Une bibliothèque: L'art d'acheter les livres, de les classer, de les conserver et de s'en servir
CHAPITRE I[6]
L'AMOUR DES LIVRES ET DE LA LECTURE
Le livre, qui était autrefois le privilège presque exclusif de quelques grands seigneurs, de fastueux surintendants ou cossus prébendiers,—des Grolier, des de Thou, des Letellier, des Colbert, Huet, Soubise, La Vallière, Paulmy, etc.,—est aujourd'hui, et depuis plus d'un siècle, affranchi de ce pseudo-monopole, et tombé, pour ainsi dire, dans le domaine public. De plus en plus, surtout depuis une trentaine d'années, nous le voyons se multiplier et se répandre, se vulgariser,—dans l'une et l'autre acception. Il obéit à la règle commune, à la loi rigoureuse et fatale qui veut que la quantité ne s'obtienne jamais qu'au détriment de la qualité.
D'une façon générale, et comme il ressortira de l'ensemble de cette étude, le livre d'aujourd'hui est, pour la partie matérielle,—la seule dont nous nous occupions,—pour le dehors et la forme, moins bien fait et moins bon que le livre d'autrefois; et c'est surtout aux procédés de fabrication actuelle du papier, à la mauvaise qualité de celui-ci, qu'est due cette infériorité, incontestable à notre avis.
Qu'on veuille bien voir, dans ce que nous disons là, moins une critique ou une plainte, qu'une simple remarque, une impartiale et platonique constatation.
L'absolu n'existe pas dans les choses humaines; toutes ont du pour et du contre. Si le livre moderne est moins bien conditionné que le livre ancien, il coûte aussi moins cher; au lieu d'être réservé à une élite, il est accessible aux plus humbles et aux plus pauvres, il profite à tout le monde. Et puis n'y a-t-il pas encore de temps à autre, chez quelques rares éditeurs, de très artistiques publications, tirées sur papier à la cuve et de confection spéciale, des livres dignes des grands imprimeurs d'autrefois, des Alde, des Estienne, des Elzevier, des Plantin, des Didot; dignes aussi des Jean Cousin, des Sébastien Leclerc, des Gravelot, des Eisen et des Moreau, ces glorieux maîtres du burin?
Si peu coûteux que soit le livre, si démocratisé qu'il soit à présent, il a d'ailleurs trouvé dans le journal un concurrent encore à plus bas prix, encore plus abordable et plus pénétrant, plus démocratique que lui. Il n'en demeure et n'en demeurera toujours pas moins le véritable gardien de l'intelligence, de l'expérience, de la mémoire de ceux qui nous ont précédés sur terre; il conservera toujours son titre de «Trésor des remèdes de l'âme», que lui a donné un roi d'Égypte[7], voilà plus de trois mille ans.
Le journal a sur le livre le désavantage d'être fait trop vite, forcément,—et ce qu'on fait vite, forcément encore et inévitablement, manque de soin et de maturité[8]; de ne parler presque exclusivement que de choses éphémères et d'une importance relative; de ne posséder enfin ni le format, ni la commodité et l'élégance du livre.
La vraie lecture, c'est celle du livre. «La lecture des journaux, a dit, avec un dépit peu justifié d'ailleurs, un journaliste qui était en même temps un très brillant styliste[9], la lecture des journaux empêche qu'il n'y ait de vrais savants et de vrais artistes; c'est comme un excès quotidien qui vous fait arriver énervé et sans force sur la couche des Muses, ces filles dures et difficiles, qui veulent des amants vigoureux et tout neufs. Le journal tue le livre, comme le livre a tué l'architecture, comme l'artillerie a tué le courage et la force musculaire.»
Je ne crois pas à la justesse de cette assertion ou de cette prédiction; je ne crois pas que «le journal tue le livre»; tous deux plutôt s'aident à vivre, se complètent l'un l'autre, se fortifient réciproquement.
Quant aux sports, aux nombreux sports que la fin du siècle dernier a vus éclore, et dont la plupart nous viennent de la race anglo-saxonne: cricket et croquet, lawn-tennis, football, polo, golf, rallye-paper, yachting, racing, etc., et surtout au cyclisme et à l'automobilisme, si en vogue à l'heure présente, il est certain qu'ils ont porté à la lecture, à celle du livre aussi bien que du journal, un préjudice sensible, et qu'actuellement ils détiennent ce que, dans leur langue spéciale, on nomme le record. Mais n'ayez crainte: la lecture aura toujours ses fidèles et ses fervents; il y aura toujours des jeunes gens pour qui elle sera la plus puissante distraction, l'attraction enchanteresse et souveraine; elle offrira toujours et à tous, même, dans certains cas, aux plus ardents sportsmen, «le moyen d'échanger des heures d'ennui contre des heures délicieuses[10]»; et le livre restera toujours ce qu'il n'a jamais cessé d'être, même aux époques les plus remuantes et les plus troublées, «la passion des honnêtes gens[11]».
* *
Je voudrais, dans ce premier chapitre, au début de mon travail, rappeler ce qui a été dit de plus vrai, de plus piquant ou de plus éloquent sur le goût des livres et sur les plaisirs et les avantages que procure la lecture: je ne saurais, il me semble, présenter de meilleurs prolégomènes que cette anthologie. Pourquoi risquer de répéter en mauvais termes ce qui a été magistralement exprimé avant nous? Mais le choix de ces pensées serait considérable, immense, et il faut se borner. Beaucoup d'entre elles trouveront d'ailleurs leur place dans l'un ou l'autre des chapitres suivants. En voici quelques-unes cependant, des plus saillantes, et dont l'ensemble formera comme un résumé chronologique de la question qui nous occupe, une très succincte monographie de l'histoire de l'amour des livres et de l'amour des Lettres[12].
Parmi les écrivains de l'antiquité, Cicéron, Horace, Sénèque, les deux Pline, Plutarque, Varron, Aulu-Gelle, Lucien, sont ceux qui ont le mieux célébré ou goûté les charmes féconds de la lecture et de l'étude.
Tous les collégiens ont traduit le célèbre apophtegme, tant et tant de fois cité: «Les Lettres sont l'aliment de la jeunesse et la joie de la vieillesse; elles donnent de l'éclat à la prospérité, offrent un refuge et une consolation à l'adversité; elles récréent sous le toit domestique, sans embarrasser ailleurs; la nuit elles veillent avec nous; elles nous tiennent compagnie dans nos voyages et à la campagne[13]».
«Le loisir sans les Lettres est une mort, écrit Sénèque: c'est la sépulture d'un homme vivant[14].»
«Réfugie-toi dans l'étude, dit-il ailleurs, tu échapperas à tous les dégoûts de l'existence[15].»
Pline le Jeune, qui déclarait avec une si charmante bonne grâce que «c'est tout un, ou peu s'en faut, d'aimer l'étude et d'aimer Pline[16],» nous a laissé, dans ses exquises lettres, et notamment dans celle qu'il consacre aux écrits de son oncle le naturaliste, quantité de sages préceptes sur la façon de lire et de profiter de ses lectures. C'est Pline l'Ancien qui avait coutume de dire ce mot, tant de fois répété: «Il n'y a si mauvais livre où l'on ne puisse trouver quelque chose d'utile[17]».
Plutarque, ce «si parfait et excellent juge des actions humaines[18]», nous avertit que «le plus grand avantage que nous tirions du bienfaisant commerce des Muses, c'est de vaincre et d'adoucir notre naturel par l'instruction et par les Lettres, et de comprendre qu'il faut aimer la modération et bannir de nous tout excès[19]».
«Il y a deux avantages qu'on peut retirer du commerce avec les anciens: l'un est de s'exprimer avec élégance, l'autre d'apprendre à faire le bien par l'imitation des meilleurs modèles, et à éviter le mal,» dit de son côté Lucien de Samosate, dans sa virulente satire Contre un ignorant bibliomane[20].
A l'entrée du moyen âge, l'historien des Francs, Grégoire de Tours, lance ce significatif anathème: «Malheur à nos jours, parce que l'étude des Lettres périt au milieu de nous[21]».
Mais l'étude et les Lettres ne tardent pas à trouver un asile dans les monastères, et il n'est pas d'abbaye qui ne se pique de posséder sa bibliothèque[22], de l'accroître et de l'enrichir. C'était, en effet, une honte pour un couvent de n'avoir pas de livres: «Monastère sans livres, place de guerre sans vivres,» déclare un proverbe de ce temps: Claustrum sine armario, quasi castrum sine armamentario. Plusieurs règles conventuelles, celle de saint Benoît particulièrement, prescrivent l'enseignement et la pratique de la calligraphie et ordonnent la transcription des manuscrits[23].
Celui-là meurt à bon droit déshonoré, qui n'aime livre ni ne croit, proclame le Roman de Renart[24].
L'évêque de Durham, Richard de Bury, fondateur de la bibliothèque d'Oxford, écrit, vers 1340, un petit traité latin de l'amour et du choix des livres, Philobiblion, Tractatus pulcherrimus de amore librorum[25], «qui est peut-être, depuis le moyen âge, le plus ancien livre de bibliomanie que l'on connaisse[26]». «Les livres, dit le judicieux évêque[27], ce sont des maîtres qui nous instruisent sans verges et sans férule, sans cris et sans colère, sans costume (d'apparat) et sans argent. Si on les approche, on ne les trouve point endormis; si on les interroge, ils ne dissimulent point leurs idées; si l'on se trompe, ils ne murmurent pas, si l'on commet une bévue, ils ne connaissent point la moquerie.» Et, s'autorisant de Moïse, de Salomon et de saint Luc, il nous exhorte «à acheter les livres de bon cœur et à ne les vendre qu'avec répugnance[28]», il nous recommande instamment de les manier avec respect et de les conserver avec soin[29].
Les livres ont aussi trouvé à cette époque, dans le grand poète Pétrarque, un enthousiaste apologiste; il a notamment publié à leur louange différents petits traités: De l'abondance des livres, De la réputation des écrivains, etc., qu'on aime encore à lire et à méditer. Pétrarque s'est d'ailleurs acquis, par son zèle à exhumer et à transcrire de nombreux manuscrits d'auteurs anciens (Sophocle, Aristophane, Cicéron, etc.), la reconnaissance de la postérité[30].
Le cardinal Bessarion, mort à Ravenne en 1472, qui, à deux reprises, faillit être élu pape et fut un des plus féconds écrivains et l'un des plus fervents bibliophiles de son époque, nous a conté, dans sa célèbre lettre de 1468 au doge et au sénat de Venise, les débuts de sa passion et en a décrit toute l'ardeur. «Dès ma plus tendre enfance, tous mes goûts, toutes mes pensées, tous mes soins n'ont eu d'autre but que de me procurer des livres pour en former une bibliothèque assortie. Aussi, dès mon jeune âge, non seulement j'en copiois beaucoup, mais toutes les petites épargnes que je pouvois mettre de côté par une grande économie, je les employois sur-le-champ à acheter des livres; et, en effet, je croyois ne pouvoir acquérir ni d'ameublement plus beau, plus digne de moi, ni de trésor plus utile et plus précieux. Ces livres, dépositaires des langues, pleins des modèles de l'antiquité, consacrés aux mœurs, aux lois, à la religion, sont toujours avec nous, nous entretiennent et nous parlent; ils nous instruisent, nous forment, nous consolent; ils nous rappellent les choses les plus éloignées de notre mémoire, nous les rendent présentes, les mettent sous nos yeux. En un mot, telle est leur puissance, telle est leur dignité, leur majesté, leur influence, que, s'il n'y avait pas de livres, nous serions tous ignorans et grossiers; nous n'aurions ni la moindre trace des choses passées, ni aucun exemple, ni la moindre notion des choses divines et humaines. Le même tombeau qui couvre les corps aurait englouti les noms célèbres[31].» C'est par cette lettre que le savant cardinal faisait don de ses précieuses collections de manuscrits «à la vénérable bibliothèque Saint-Marc», dont elles sont encore aujourd'hui une des principales richesses.
Les livres,
comme les qualifie Ronsard[32], ont aussi fait les délices de Montaigne. C'était dans sa «librairie», au troisième étage de sa tour, qu'il passait «la plus part des jours de sa vie et la plus part des heures du jour[33]»: et chaque page de ses Essais porte l'empreinte de Plutarque ou d'Ovide, d'Horace ou de Virgile, est tout imbue de la savoureuse moelle des anciens. «Le commerce (c'est-à-dire la fréquentation et l'usage) des livres, écrit-il[34], est bien plus sûr et plus à nous (que celui des hommes et des femmes)… Il costoye tout mon cours, et m'assiste par tout; il me console en la vieillesse et en la solitude; il me descharge du poids d'une oysifveté ennuyeuse, et me desfaict à toute heure des compaignies qui me faschent; il esmousse les poinctures de la douleur, si elle n'est du tout extreme et maistresse. Pour me distraire d'une imagination opportune, il n'est que de recourir aux livres; ils me destournent facilement à eulx, et me la desrobbent… Il ne se peult dire combien je me repose et sejourne en cette consideration, qu'ils sont à mon costé pour me donner du plaisir à mon heure, et à recognoistre combien ils portent de secours à ma vie. C'est la meilleure munition que j'aye trouvé à cet humain voyage; et plainds extremement les hommes d'entendement qui l'ont à dire» (qui en sont privés).
Le goût des livres et l'amour de la lecture se répandent davantage encore sous le règne de Louis XIV, bien que, par lui-même et en dépit de la réputation que l'histoire lui a faite, ce souverain n'ait guère donné de preuves directes de cet amour ni de ce goût.
«A quoi cela vous sert-il de lire? demandait-il un jour au duc de Vivonne, qui était renommé pour sa belle mine et ses fraîches couleurs.
—La lecture fait à l'esprit, Sire, ce que vos perdrix font à mes joues,» lui répliqua le duc[35].
Gui Patin, le caustique érudit, adversaire acharné du «gazetier» Renaudot et de l'antimoine, écrivait en 1645 à son ami Spon qu'il trouvait dans l'étude un si puissant attrait, de tels charmes, que, «si le roy Salomon avec la reine de Saba faisoient icy leur entrée avec toute leur gloire, je ne sais si j'en quitterois mes livres[36]».
En maint endroit de ses lettres, Mme de Sévigné prône de même les vifs et fructueux plaisirs que procure la lecture. «Aimer à lire… la jolie, l'heureuse disposition! On est au-dessus de l'ennui et de l'oisiveté, deux vilaines bêtes[37]!» «Qu'on est heureux d'aimer à lire[38]!» «Je plains ceux qui n'aiment point à lire[39].» «Enfin, tant que nous aurons des livres, nous ne nous pendrons pas[40]!» «Pour Pauline (sa petite-fille), cette dévoreuse de livres, j'aime mieux qu'elle en avale de mauvais, que de ne point aimer à lire[41].» «Je ne veux rien dire sur les goûts de Pauline pour les romans, écrit-elle encore à sa fille… Tout est sain aux sains, comme vous dites… Ce qui est essentiel, c'est d'avoir l'esprit bien fait[42].»
C'est à peu près ce que dira plus tard Diderot[43]: «Il n'y a point de bons livres pour un sot; il n'y en a peut-être pas un mauvais pour un homme de sens».
«Heureux ceux qui aiment à lire!» répète aussi Fénelon dans son Télémaque[44].
«L'étude a été pour moi le souverain remède contre les dégoûts de la vie, n'ayant jamais eu de chagrin qu'une heure de lecture n'ait dissipé,» déclare Montesquieu[45]; et il revient fréquemment sur les inappréciables avantages de la lecture et de l'étude. «L'amour de l'étude est presque en nous la seule passion éternelle; toutes les autres nous quittent, à mesure que cette misérable machine qui nous les donne s'approche de sa ruine… Il faut se faire un bonheur qui nous suive dans tous les âges: la vie est si courte que l'on doit compter pour rien une félicité qui ne dure pas autant que nous[46].» Et, dans ses admirables Pensées, il note avec mélancolie, mais non sans une communicative émotion et sans grandeur: «Mes lectures m'ont affaibli les yeux; et il me semble que ce qu'il me reste encore de lumière n'est que l'aurore du jour où ils se fermeront pour jamais[47]».
Le chancelier Daguesseau, lisant un poème grec avec le savant Boivin, eut un mot charmant pour exprimer le plaisir qu'il éprouvait: «Hâtons-nous! si nous allions mourir avant d'avoir achevé[48]!»
A Vauvenargues, qui a dit qu'«on ne peut avoir l'âme grande ou l'esprit un peu pénétrant sans quelque passion pour les Lettres[49]», Voltaire écrivait un jour: «Puissent les Belles-Lettres vous consoler! Elles sont, en effet, le charme de la vie, quand on les cultive pour elles-mêmes, comme elles le méritent; mais quand on s'en sert comme d'un organe de la renommée, elles se vengent bien de ce qu'on ne leur a pas offert un culte assez pur[50].»
«Quelque chose qu'il arrive, aimez toujours les Lettres, écrit encore Voltaire[51]. J'ai soixante-dix ans, et j'éprouve que ce sont de bonnes amies; elles sont comme l'argent comptant, elles ne manquent jamais au besoin.»
Sur l'influence et la puissance des livres, Voltaire, dans sa merveilleuse Correspondance, comme dans son Dictionnaire philosophique et ailleurs, ne tarit pas. «Songez que tout l'univers connu n'est gouverné que par des livres, excepté les nations sauvages. Toute l'Afrique, jusqu'à l'Éthiopie et la Nigritie, obéit au livre de l'Alcoran, après avoir fléchi sous le livre de l'Évangile. La Chine est régie par le livre moral de Confucius, une grande partie de l'Inde par le livre du Veidam. La Perse fut gouvernée pendant des siècles par les livres d'un des Zoroastres. Si vous avez un procès, votre bien, votre honneur, votre vie même dépend de l'interprétation d'un livre que vous ne lisez jamais… Qui mène le genre humain dans les pays policés? ceux qui savent lire et écrire. Vous ne connaissez ni Hippocrate, ni Boerhaave, ni Sydenham; mais vous mettez votre corps entre les mains de ceux qui les ont lus. Vous abandonnez votre âme à ceux qui sont payés pour lire la Bible[52].»
«Plusieurs bons bourgeois, plusieurs grosses têtes, qui se croient de bonnes têtes, vous disent avec un air d'importance que les livres ne sont bons à rien. Mais, messieurs les Welches, savez-vous que vous n'êtes gouvernés que par des livres? savez-vous que l'ordonnance civile, le code militaire et l'Évangile sont des livres dont vous dépendez continuellement[53]?»
«Il faut vivre avec les vivants.—Cela n'est pas vrai: il faut vivre avec les morts» (c'est-à-dire avec ses livres), déclare Chamfort[54].
«Les Lettres sont un secours du ciel, écrit Bernardin de Saint-Pierre[55]. Ce sont des rayons de cette sagesse qui gouverne l'univers, que l'homme, inspiré par un art céleste, a appris à fixer sur la terre. Semblables aux rayons du soleil, elles éclairent, elles réjouissent, elles échauffent: c'est un feu divin… Les sages qui ont écrit avant nous sont des voyageurs qui nous ont précédés dans les sentiers de l'infortune, qui nous tendent la main, et nous invitent à nous joindre à leur compagnie, lorsque tout nous abandonne. Un bon livre est un bon ami.»
«Celui qui aime un livre, dit de son côté le géomètre et théologien anglais Isaac Barrow[56], ne manquera jamais d'un ami fidèle, d'un sage conseiller, d'un joyeux compagnon, d'un consolateur efficace. Celui qui étudie, qui lit, qui pense, peut se divertir innocemment et s'amuser gaiement, quelque temps qu'il fasse, en quelque situation qu'il se trouve.»
Gray, le chantre du Cimetière de campagne, prétendait que «rester nonchalamment étendu sur un sofa et lire des romans nouveaux donnait une assez bonne idée des joies du paradis[57]».
Goldsmith, l'auteur du Vicaire de Wakefield, affirme, par la bouche d'un de ses personnages, que «la littérature est un sujet qui lui fait toujours oublier ses misères[58]».
Et l'historien Gibbon, qui avait puisé dès l'enfance, auprès d'une de ses tantes, un irrésistible amour de la lecture, disait plus tard «qu'il n'échangerait pas cette passion pour les trésors de l'Inde[59]».
Au XIXe siècle, voici, parmi les fervents des livres et des Lettres, Paul-Louis Courier, qui, tout jeune, écrivait à sa mère: «Mes livres font ma joie, et presque ma seule société. Je ne m'ennuie que quand on me force à les quitter, et je les retrouve toujours avec plaisir. J'aime surtout à relire ceux que j'ai déjà lus nombre de fois, et par là j'acquiers une érudition moins étendue, mais plus solide[60].»
Joubert s'écrie qu'«il n'est rien de plus beau qu'un beau livre[61]». «Ce sont les livres, dit-il encore, qui nous donnent nos plus grands plaisirs, et les hommes qui nous causent nos plus grandes douleurs[62].»
«Lorsque mon cœur oppressé me demande du repos, dit Joseph de Maistre[63], la lecture vient à mon secours. Tous mes livres sont là sous ma main; il m'en faut peu, car je suis depuis longtemps bien convaincu de la parfaite inutilité d'une foule d'ouvrages qui jouissent d'une grande réputation[64].»
Et n'est-elle pas émouvante et belle entre toutes, cette apostrophe de Jules Janin: «O mes livres! mes économies et mes amours! une fête à mon foyer, un repos à l'ombre du vieil arbre, mes compagnons de voyage!… et puis, quand tout sera fini pour moi, les témoins de ma vie et de mon labeur[65]».
Édouard Laboulaye a fort bien décrit aussi les secours que nous offrent les livres et la lecture: «La lecture n'est pas la science universelle, ce n'est pas non plus la sagesse universelle; mais un homme qui a pris l'habitude de lire peut toujours consulter sur chaque question donnée une expérience plus grande que la sienne, et une expérience désintéressée… Le livre est donc l'expérience du passé. C'est mieux encore: un livre est quelque chose de vivant, c'est une âme qui revit en quelque sorte, et qui nous répond chaque fois que nous voulons l'interroger… Où donc trouver des amis véritables? Dans les livres. Là sont des gens qui ont souffert et qui ont raconté ce qu'ils ont souffert, des amis qui ont vécu souvent plusieurs siècles avant nous, mais qui nous consolent, parce qu'ils viennent mêler leurs souffrances à la nôtre[66]…»
«L'art»—c'est-à-dire l'amour du Beau et du Vrai, l'étude et le culte des Lettres—«est ce qui nous console le mieux de vivre», disait Théophile Gautier[67].
Et notre grand historien littéraire Sainte-Beuve: «Ne pas avoir le sentiment des Lettres[68], cela, chez les anciens, voulait dire ne pas avoir le sentiment de la vertu, de la gloire, de la grâce, de la beauté, en un mot de tout ce qu'il y a de véritablement divin sur la terre: que ce soit là encore notre symbole[69]». «Heureux, écrit-il encore dans une de ses plus exquises Causeries du lundi[70], heureux ceux qui lisent, qui relisent, ceux qui peuvent obéir à leur libre inclination dans leurs lectures! Il vient une saison, dans la vie, où, tous les voyages étant faits, toutes les expériences achevées, on n'a pas de plus vives jouissances que d'étudier et d'approfondir les choses qu'on sait, de savourer ce qu'on sent, comme de voir et de revoir les gens qu'on aime: pures délices du cœur et du goût dans la maturité… Le goût est fait alors, il est formé et définitif; le bon sens chez nous, s'il doit venir, est consommé. On n'a plus le temps d'essayer ni l'envie de sortir à la découverte. On s'en tient à ses amis, à ceux qu'un long commerce a éprouvés. Vieux vin, vieux livres, vieux amis. On se dit comme Voltaire dans ces vers délicieux[71]:
«Enfin, que ce soit Horace ou tout autre, quel que soit l'auteur qu'on préfère et qui nous rende nos propres pensées en toute richesse et maturité, on va demander alors à quelqu'un de ces bons et antiques esprits un entretien de tous les instants, une amitié qui ne trompe pas, qui ne saurait nous manquer, et cette impression habituelle de sérénité et d'aménité qui nous réconcilie, nous en avons souvent besoin, avec les hommes et avec nous-même.»
Dans son autobiographie, Ma vocation[72], Ferdinand Fabre, un romancier dont le talent d'observateur et d'écrivain méritait plus de gloire et de succès, glisse cet aveu: «Les livres m'ont toujours fort troublé; dès mon enfance… j'ai eu pour les livres je ne sais quel respect profond, quelle attention émue. Je me suis dit souvent depuis: «C'est dans les livres que l'homme a caché ce qu'il a de plus noble, de plus haut, de plus vertueux, de plus vaillant…», et mille fois j'ai baisé avec amour les pages de mes Confessions de saint Augustin ou de mon Imitation de Jésus-Christ.»
L'historien et critique d'art Charles Blanc fait la remarque suivante[73]: «J'ai toujours pensé, et j'ai vérifié quelquefois, que l'on peut se faire une idée juste du caractère et de l'esprit d'un homme qu'on n'a jamais vu rien qu'en regardant sa bibliothèque. Dis-moi ce que tu lis, et je te dirai qui tu es[74]. Avant même d'avoir lu les titres des ouvrages rangés dans les armoires de ce personnage que l'on ne connaît point et qui vous fait attendre dans son cabinet, on n'a qu'à jeter un coup d'œil sur ses reliures pour savoir s'il a le sentiment de l'ordre, s'il a du tact, s'il a du goût, s'il est vraiment possédé de l'amour des livres ou s'il n'en a que l'ostentation, s'il est enfin de ceux qui ont une bibliothèque seulement pour la montre, de ceux à qui M. de Paulmy[75] proposait cette inscription à mettre sur leurs livres: Multi vocati, pauci lecti, beaucoup d'appelés, peu de lus.»
«Quoi de plus désirable que la passion des vieux livres? écrit Hippolyte Rigault[76]. Non des rares et des coûteux: celle-là, c'est le privilège des riches et des enrichis; encore n'est-elle souvent qu'une passion factice et toute de vanité, une manière de donner à des millions un air intellectuel, chez les faux bibliophiles… L'amour des vieux livres, humbles, mal reliés, qu'on achète pour peu de chose et qu'on revendrait pour rien, voilà la vraie passion, sincère, sans artifice, où n'entrent ni le calcul, ni l'affectation. C'est un bon sentiment que ce culte de l'esprit et ce respect touchant pour les monuments les plus délabrés de la pensée humaine; c'est un bon sentiment que cette vénération pour ces livres d'autrefois qui ont connu nos pères, qui ont peut-être été leurs amis, leurs confidents. Voilà les sentiments qu'éveille dans le cœur l'amour des vieux volumes: aimable passion qui est plus qu'un plaisir, qui est presque une vertu… On compte ses prisonniers avec un air vainqueur; on les range un par un sur de modestes rayons; ils seront aimés, choyés, dorlotés malgré leur indigence, comme s'ils étaient vêtus d'or et de soie.»
Le spirituel chroniqueur et humoriste bibliophile Jules Richard nous fait cette confession[77]: «Après avoir profité de tous les biens de ce monde dans la juste mesure de mes moyens et de mes forces, je puis, sans hypocrisie, constater ici que, de toutes les jouissances, celles qui proviennent de l'amour des livres sont, sinon les plus vives, tout au moins les plus facilement et les plus longtemps renouvelables. Au jeu, on ne gagne pas toujours; avec les femmes, la vieillesse arrive avant la satiété. Il y a bien aussi la table! Mais quand on a bu et mangé pendant deux heures, il faut s'arrêter. La pêche! la chasse! dira-t-on.—Pour la pêche, il faut de la patience et… du poisson; pour la chasse, il faut des jambes et du gibier. Pour le livre, il ne faut que le livre.»—Et des yeux, des yeux pas trop fatigués, est-il séant d'ajouter.
Mais nul n'a parlé des livres avec plus de cœur et de communicatif sentiment, de haute raison et de compétence qu'un écrivain mort il y a quelques années, à peu près inconnu, Gustave Mouravit, l'auteur de le Livre et la Petite Bibliothèque d'amateur, Essai de critique, d'histoire et de philosophie morale sur l'amour des livres.[78] Voici quelques extraits de cet excellent ouvrage, auquel nous aurons souvent recours: «… Malheur à qui n'aime pas à lire, c'est-à-dire à se perfectionner lui-même, à puiser dans ce merveilleux océan, formé de la fusion de tant de génies divers, les éléments de sa propre vie, de sa dignité, de son bonheur[79]». «… Ce mot de bibliophilie n'est pas de création récente. Nous l'avons trouvé inscrit pour la première fois sur le titre d'un intéressant petit livre, première œuvre bibliographique du savant et judicieux Salden (sous le pseudonyme de Christianus Liberius Germanus): Bibliophilia, sive de scribendis, legendis et æstimandis libris exercitatio parænetica (Utrecht, 1681, in-16). Qu'on veuille bien accorder quelque attention à l'énoncé de ce titre, car il renferme la véritable et complète explication de ce qu'on entendait alors et de ce qu'on doit réellement entendre par ce mot de bibliophilie. La bibliophilie vraie, en effet, ne sépare pas l'œuvre du livre[80].» «… Il faut donc que la connaissance des livres et le culte des Lettres se donnent la main, qu'ils s'unissent dans un embrassement qui les honorera, les élèvera[81].» «… Les livres, les seuls amis que le temps ne nous enlève pas[82].» «… O chers livres! vous qui avez banni du monde l'ignorance et la grossièreté; vous dont «telle est la puissance, telle la dignité, telle l'influence, que si vous n'étiez point, il n'y aurait parmi nous ni trace des choses passées, ni la moindre notion des choses divines et humaines[83],» ils sont bien antiques, vos titres à l'amour et à la reconnaissance des hommes, «car à la tête de tous les peuples, il y a un livre, et un livre à la tête de toutes les grandes civilisations[84][85].»
Et pour clore cette très sommaire et déjà longue revue[86], nous rappellerons la célèbre péroraison de l'article de Silvestre de Sacy sur le Catalogue de la bibliothèque de feu J.-J. de Bure, cette émouvante oraison funèbre tant de fois citée[87], et qui est comme la «Tristesse d'Olympio» du bibliophile; nous ne saurions mieux terminer:
«Encore bien peu de jours, et cette belle bibliothèque de MM. de Bure n'existera donc plus! Ces livres qu'ils avaient rassemblés avec amour vont se partager entre mille mains étrangères et sortir de ce petit cabinet où ils étaient gardés avec un soin si tendre! D'autres bibliothèques s'en enrichiront pour être dispersées à leur tour. Triste sort des choses humaines! O mes chers livres! Un jour viendra aussi où vous serez étalés sur une table de vente, où d'autres vous achèteront et vous posséderont, possesseurs moins dignes de vous peut-être que votre maître actuel! Ils sont bien à moi pourtant, ces livres; je les ai tous choisis un à un, rassemblés à la sueur de mon front, et je les aime tant! Il me semble que par un si long et si doux commerce ils sont devenus comme une portion de mon âme! Mais quoi? Rien n'est stable en ce monde, et c'est notre faute si nous n'avons pas appris de nos livres eux-mêmes à mettre au-dessus de tous les biens qui passent et que le temps va nous emporter, le bien qui ne passe pas, l'immortelle beauté, la source infinie de toute science et de toute sagesse[88].»
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Bien que nous n'ayons pas en vue ici les livres d'art et de luxe, nous ne méconnaissons pas le très puissant attrait et toute l'importance que possède, pour le simple usage même, pour la lecture ou l'étude, l'extérieur du livre: un format commode, ni trop grand, ni trop petit; un caractère d'impression suffisamment gros, que l'œil perçoive aisément et suive sans fatigue; un papier de bonne qualité, dont la blancheur ne miroite pas et n'éblouisse pas le regard; enfin une correction de texte irréprochable. Volontiers nous nous écrierons avec Chevillier, un des anciens historiens de l'imprimerie:
«O dieux et déesses! quoi de plus rare et de plus charmant que la contemplation d'un beau livre imprimé en bons caractères, gros et menus, avec une bonne encre indestructible?… Il n'y a pas de tableau du plus grand maître qui soit plus agréable aux yeux de l'honnête homme et du savant parfait[89].»
Donc, sans crainte de nous commettre avec les bibliomanes et en nous maintenant strictement dans notre programme, nous reconnaîtrons avec Mouravit «que la beauté matérielle d'un volume influe beaucoup sur le profit intellectuel qu'on en peut tirer. Comme le disait notre bon Rollin: «Une belle édition, qui frappe les yeux, gagne l'esprit, et, par cet attrait innocent, invite à l'étude.» Tous ceux qui aiment les livres comprendront cela[90].»
Écoutez encore cette ingénieuse et concluante comparaison, où le livre mal imprimé et défectueux est assimilé au lecteur qui hésite, ânonne, se reprend et se fourvoie sans cesse:
«Qu'un lecteur malhabile entreprenne de vous lire une belle œuvre: si ses hésitations, ses intonations fausses, la rudesse de son organe, la gaucherie de son interprétation, brisent constamment vos efforts pour être attentif, et émoussent en vous, si l'on peut dire, le sentiment de la lecture, le plaisir que vous vous étiez promis ne deviendra-t-il pas un supplice? et quel profit rapporterez-vous de ce labeur? Ainsi en est-il d'un livre où les incorrections, l'imperfection du tirage, le peu d'élégance ou l'usure des caractères offensent le regard, lassent la patience et mettent à chaque instant le lecteur en défiance de l'exactitude du texte qu'il a sous les yeux. Avec quel plaisir, au contraire,—plaisir intime et charmant,—l'intelligence se laisse aller à suivre ces élégantes petites avenues, si gracieuses, si bien alignées, où le spectacle qui se déroule le long du chemin apparaît mille fois plus attrayant et sympathique; avec quelle jouissance l'homme sérieux dévore ce volume, où l'exactitude scrupuleuse de la correction, l'égalité parfaite du tirage, le choix intelligent et délicat d'un type approprié à la nature de l'œuvre, viennent s'ajouter à la beauté des caractères, aux harmonieuses proportions du format et de la justification[91]!»
Ainsi, autant que possible, ne composez votre bibliothèque que de livres remplissant les conditions précédemment énumérées: format pratique, impression convenable, bon papier, texte correct.
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Un autre principe, un axiome plutôt, que je tiens à rappeler tout d'abord, c'est celui-ci: on ne lit bien, on ne savoure convenablement et complètement un livre que s'il vous appartient, qu'à condition d'en être l'unique et absolu propriétaire.
J'ajouterai même volontiers que, pour le bien goûter et le savourer, ce livre, il n'est pas mauvais de l'avoir acheté de ses deniers et payé de sa poche.
Le bon et regretté Léon de la Brière, historien de Mme de Sévigné et commentateur de Montaigne, a même prétendu quelque part[92] que les Français «ne lisent jamais les livres qu'on leur donne», et «lisent rarement ceux qu'ils achètent». Il y a sans doute là un peu d'exagération; mais l'idée, le principe que nous venons d'émettre, se retrouve dans cette boutade.
Donc, pas de livres empruntés, pas de volumes de cabinet de lecture surtout: c'est non seulement la bibliophilie qui s'y oppose, mais l'hygiène: après de nombreuses expériences faites il y a quelques années par MM. les docteurs du Cazal et Catrin, ces deux savants ont nettement démontré que les livres sont de véritables véhicules des germes des maladies contagieuses, de la diphtérie, de la tuberculose, de la fièvre typhoïde notamment[93].
Que les livres dont vous vous servez soient donc à vous. Évidemment il ne faudrait pas pousser cette règle trop loin, jusqu'à refuser, par exemple, comme Larcher, le traducteur d'Hérodote, de consulter un volume des plus rares, parce que ce volume ne vous appartient pas[94]; je parle ici, non des ouvrages de référence accidentelle et momentanée, mais de ceux qu'on lit entièrement et qui méritent d'être relus.
Et ces livres, vos livres, les prêterez-vous? Cette question du prêt des livres est une de celles qui ont le plus préoccupé les bibliographes, une de celles qui s'imposent et qu'il faut tout d'abord trancher.
On connaît la devise ou l'ex-libris du célèbre amateur Jean (Ioannes) Grolier (1479-1565). D'un côté de ses livres, sur l'un des plats, il faisait graver: Io. Grolierii et amicorum, et sur l'autre: Portio mea, Domine, sit in terra viventium[95]. Un autre bibliophile de la même époque, Thomas Maïoli, inscrivait de même sur ses livres: Tho. Maïoli et amicorum; mais, remarque M. Henri Bouchot[96], il corrigeait parfois «d'une devise sceptique l'élan de son amitié: Ingratis servire nephas[97], ce qui pourrait bien être le cri d'un propriétaire de livres trompé par les emprunteurs». Rabelais écrivait sur le titre de ses livres, comme on le voit encore à notre Bibliothèque nationale: «Francisci Rabelæsi, medici, καὶ τῶν αὐτοῦ φίλων[98].» D'autres savants ou amateurs, Bathis, de Bruxelles, Marc Laurin, de Bruges, ont, le premier en grec, le second en latin, employé la même sentence, et proclamé que leurs livres étaient à eux et à leurs amis[99]. On cite encore un illustre collectionneur et érudit du XVIIe siècle, Michel Bégon, qui pratiquait la même largesse, et qui, comme son bibliothécaire lui remontrait un jour qu'avec ce système il s'exposait à perdre beaucoup de livres, lui répliqua: «J'aime encore mieux perdre mes livres que de paraître me défier d'un honnête homme[100]».
De nos jours, le sénateur Victor Schoelcher avait adopté cet ex-libris, bien autrement libéral que celui de Grolier: «Pour tous et pour moi[101]». En vrai et magnanime philanthrope, il commençait la charité par autrui, par tout le monde, et se servait le dernier.
Un collectionneur du XVIIIe siècle, Randon de Boisset, désirant concilier sa jalouse passion de bibliophile et ses sentiments d'obligeance, s'avisa de se créer deux bibliothèques: l'une pour lui seul, composée d'éditions princeps et d'exemplaires rares; l'autre, de volumes ordinaires ou de doubles, qu'il prêtait volontiers[102].
Au lieu de deux bibliothèques, le richissime bibliomane anglais Richard Heber (1773-1833) conseille d'en avoir trois, composées des mêmes livres: l'une pour la parade et la montre, l'autre pour son usage personnel, la troisième pour les emprunteurs, «pour prêter à ses amis à ses risques et périls[103]». Mais tout le monde ne possède pas l'emplacement suffisant ni la fortune nécessaire pour s'offrir le luxe de trois, voire de deux bibliothèques, renfermant les mêmes ouvrages en éditions différentes et diversement habillés.
Constantin, dans son petit manuel de Bibliothéconomie, est d'avis[104] qu'il ne faut blâmer ni ceux qui ne prêtent pas leurs livres, ni ceux qui les prêtent, et n'accuser ni les uns d'insouciance, ni les autres d'égoïsme.
D'accord avec le célèbre évêque d'Avranches Huet[105], M. Octave Uzanne soutient, au contraire, l'opinion, plus généralement adoptée, et plus rationnelle aussi et plus naturelle, il faut bien l'avouer, qu'un véritable bibliophile ne doit jamais laisser sortir ses livres de chez lui. Le chapitre qu'il a publié à ce sujet[106] est des plus caractéristiques et tout à fait convaincant: il mériterait d'être intégralement reproduit ici. Nous en donnerons du moins un extrait qui permettra de l'apprécier.
«Le bibliophile qui prête un volume s'en repent toujours; ce sont d'abord des craintes vagues, un sentiment curieux d'inquiétude, qui l'obsèdent, un agacement inconscient qui le tracasse; il sent qu'il lui manque quelque chose, et la place béante laissée par l'absent sur les rayons de sa bibliothèque le fait frémir furtivement. «Il n'y a rien que l'on rende moins fidèlement que les livres, dit sentencieusement un moraliste ancien; l'on s'en met en possession par la même raison que l'on dérobe volontiers la science des hommes, desquels on ne voudrait pas dérober l'argent.» Un livre prêté est en effet à moitié perdu; l'emprunteur le plus honnête s'accoutume à sa vue, il en remet de jour en jour la restitution, et arrive, sans qu'il y songe, à se faire tacitement une morale à la Bilboquet: «Ce livre pourrait être à moi, il devrait être à moi, il est à moi». Au surplus, on ne se gêne guère avec les livres des autres, on en use sans façon; ce sont les mains humides, les cendres du cigare, la poudre de l'écritoire, que sais-je! Tout contribue à maculer les pages virginales[107].»
Comme exemple de l'inqualifiable incurie des emprunteurs de livres, on rapporte l'aventure survenue à André Chénier, aventure bien propre à décourager les bibliophiles prêteurs de leurs trésors.
André Chénier, qui avait une prédilection spéciale pour Malherbe, dont il a d'ailleurs commenté les vers, possédait une bonne édition de ce poète, un petit in-8 publié par Barbou en 1776, avec la notice et les notes de Meunier de Querlon. Un jour, un visiteur emprunta ce volume à Chénier, qui ne sut pas le défendre, n'osa pas refuser, et le livre ne lui revint que tout taché d'encre et dans le plus pitoyable état. Sur une des pages, la page 61, en regard de la plus grosse tache, Chénier écrivit alors (1781) ces lignes:
«J'ai prêté, il y a quelques mois, ce livre à un homme qui l'avait vu sur ma table, et me l'avait demandé instament (sic). Il vient de me le rendre en me faisant mille excuses. Je suis certain qu'il ne l'a pas lu. Le seul usage qu'il en ait fait a été d'y renverser son écritoire, peut-être pour me montrer que lui aussi il sait commenter et couvrir les marges d'encre. Que le bon Dieu lui pardone (sic) et lui ôte à jamais l'envie de me demander des livres[108]!»
C'est le cas de rappeler le «mirlitonesque»[109] distique dont Charles Nodier, Guilbert de Pixérécourt, d'autres encore, se disputent la paternité[110]:
et le fameux sixain de Guillaume Colletet, que, par une singulière erreur, provenant sans doute et uniquement de l'assonance, on attribue fréquemment à Condorcet[111]:
Disons donc, pour résumer la question, que les non-prêteurs ont pour eux trois bonnes raisons: le manque de soin et le manque de probité des emprunteurs, qui, lorsqu'ils ne détériorent pas les volumes, les gardent très longtemps, parfois même tout à fait: combien de gens estiment et ne se gênent même pas de déclarer tout haut que «garder un livre, prendre un livre, ce n'est pas voler[112]»!
Le troisième motif, capital et péremptoire, pour ne pas vous séparer de vos livres, c'est que vous en avez sans cesse besoin, et de tous, sans distinction et sans prévision possible. Tel mot entendu, telle bribe de conversation, tel article de journal, un incident ou événement quelconque vous oblige à consulter tel ou tel volume; et, remarquez bien cela, c'est toujours le volume absent qui vous fera défaut, toujours celui-là que vous voudriez feuilleter. Ayez-les donc toujours tous sous la main, prêts à répondre à votre appel.
«Que le diable emporte les emprunteurs de livres!» Voilà, il ne faut pas craindre de le reconnaître, la vraie devise, non seulement de tout amateur, mais de tout travailleur. C'est celle dont le peintre du Moustier, au dire de Tallemant des Réaux, avait décoré le «bas de ses livres», la plinthe de sa bibliothèque[113]. Tout travailleur, tout bon ouvrier a besoin de la totalité de ses outils et ne se sépare d'aucun. Ite ad vendentes! «Allez en acheter!» s'écriait Scaliger[114].
Acceptez donc, si bon vous semble, dirons-nous avec Jules Janin[115], la devise de Grolier et de Maïoli, étalez-la sur les plats de vos volumes, cela peut faire très bel effet et vous valoir de délectables louanges, mais, en pratique, suivez les conseils de Daniel du Moustier et de Scaliger: «N'en prêtez pas!»