelques éditeurs ont fait choix, pour leurs impressions, de papiers légèrement teintés, soit en jaune, soit en vert, soit en bleu. Vers la fin du XVIIIe siècle, l'éditeur Cazin a fréquemment employé le papier azuré, et ses charmants petits in-18, bien qu'imprimés en fins caractères, se lisent sans fatigue.
La teinte qui semble la meilleure pour les yeux, «c'est la teinte bulle et principalement celle désignée dans les étoffes sous le nom de teinte mastic[145]». Le papier de cette nuance doit même être préféré au papier vert, parce que l'encre noire apparaît rougeâtre et peu distincte sur le vert, et, par suite, fatigue la vue[146].
Mais que penser des industriels qui, pour se singulariser, dans l'espoir de provoquer la curiosité, s'avisent de tirer leurs ouvrages sur papier rose ou rouge vif? Rien de plus pernicieux pour la vue que les papiers rouges; la lecture d'une simple demi-page de cette couleur laisse dans la rétine des tremblements, des papillotages, qui, de l'aveu unanime des oculistes, peuvent avoir les plus fâcheuses conséquences. Il y a quelques années, un éditeur, déterminé à brusquer le succès, entreprit le lancement d'une collection de mignons petits in-16, imprimés sur papier rose, papier «cuisse de nymphe».
«Je sais bien, disait-il avec une aimable désinvolture, que je risquerais d'abîmer les yeux de mes clients, si ces braves gens commettaient l'imprudence d'ouvrir mes volumes, mais ils ne les ouvriront pas! C'est pour la pose et la montre qu'on achète des livres aujourd'hui… quand on en achète! On ne lit plus!»
Vous qui êtes de ceux qui lisent encore, vous qui achetez des livres pour vous en servir réellement et efficacement, fuyez, fuyez comme la peste ces papiers aux couleurs éclatantes. «Ménagez vos yeux! Ayez-en un soin extrême!» C'est la première règle à suivre, le premier et le plus important conseil que j'aie à vous donner.
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Les papiers se vendent par mains, par rames et par rouleaux ou bobines.
La main se compose de 25 feuilles, la rame de 20 mains ou 500 feuilles.
Une bobine a de 3 000 à 6 000 mètres de longueur, et de 0 m. 46 à 1 m. 35 de largeur; son poids est des plus variables. La vente par bobines ne concerne que les journaux.
Nous donnons, dans le tableau ci-contre, la liste des papiers actuellement le plus en usage, ainsi que leurs dimensions métriques[147] et leurs modes d'emploi: quant à leurs poids, ils varient tellement, que mieux vaut ne risquer aucun chiffre.
| DÉNOMINATION | DIMENSIONS de la FEUILLE (m) | MODES D'EMPLOI |
|---|---|---|
| Grand aigle | 0,75 × 1,06 | Le grand aigle n'est guère employé que pour les cartes géographiques, les tableaux et les registres. |
| Colombier | 0,63 × 0,90 | Le colombier est particulièrement propre aux affiches commerciales et aux tableaux des compagnies de chemins de fer. |
| Soleil ou petit colombier | 0,58 × 0,80 | |
| Grand jésus | 0,56 × 0,76 | Le jésus, la double couronne, le cavalier et le carré sont plus spécialement affectés aux labeurs (aux livres, par ex.: voir le mot labeur, p. 105). C'est en jésus et en raisin que se font généralement les in-18. |
| Jésus | 0,55 × 0,70 | |
| Petit jésus | 0,52 × 0,68 | |
| Raisin | 0,50 × 0,65 | Le raisin sert à la fois aux labeurs et à la confection des registres. |
| Double couronne | 0,47 × 0,74 | L'in-16 double couronne remplace avec avantage l'in-18 jésus; la grandeur du volume est la même, et l'impression des 1/4, 1/2 et 3/4 de feuille se fait sans perte de papier. |
| Cavalier | 0,46 × 0,62 | |
| Carré | 0,45 × 0,56 | |
| Coquille | 0,44 × 0,56 | La coquille, dont les dimensions étaient autrefois 0,4 × 0,54, ne diffère plus guère aujourd'hui du carré qu'en ce qu'elle est glacée et souvent quadrillée, et, comme telle, exclusivement consacré aux travaux commerciaux: factures, lettres, etc., ce qu'en termes de métier on appelle ouvrages de ville, bibelots ou bilboquets. (Cf. E. Boutmy, Dictionn. de l'argot des typogr., p. 60.) |
| Écu | 0,40 × 0,52 | L'écu, la couronne, la tellière, le pot, et la cloche servent à l'impression de documents administratifs et commerciaux, et à la confection de cahiers et registres. L'écu s'emploie aussi pour certains labeurs: livres de distributions de prix, albums, almanachs, etc. La couronne est également utilisée pour l'impression des livres: dans ce cas, son format est un peu plus grand (0,37 × 0,47) que quand elle est destinée aux cahiers et aux registres. La double tellière sert aussi à l'impression des livres; elle donne naissance au format dit in-16 elzev. (0,113 × 0,18). |
| Couronne | 0,36 × 0,46 | |
| Tellière (le ou la) ou papier ministre | 0,33 × 0,44 | |
| Pot ou papier écolier | 0,31 × 0,40 | |
| Cloche | 0,29 × 0,39 |
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Bien que nous considérions le livre surtout au point de vue pratique, comme instrument d'étude et outil de travail, il convient de dire quelques mots des papiers de luxe, d'en définir les principales variétés tout au moins.
On appelle papier vergé celui qui laisse apercevoir par transparence les empreintes des fils métalliques formant le fond du moule où il a été fabriqué, comme nous l'avons expliqué plus haut. Nous rappelons que les empreintes les plus rapprochées sont nommées vergeures, et que les plus espacées, perpendiculaires aux premières, sont les pontuseaux.
Il existe du faux vergé, c'est-à-dire du papier vergé fabriqué non à la forme, mais à la machine. On l'obtient en faisant passer la pâte encore fraîche entre des cylindres à cannelures imitant vergeures et pontuseaux (c'est-à-dire transversales pour les vergeures et circulaires pour les pontuseaux), et où sont même au besoin gravées des marques d'eau.
Le papier de Hollande est, en dépit de son nom, un papier d'invention et de fabrication absolument françaises. Ce sont de nos ancêtres appartenant à la religion réformée, qui, obligés de s'enfuir à l'étranger, après la révocation de l'édit de Nantes, portèrent leur industrie et leurs procédés aux Pays-Bas, et, de là, nous expédièrent leurs produits. Lorsqu'il est de bonne qualité, de pur fil, le papier de Hollande, d'ordinaire vergé, est résistant, ferme, sonore,—sonnant, comme on dit,—et de très bel aspect. De l'avis de certains bibliophiles, il a ou il aurait parfois, quand il est trop collé sans doute, l'inconvénient de ne pas très bien prendre l'encre, et de donner accidentellement aux impressions une apparence un peu terne et grisâtre.
Le papier Whatman[148] ressemble au papier de Hollande, mais il est toujours dépourvu de vergeures. Comme le hollande, il est grené, très ferme et très solide. On l'emploie beaucoup pour le dessin linéaire et le lavis[149].
Le vélin, ainsi nommé parce qu'il a la transparence et l'aspect de l'ancien vélin véritable, provenant de la peau de jeunes veaux, est un papier sans grain, très uni, lisse et satiné, excellent pour le tirage des vignettes. D'une façon générale, tout papier fabriqué à la forme et dépourvu de grains et de vergeures est qualifié de vélin.
Le papier de Chine se fabrique avec l'écorce du bambou. Il a une teinte grise ou jaunâtre, un aspect «sale», plus ou moins prononcé. Cela vient de ce que sa fabrication s'effectue en plein air. Il est, en outre, très mince, très léger et inconsistant. «Le papier de Chine… doit sa réputation, non pas à sa propre beauté, mais bien à ses affinités particulières avec l'encre d'impression[150]. Son tissu lisse et mou tout ensemble est plus apte qu'aucun autre à recevoir un beau tirage… L'impression y vient avec une incomparable netteté. Les livres imprimés en petit texte gagnent particulièrement à être tirés sur chine[151].» Ce papier est très sensible à l'humidité: aussi est-il bon de le faire encoller aussitôt après l'impression. Le papier de Chine sert non seulement pour certaines éditions de luxe, mais aussi pour les reports lithographiques. La feuille de Chine, convenablement encollée au préalable, et portant le texte, croquis ou dessin à transporter, à reporter sur la pierre, est appliquée sur celle-ci, et soumise à une forte pression: un simple mouillage suffit alors pour qu'elle laisse sur la pierre ce texte ou ce croquis,—le report.
Le papier du Japon est un superbe papier blanc ou légèrement teinté en jaune, soyeux, satiné, nacré, à la fois transparent et épais, qui absorbe l'encre très facilement et fait on ne peut mieux ressortir les tons des dessins. Il provient de l'écorce d'arbrisseaux de la flore japonaise, tels que le midzumatu (Edgeworthia papyrifera), dont les fibres sont molles, souples, longues et solides; le kozokodzou (Broussonetia papyrifera), fibres grosses, longues et solides; le gampi (Wickstræmia canescens), aux filaments très délicats: le papier fourni par ce dernier arbuste est particulièrement fin, souple et lisse[152].
On appelle aujourd'hui papier parchemin, parchemin végétal ou faux parchemin un papier sans colle, trempé très peu de temps dans une solution d'acide sulfurique, opération qui lui donne une transparence jaunâtre, rappelant le vrai parchemin[153]. On utilise fréquemment le papier parchemin comme couverture de volumes.
Mentionnons encore, en dehors des papiers de luxe:
Le papier serpente, papier très mince et sans colle, qui sert principalement à protéger les gravures contre le maculage;
Le papier pelure d'oignon, ou simplement pelure, qui est aussi un papier très mince, très léger et non collé, et s'emploie notamment pour les copies de lettres; une certaine espèce de papier pelure collé est utilisée comme papier à lettre économique: par sa légèreté, elle permet d'éviter les surtaxes postales[154];
Le papier joseph (du nom de son inventeur Joseph Montgolfier), ou papier de soie, qui est blanc, fin, très souple et soyeux: on l'emploie, comme le serpente, pour protéger les gravures, et aussi pour envelopper de menus objets fragiles, des bijoux, etc.;
Le papier végétal ou papier à calquer, papier très fin et transparent, fait de filasse de chanvre ou de lin non blanchie;
Le papier porcelaine, papier recouvert d'une couche de blanc opaque mélangé à de la colle de peau. Ce blanc était autrefois du blanc de céruse: pour éviter les empoisonnements, on se sert aujourd'hui de sulfate de baryte[155].
Les papiers bulle sont des papiers teintés, en jaune le plus souvent, et généralement de qualité inférieure.
Le carton se fabrique soit par la superposition et la compression de plusieurs feuilles de papier, soit par la même méthode que le papier ordinaire, mais avec une pâte moins épurée, composée de déchets plus grossiers. La première sorte est dite carton de collage, la seconde carton de moulage[156].
Le carton anglais, connu sous le nom de bristol ou bristol anglais, «n'est, quelle que soit son épaisseur, qu'une feuille de papier faite à la cuve avec les plus belles espèces de chiffons, auxquelles on ajoute une proportion assez considérable de kaolin[157].»
Le bristol français, au contraire, est obtenu par superposition: c'est un carton de collage de feuilles blanches laminées avec soin[158].
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Tous les papiers (les papiers de fabrication moderne), selon une juste remarque du Mémorial de la librairie française[159], «sont plus ou moins sujets à changer de couleur; cette altération ne consiste pour la plupart qu'en un brunissement qui affecte d'abord les extrémités du papier et gagne peu à peu l'intérieur; parfois aussi elle est uniforme. Dans ce dernier cas, le papier lui-même est altéré, tandis que, dans le premier, il n'y a qu'intervention d'agents extérieurs, tels qu'une atmosphère ambiante chargée de produits, en combustion, de gaz d'éclairage. Les acides et oxydants produisent l'altération par action directe sur les fibres du papier, ou, si ce dernier contient de l'amidon, la combinaison de ces acides avec cet hydrate de carbone amène une rapide détérioration de couleur. En un mot, l'altération de la couleur des papiers ordinaires à la cellulose est relative à la quantité de résine qu'ils contiennent, ou, plus généralement, à la résine et aux procédés de fixation de cette dernière dans le collage.»
Préoccupés de se procurer des papiers de teinte moins variable et de constitution plus durable, les imprimeurs ont imaginé maints procédés d'examen et de contrôle des papiers, et voici les conseils que donne à ce sujet l'Intermédiaire des imprimeurs[160]:
«Un papier contenant du bois mécanique est fort reconnaissable à simple vue, il suffit de le regarder par réflexion: on aperçoit des fibres plus brillantes que les autres et non feutrées; elles ont une longueur variant de 3 à 5 millimètres, suivant leur finesse: c'est du bois râpé de tremble. Le sapin est moins brillant et plus difficile à distinguer, et les réactifs sont souvent indispensables pour en déceler la présence. Le réactif le plus simple est une dissolution de 10 grammes de sulfate d'aniline dans 250 grammes d'eau distillée. Une goutte de ce liquide sur la feuille de papier produit une coloration jaune orange d'autant plus prononcée qu'elle contient plus de bois mécanique ou râpé, tremble ou sapin.
«Les papiers contenant du bisulfite ou bois chimique sont à longues fibres qu'il est facile de distinguer à la déchirure lente; ce succédané est solide, mais devient cassant lorsqu'il n'a pas été blanchi ou bien débarrassé de l'acide sulfureux provenant de son traitement. Il est cependant bien inférieur au chiffon et manque de souplesse.
«Enfin, comme essai de résistance, on peut faire la petite expérience pratique suivante: mettre dans sa poche de côté différents types de papier à essayer, les laisser quelques jours exposés au frottement de l'habit. Alors examinez-les aux plis. Les bons papiers de chiffon seront intacts, tandis que les autres à succédanés seront en lambeaux. On saura alors de quel côté porter son choix. Quant à la transparence, c'est une grande erreur de croire que c'est une qualité. Ce fondu ou épais (sic) n'est obtenu qu'au détriment de la solidité.»
Dans une publication spéciale et particulièrement compétente, la Revue biblio-iconographique, M. Pierre Dauze a traité récemment cette question, «capitale pour les livres, du papier d'imprimerie, et il affirme que, étant donnés les papiers employés par les éditeurs pour leurs tirages ordinaires, on ne trouvera plus, dans cinquante ans, que les vestiges des impressions faites de nos jours[161]. Il se demande même si les papiers dits de luxe, papiers de fil, de Chine, du Japon, sur lesquels on tire un certain nombre d'exemplaires de quelques livres, dureront plus que les autres. L'ancien papier du Japon, fabriqué à la main, uniquement avec des matières végétales, ne se fabrique plus, et les éditeurs fabriquent» (font fabriquer plutôt) «un japon par des méthodes mécaniques où l'élément minéral intervient. Or, ces sortes-là sont susceptibles de se piquer. Quant au papier de Chine, il se pique aisément et contamine les autres papiers; seulement, il n'est pas rebelle au lavage comme le papier du Japon. Le seul papier qui puisse inspirer une sécurité absolue, c'est le papier de fil sur lequel on imprimait ces éditions d'incunables, qui nous sont parvenues aussi fraîches, aussi nettes que si elles sortaient des mains de l'imprimeur. En sera-t-il de même du papier de fil produit de nos jours? M. Pierre Dauze suspecte fort l'emploi irréfléchi de substances chimiques ou minérales de nature à introduire des ferments de décomposition prématurée, et il signale, dans des exemplaires tirés sur papier de Hollande, des taches de rouille qui proviennent évidemment de l'emploi du fer dans lesdits papiers.
«L'auteur ne voit qu'un remède: c'est d'exiger des éditeurs qu'ils n'emploient à l'avenir que des papiers analysés; d'obliger» (c'est-à-dire de rendre obligatoire) «l'emploi des matières premières exclusivement végétales, et une fabrication pure de toute substance susceptible de compromettre ou d'abréger la conservation; de proposer aux Sociétés de bibliophiles parisiennes de nommer un ou plusieurs délégués qui feront une enquête auprès des savants professionnels, etc. Cette commission analysera les papiers de luxe employés couramment et rejettera ceux qui n'ont pas les qualités requises. Les éditeurs, ainsi avertis, s'empresseront, pour gagner la confiance des bibliophiles, d'imprimer sur ces papiers favorisés. Les mauvais papiers dits de luxe ne se fabriqueraient plus faute d'acheteurs, et feraient place à des papiers de bon aloi[162].»
Comme conclusion, on ne lira pas non plus sans intérêt ni profit les renseignements suivants, extraits d'un rapport de la Société d'encouragement aux arts et à l'industrie de Londres, sur la question qui nous occupe, les causes de détérioration de plus en plus nombreuses des papiers modernes:
«Les publications imprimées sur papier de dernière qualité ne servent guère plus de douze à treize mois; les éditions à bon marché sur papier ordinaire sont complètement détériorées au bout d'une quarantaine d'années.
«A quoi cela tient-il? Au blanchiment du papier et à ses procédés actifs. Les fabricants de papier abusent des agents chimiques à l'action violente qui brûlent le peu de fibres contenues dans la pâte. On pourrait leur adresser les mêmes reproches qu'à nos blanchisseurs, qui brûlent notre linge pour le blanchir plus vite. Il faudrait blanchir le papier comme le linge, avec lenteur, modération, prudence.
«Outre cet inconvénient, un autre, non moindre, réside dans les détériorations obtenues par la désagrégation et l'altération des couleurs. La désagrégation résulte des altérations produites dans les fibres du papier sous l'effet d'actions chimiques ultérieures. La pâte de bois, de plus en plus employée comme matière première, est obtenue chimiquement; elle se dévore elle-même dans les réactions multiples, mais d'un effet sûr et rapide.
«Quant à l'altération des couleurs, caractérisée généralement par le brunissement, elle est la résultante de l'action de l'air ambiant: les livres exposés souvent à la lumière du gaz brunissent rapidement. Mais ce qui surtout détériore la couleur du papier, c'est le collage à la résine où cette dernière domine; alors que normalement cette colle ne devrait contenir que 2 pour 100 de résine, cette proportion est presque décuplée; or, plus il y a de résine, plus vite brunit le papier.
«Les fabricants ajoutent aussi beaucoup de charge dans le papier: on appelle ainsi les substances minérales, à la tête desquelles on peut placer le kaolin. Quand le papier contient plus de 10 pour 100 de charge, les fibres ont de la peine à retenir cette matière inerte; pour obtenir cette force, on augmente le collage, mais on n'arrive ainsi qu'à produire une résistance factice. Dès que le papier est séché et qu'il a été un peu manipulé, il perd vite la cohésion qu'il semblait posséder[163].»