Une bibliothèque: L'art d'acheter les livres, de les classer, de les conserver et de s'en servir
CHAPITRE IX
DE L'USAGE ET DE L'ENTRETIEN DES LIVRES
Nous avons vu que le livre est comme un être vivant, possédant une âme et un corps. L'âme, nous n'avons pas à nous en occuper ici; nous n'envisageons et n'étudions que l'enveloppe et la forme matérielle du livre, et nous nous en tenons à sa santé physique.
Tout comme son propriétaire, le livre a besoin d'air, besoin d'hygiène et de propreté.
«Tous les mois, les vitrines réservées seront ouvertes, aérées, essuyées, ainsi que les livres ou manuscrits auxquels elles sont affectées, dit la circulaire ministérielle du 4 mai 1878[561]. Tous les ans, aux vacances, cette dernière opération (l'essuyage) aura lieu pour un tiers des livres de la bibliothèque (rangés, comme nous le savons, non dans des vitrines fermées, mais sur des rayons libres). Le battage ne doit pas être brutal; il est surtout utile pour les volumes brochés,» etc.
Vous, dont les livres sont bien moins nombreux que ceux de ces établissements publics, vous agirez sagement en ne laissant pas s'écouler un aussi long délai sans procéder à ce nettoyage; vous l'effectuerez, sinon tous les mois, comme pour les susdites collections réservées, du moins et au moins une fois par semestre, en avril et en octobre, par exemple.
«De même, remarque Alkan aîné[562], que l'on a soin de faire brosser ses habits, il faut faire épousseter de temps en temps les livres, les battre, essuyer la tranche avec le plus grand soin.»
Mais avec quoi l'essuyer?
Le docteur Graesel aussi bien que la circulaire ministérielle du 4 mai 1878 conseillent, pour cet essuyage, l'emploi «de chiffons de laine[563]». Suivez plutôt le conseil du savant bibliographe Gabriel Peignot, de Jules Richard et de M. Édouard Rouveyre[564]: ne vous servez pas de lainage pour les soins d'entretien et de propreté à donner à vos livres. La laine attire et retient les insectes et les vers, et par elle vous risquez d'introduire l'ennemi dans la place.
«Chaque fois que vous prendrez dans votre bibliothèque un livre pour le consulter, dit Jules Richard[565], époussetez-le, puis frottez-lui le dos et les plats avec une peau fine, semblable à celle dont se servent les domestiques pour faire briller l'argenterie. Cette friction hygiénique est excellente et des plus salutaires pour la santé du livre. Je vous en prie, n'oubliez ni le plumeau en plumes douces, ni la peau fine. On peut remplacer cette dernière par des foulards hors de service et très usés.»
D'aucuns blâment l'emploi du petit plumeau,—si commode pourtant, puisqu'il est facile de dissimuler ce minuscule objet dans les rayons de la bibliothèque, et de l'avoir ainsi toujours sous la main,—et allèguent contre lui qu'il projette la poussière dans la pièce, sinon même sur les rangées de livres des tablettes inférieures. Il est évident que, s'il s'agissait d'un grand nettoyage, le plumeau ne pourrait efficacement servir qu'à condition de fonctionner à l'extérieur ou devant une fenêtre ouverte; mais quand il ne s'agit que de quelques volumes, des ouvrages que vous tirez un à un de vos rayons, durant vos lectures ou vos recherches, n'hésitez pas à recourir à ses bons offices. En tout cas, n'oubliez pas le point capital: avant d'ouvrir un livre, ne négligez jamais d'enlever la poussière accumulée sur sa tranche supérieure, afin que cette poussière ne pénètre pas dans l'intérieur du livre.
Pour le motif que je vous ai signalé il y a un instant, ne garnissez pas de drap les tablettes de votre bibliothèque. Sans doute cette garniture offre certains avantages: adaptée en bandelette sur le devant et le long de chaque rayon, comme le demandait Peignot[566], elle préserve quelque peu de la poussière la tranche supérieure des volumes rangés immédiatement au-dessous; appliquée à plat sur la surface même des rayons, elle protège la partie inférieure de la reliure de vos livres en leur ménageant un frottement plus doux que celui du bois; mais, en revanche, ce parement de drap est un nid à poussière, un réceptacle d'insectes[567].
Vernissez vos tablettes ou badigeonnez-les avec une solution antiseptique, et souvenez-vous qu'il en est des vers comme des maladies: il est plus facile d'en prévenir l'accès que de les détruire ensuite ou de les chasser. N'employez donc, pour vos bibliothèques et rayonnages, que des bois exempts de toute humidité, des bois bien secs et vernis ou enduits comme il vient d'être dit.
* *
Les principaux vers qui attaquent les livres et rongent le papier appartiennent au genre Anobium, qui comprend trois espèces: Anobium pertinax, Anobium eruditus et Anobium paniceum, et au genre Œcophora, dont l'espèce Œcophora pseudo-spretella doit être placée au premier rang des ravageurs de bibliothèques. Vulgairement, on les appelle, les uns et les autres: vers de bois, vrillettes, pulsateurs, etc.[568].
A l'état de larves, les anobiums ressemblent aux vers que l'on trouve dans les noisettes, et leurs différentes espèces se confondent. Ces larves, nées ou introduites dans les livres, s'y nourrissent et s'y développent aux dépens des éléments de ces livres, y accomplissent leurs métamorphoses, et s'y creusent des couloirs de sortie. Les anobiums peuvent facilement traverser plusieurs volumes rangés d'affilée, et Gabriel Peignot a trouvé jusqu'à vingt-sept volumes percés en ligne droite par un même ver[569]. L'épaisseur des couvertures n'est nullement un obstacle à ces dégâts, au contraire: on a remarqué que les livres brochés sont moins fréquemment atteints que les livres reliés. Pour une autre raison, les livres anciens sont bien plus fréquentés par ces insectes que les livres modernes: c'est que le papier de ceux-ci, notre papier de bois, avec sa charge de plâtre ou de kaolin, est tellement mauvais, que les vers eux-mêmes n'en veulent pas. C'est d'ailleurs, outre sa modicité de prix, le seul avantage qu'il possède sur le papier d'autrefois.
La colle de farine paraît être ce qui attire le plus les vers: voilà pourquoi les relieurs ne doivent pas manquer d'ajouter à leur colle de l'alun ou tout autre corps qui la rende imputrescible. Les anciens plats de bois des couvertures, auxquels on a si judicieusement renoncé, offraient aussi à ces insectes un appât très recherché[570].
La larve de l'Œcophora diffère de celle de l'Anobium en ce qu'elle possède des pattes. «C'est, dit William Blades[571], une chenille avec six jambes sur le thorax et huit protubérances en forme de suçoirs sur le corps. Elle ressemble au ver à soie. Après avoir passé à l'état de chrysalide, elle se transforme en petit papillon brun… Sa longueur est d'environ 12 millimètres, et la tête, corneuse, possède de fortes mâchoires… Le lecteur qui n'a pas eu l'occasion de visiter de vieilles bibliothèques, remarque encore William Blades, ne peut se figurer la dévastation que ces insectes nuisibles sont capables de faire.»
Certaines espèces de blattes, la Blatta germanica ou Croton Bug[572] et la Blatta americana, causent de grands ravages dans les bibliothèques d'Amérique. Ces insectes, vulgairement désignés sous les noms de cancrelats, ravets ou bêtes noires, ont à peu près la longueur d'un hanneton; ils sont doués d'une extrême agilité, recherchent les ténèbres, et exhalent une odeur fétide, qu'ils communiquent à tout ce qu'ils touchent. Un missionnaire du XVIIe siècle, le père dominicain Dutertre, nous a jadis conté leurs rapides et étonnants dégâts[573].
Mentionnons encore un petit insecte à écailles argentées appelé Lepisma; «mais ses ravages ne sont pas de grande importance», assure William Blades[574]. D'autres auteurs cependant, comme le docteur Henri Beauregard, affirment que le lepisma «fait de réels dommages[575]».
Quel est le meilleur système à employer pour se débarrasser de toute cette vermine? «C'est là, répond Graesel[576], une question difficile à résoudre et qui a même été, à différentes reprises, l'objet de concours[577]; mais la plupart des mesures qui ont été proposées jusqu'ici sont ou trop compliquées ou insuffisantes.»
Pour combattre l'anobium, qui affectionne la colle d'amidon et dépose volontiers ses œufs dans le bois de hêtre, des bibliographes conseillent de placer, «en été, dans certains endroits de la bibliothèque, des morceaux de hêtre recouverts d'une légère couche de colle d'amidon, sur lesquels les insectes viennent aussitôt pondre leurs œufs. La sortie des vers n'ayant lieu qu'en hiver, on diffère jusqu'à cette saison l'examen des pièges. Si, après les avoir visités, entre janvier et mars, on reconnaît que certains d'entre eux sont vermoulus ou couverts de petites excroissances dénotant la présence des vers, on les brûle et l'on arrive ainsi à se débarrasser à peu près complètement de l'anobium[578].»
D'une façon plus générale, c'est-à-dire sans se borner à l'anobium ou vrillette, et en cherchant à détruire aussi l'œcophora et les autres insectes bibliophages, «la méthode la plus simple et en même temps la plus pratique, croyons-nous, dit encore le docteur Graesel, est celle qui consiste à imprégner de térébenthine, de camphre ou de toute autre substance insecticide des morceaux de drap que l'on place ensuite derrière les rangées de livres. Pour les volumes précieux, et particulièrement pour les reliures en bois, dont toute bibliothèque un peu importante possède une certaine quantité et qui sont en général très estimées en raison de leur ancienneté, le mieux est d'employer l'huile de cèdre (le cedrium), dont les propriétés conservatrices étaient déjà connues des anciens. Naumann a aussi proposé, et ce sur le conseil d'un chimiste distingué, de mêler à la colle d'amidon des relieurs de la farine de marrons d'Inde. En raison de son amertume, cette farine, paraît-il, protégerait encore mieux les livres contre les attaques des vers que la térébenthine et le camphre. Du Rieu a récemment conseillé d'employer la benzine comme préservatif: il suffirait, d'après lui, de la répandre goutte à goutte avec une éponge sur les rayons, les vieilles reliures en bois ou les volumes attaqués, pour détruire les insectes, sinon toujours à la première application, du moins dans tous les cas à la seconde[579].»
Un désinfectant plus énergique et tout à fait radical, assure-t-on, est recommandé depuis quelques années, c'est «l'aldéhyde formique (formol, formaline, formaldéhyde), corps dont le pouvoir antiseptique avait été reconnu en 1888 par M. Lœw, et dont la fabrication commerciale en solutions concentrées fut enseignée à l'industrie par les travaux de M. Trillat[580]».
Voici comment, d'après le chimiste P. Miquel, il convient de procéder. On dissout environ une partie de chlorure de calcium dans deux parties de solution commerciale d'aldéhyde formique, et l'on humecte de ce mélange des bandes de toile qu'on étend dans le local à désinfecter, après avoir eu soin d'en fermer toutes les ouvertures. Au bout de vingt-quatre heures, tous les germes ou microbes contenus dans ce local sont anéantis, et il ne reste plus qu'à l'aérer pour chasser les relents pénétrants du formol.
Ce procédé, infaillible, affirme M. Yve-Plessis[581], paraît néanmoins peu pratique, par suite précisément de l'odeur âcre et insupportable que dégage l'aldéhyde formique.
Alkan aîné conseille, lorsqu'on aperçoit sur une reliure quelques trous de vers, de plonger une aiguille ou un poinçon mince dans chacun de ces trous, afin de détruire le ver, si, par hasard, il s'y trouve encore; puis, de boucher «avec du camphre en poudre ou du poivre mêlé à un peu de cire ramollie[582]».
Les trous de vers qui se trouvent dans une page peuvent se boucher en collant sur leur orifice des rondelles de papier aussi menues qu'il le faut, ou bien encore, et ce qui vaut mieux, en obturant ces petits orifices avec de la pâte de papier. On fabrique soi-même cette pâte avec du papier râpé à la lime (les marges d'un livre dépareillé et sacrifié, par exemple), qu'on fait cuire dans un peu d'eau mélangée de colle de poisson[583].
Il est juste d'ajouter que, grâce aux précautions prises à peu près partout actuellement, dans les bibliothèques publiques, pour la sauvegarde des anciens livres, aujourd'hui mieux connus et plus appréciés; grâce à la lumière naturelle qu'on ne leur ménage plus, aux fréquents aérages et nettoyages dont ces précieux volumes sont particulièrement l'objet, le fléau dont nous nous occupons a beaucoup perdu de son intensité[584]. La propreté, la lumière naturelle et l'air sont, en effet, les trois grands ennemis des insectes.
de même, les livres fréquemment battus, journellement remués et maniés, sont à l'abri de ces myriades d'imperceptibles et infatigables rongeurs. Selon le joli mot de Charles Nodier, «la bibliothèque des savants laborieux n'est jamais attaquée des vers[586]».
* *
En général, il est préférable de laisser aux spécialistes, c'est-à-dire aux relieurs, le soin de réparer les couvertures endommagées, les feuillets décousus ou déchirés, aussi bien que de nettoyer les livres et d'en faire disparaître les taches. En pareilles matières, rien ne remplace l'expérience et le doigté du praticien. D'autant plus qu'une difficulté nouvelle se présente; nous retrouvons ici encore les funestes inconvénients des mauvais papiers modernes: d'après une très juste remarque, «le nettoyage du papier est rendu beaucoup plus difficile et beaucoup plus aléatoire depuis qu'on fabrique une si grande quantité de papier avec des pâtes fortement additionnées de matières minérales. En tentant d'enlever les taches, on peut détruire le papier[587].» Les hommes d'étude, écrivains ou savants, ont d'ailleurs autres choses à faire, et des choses plus urgentes, plus importantes, que de s'occuper de ces nettoyages et rafistolages.
Voici cependant à ce sujet quelques instructions succinctes.
Pour remettre en place les feuillets simples ou doubles que l'usage ou un accident quelconque ont arrachés en droite ligne dans le pli de la couture et qui ne se trouvent plus retenus par le fil, humecter légèrement de colle de pâte, à l'aide d'un pinceau et sur une largeur d'un demi-centimètre, toute la longueur de la marge du fond de la page décousue; appliquer ensuite avec précaution et ajuster exactement bout à bout cette marge contre la marge correspondante de la page suivante, puis fermer le livre et laisser sécher.
Afin que le pinceau ne dépose pas trop de colle sur la marge, et que cette largeur d'un demi-centimètre ne soit pas dépassée, on étend préalablement sur la page décousue une feuille de papier qui ne laisse à découvert que l'extrême bord de la marge, cette mince bande d'un demi-centimètre, et c'est alors seulement qu'on y passe le pinceau de colle. On retire ensuite cette feuille de garde, et l'on met en place la page, comme il vient d'être dit.
S'il ne s'agit que d'une déchirure que vous voulez empêcher de s'étendre, vous prenez une bande de papier transparent, de papier serpente, un peu plus longue que cette déchirure, vous l'humectez de colle de pâte et l'appliquez soigneusement comme une compresse, désormais immuable, sur la partie malade.
* *
Les taches qu'on rencontre sur les feuillets des livres se divisent en deux grandes catégories: taches maigres et taches grasses.
Les taches maigres sont produites le plus ordinairement par la poussière, la boue, l'eau, la rouille et l'encre à écrire.
Pour enlever les taches dues à la poussière, il suffit souvent de les frotter avec un peu de mie de pain ou de gomme à effacer. Si ce moyen ne réussit pas, si ces taches sont importantes et invétérées, prendre «un peu de terre bolaire blanche[588] en poudre fine, que l'on tamise sur les endroits tachés, de manière à en avoir à peu près l'épaisseur d'un centime. On place ensuite dessus une feuille de papier, et l'on met le tout sous presse pendant vingt-quatre heures. Au bout de ce temps, il est rare que toutes les taches ne soient pas enlevées par la terre bolaire. S'il en restait encore quelques-unes, on répéterait l'opération, et l'on pourrait être alors assuré d'un succès complet[589].»
Au lieu de la terre bolaire, qui ne se rencontre pas couramment dans le commerce, à Paris du moins, des spécialistes conseillent d'employer le chlorure de chaux: une demi-heure de contact suffit d'ordinaire pour amener la disparition de la tache[590].
Le frottement du grattoir ou du caoutchouc blanc peut aussi suffire, en bien des cas, à enlever les taches de boue. Sur celles qui persisteraient, on appliquera une dissolution de savon, qu'on laissera séjourner une demi-heure ou une heure, selon l'importance de la tache. On trempe ensuite la feuille dans de l'eau bien pure, et, au moyen d'un blaireau ou d'une éponge, on détache délicatement la couche de savon, qui, en s'en allant, entraîne la boue avec elle[591].
Les taches d'humidité[592], les piqûres, les mouillures—ces taches sont si fréquentes qu'elles ont mérité en librairie ces noms spéciaux—se traitent homéopathiquement par l'eau: un simple bain d'eau pure, froide ou bouillante, suffit le plus souvent, après une heure ou deux d'immersion, pour les faire disparaître. Si elles résistaient, on ajouterait à ce bain un peu d'eau de Javel (hypochlorite de potasse) ou de chlorure de chaux[593].
Si les mouillures n'ont atteint que quelques feuillets, l'opération peut se faire très facilement. Il suffit de poser à plusieurs reprises un linge humide de chaque côté d'un des feuillets tachés, après avoir isolé ce feuillet des deux pages voisines au moyen de feuilles d'étain. Dès que l'action du linge mouillé s'est produite, dès que la tache a disparu, on enlève le linge et les feuilles d'étain, on les remplace par du papier buvard et l'on referme le livre. On nettoie de même les quelques autres feuillets[594].
Mais quand le livre est entièrement ou à demi envahi par les mouillures, il faut se résoudre à le plonger dans l'eau feuille par feuille, et pour cela le découdre ou le dérelier, opération qui, dans ce dernier cas, exige de minutieuses précautions et de la patience, surtout si le livre est relié à dos plein.
Si ces mouillures, déjà anciennes et invétérées, présentaient un caractère d'intensité exceptionnelle, si elles s'étaient transformées, sur nombre de pages, sur la tranche ou certains coins du livre, en moisissure, alors le mal serait des plus graves, et l'on ne risquerait rien de recourir, pour tenter de le conjurer, aux plus énergiques médications: eau de Javel plus ou moins concentrée, chlorure de chaux, etc. «La moisissure, dit très bien M. Ris-Paquot, est la plus terrible de toutes les taches; c'est la véritable gangrène du livre, et, quand elle est bien accentuée, nulle opération ne pourrait le sauver de cette terrible maladie, entraînant avec elle la décomposition de la pâte du papier. Là, tous les remèdes peuvent être employés: le malade est condamné à l'avance; il faut essayer, et, quoique les miracles ne soient plus à la mode, qui sait si un hasard providentiel ne viendra point couronner la persévérance[595]?»
Il est à remarquer que le contact prolongé de l'eau ordinaire ou de l'eau de Javel fait perdre au papier, redevenu sec, sa fermeté et son encolle. Nous avons vu que les papiers d'impression sont souvent collés, ce qui leur donne plus de résistance, les rend moins susceptibles de se piquer, et permet d'y écrire avec de l'encre ordinaire. Il y a plusieurs méthodes pour encoller le papier: la plus simple et la seule dont nous parlerons est l'encollage à la gélatine, qu'on peut employer à froid et préparer d'avance. On fait bouillir 10 grammes de gélatine blanche dans un demi-litre d'eau, ou «une plaquette par litre d'eau, en y ajoutant un peu d'alun, afin de décourager les vers que pourrait attirer la gélatine[596]»; on laisse tiédir ou refroidir, et l'on badigeonne le papier avec cette colle ou encolle, ou mieux, on y plonge un à un tous les feuillets; puis, après les avoir mis sous presse, on les étend sur des linges et à l'ombre, pour qu'ils sèchent lentement. En général, d'ailleurs, lorsqu'on a fait subir au papier un lavage quelconque, il a tendance à se boursoufler et il faut éviter de le faire sécher trop vite[597].
Les taches d'encre ordinaire ou encre à écrire et les taches de rouille se traiteront de même par des bains d'eau pure additionnée—mais en plus grande quantité que pour les simples mouillures—d'eau de Javel. On pourrait aussi employer le sel d'oseille (bioxalate de potasse) et le chlorure de chaux, l'acide oxalique, citrique ou tartrique, ou encore, si la tache est légère et de peu d'étendue, placer dessus, au moyen d'une barbe de plume d'oie ou d'un pinceau, une goutte de vinaigre, humecter ensuite avec de l'eau légèrement additionnée d'eau de Javel, et sécher entre des feuilles de papier buvard[598]. L'acide chlorhydrique mérite également d'être signalé; il «attaque l'encre d'écriture, tout en épargnant celle du texte et la teinte paille du vieux papier[599]». Antony Méray en fit l'épreuve sur deux incunables, qui portaient des inscriptions manuscrites à l'encre. «Un bain d'acide chlorhydrique étendu d'eau les débarrassa très bien, dit-il, de notes nombreuses et de griffonnages inutiles; mais comme cet agent chimique laisse au papier une apparence molle et humide, il fallut laver mes feuillets à grande eau, puis détruire les traces de l'acide au moyen d'une dissolution de bicarbonate de soude, avant de procéder à l'encollage[600].»
Remarquons, au sujet du chlore, et par conséquent de son composé l'eau de Javel, «qu'assurément les effets de cette substance sont à peu près infaillibles pour le blanchiment du papier. Mais on peut dire que la contexture du papier lui-même n'a pas d'ennemi plus terrible, qu'il détruit lentement ce qu'il a blanchi, et que, sans de sages précautions, son usage est des plus pernicieux. Fermer un livre blanchi au chlore, c'est, pour nous servir d'un dicton populaire, enfermer le loup dans la bergerie[601].»
L'eau de Javel ne doit donc s'employer qu'avec grande circonspection et ménagement, en tâtonnant pour ainsi dire. Il n'y a que dans le cas de moisissure, comme nous l'avons expliqué, qu'on puisse user d'elle libéralement, sans retenue ni regret: ce moribond, que la gangrène dévore et va anéantir, elle le prolonge et le purifie à la fois.
* *
Passons à l'enlèvement des taches grasses.
Les plus fréquentes sont les taches de suif, de stéarine (bougie), de graisse, d'huile, et les taches produites par l'attouchement des doigts ou par le maculage provenant de l'encre d'imprimerie.
Les taches de suif, de bougie, de graisse et d'huile peuvent s'enlever simplement «en recouvrant la tache d'un peu de craie en poudre très fine, et mettant à la presse. Le lendemain, on change, et ainsi de suite, à trois ou quatre reprises[602]».
Un moyen plus énergique consiste à appliquer sur la tache une feuille de gros papier buvard qu'on chauffe à l'aide de quelques petits charbons placés dans une cuiller d'argent, en ayant soin de changer le papier buvard à mesure qu'il se salit; puis, au moyen d'un pinceau, on enduit d'une légère couche d'essence de térébenthine, chauffée au bain-marie et presque bouillante, les deux côtés du papier à nettoyer. On rend ensuite à ce papier sa blancheur en imbibant d'alcool rectifié, chauffé également au bain-marie, la place qui était tachée[603].
Ne pas oublier, dans cette opération, que la térébenthine et l'alcool s'enflamment très aisément, et prendre garde de trop les approcher du feu.
«Ce procédé peut être également employé pour faire disparaître les taches de cire à cacheter, bien que celles-ci rentrent plus particulièrement dans la classe des taches maigres[604].»
Les taches de cire s'enlèvent aussi «en trempant le papier dans de la benzine ou de la térébenthine; après quoi, on couvre l'imprimé de papier brouillard plié et l'on repasse avec un fer chaud[605]».
De même, les taches de bougie peuvent s'enlever par un procédé plus expéditif que le précédent: après avoir, à l'aide d'un grattoir, aminci la tache le plus possible, il suffit de traiter la partie restante par de légères lotions d'alcool à 90°. L'acide stéarique étant soluble dans l'alcool, le procédé réussit très bien[606].
Si les taches d'huile étaient rebelles à la recette indiquée ci-dessus, on pourrait recourir à la suivante. «On forme une bouillie pas trop épaisse composée de: 500 grammes de savon, 300 grammes d'argile, 60 grammes de chaux vive, et d'eau en quantité suffisante; on étend une petite couche de cette bouillie sur la tache, et on l'y laisse pendant un quart d'heure environ. On trempe ensuite la feuille dans un bain d'eau chaude, puis on la retire et on la fait sécher lentement[607].»
Les feuillets tout récemment tachés d'huile et encore humides de cette huile, adhérant encore entre eux, doivent, d'après Antony Méray, qui nous raconte comment il a expérimenté ce procédé[608], être trempés, préalablement décousus, dans une dissolution de potasse caustique, qui commence à s'emparer de la matière grasse. «Cette opération avait aminci et rendu savonneux le papier, qui conservait une couleur rance[609] très désagréable. Un bain d'eau de Javel mêlée d'un quart d'eau ordinaire le débarrassa entièrement de cette vilaine trace. Restait à enlever le chlore introduit par l'eau de Javel: une dissolution de sulfite de soude réussit à chasser cet actif destructeur.»
Les taches dues à l'attouchement des doigts sont quelquefois assez tenaces. Pour les combattre, on use du procédé que nous avons vu appliquer il y a un instant aux taches de boue, on étend sur elles «une couche de savon blanc en gelée, et on l'y laisse pendant quelques heures. On enlève ensuite le savon avec une éponge fine trempée dans l'eau chaude, et toute la crasse disparaît le plus souvent en même temps. Si ce traitement ne suffisait pas, on pourrait remplacer le savon en gelée par du savon noir; mais il faudrait avoir soin de le laisser peu de temps sur le noir d'impression, qui pourrait se décomposer et couler, ce qui produirait plus de mal que de bien[610].»
Les taches produites par l'encre d'imprimerie sont fréquentes et difficiles à enlever. Pour les faire disparaître, on peut essayer de la mie de pain roulée en boulettes, et en frotter les endroits salis. «Il est rare cependant, ajoute M. Jules Cousin[611], qu'on arrive à un résultat complètement satisfaisant, surtout si le maculage est assez fort. Aussi nous répétons ici le conseil que nous avons déjà donné[612]: qu'on prenne la précaution de ne jamais faire relier de livres trop fraîchement imprimés; du moins, si l'on est quelquefois obligé de le faire, il faut recommander au relieur d'interfolier les cahiers avec du papier serpent[613] avant le battage, pour éviter que l'encre d'imprimerie ne se décharge des pages l'une sur l'autre.»
* *
Outre la poussière et les insectes, l'eau ou l'humidité, l'encre, la bougie, l'huile et la graisse, les livres ont de nombreux ennemis, tels que les souris, les rats et les chats, le feu, le soleil et le gaz, les épiciers et les marchands de tabac, les collectionneurs de gravures et frontispices, les relieurs, les emprunteurs, et, au dire de plusieurs bibliographes peu galants, les femmes, les femmes surtout et avant tout.
«Les souris, écrit Alkan aîné[614], ne s'attaquent guère qu'aux volumes séparés, d'un papier doux, tendre, et capable de les aider à faire leurs nids. Il n'y a donc aucun danger pour les volumes en rayons.
«Les rats y ont aussi recours pour leurs nids, mais ils semblent préférer d'autres matières que le papier, et ce n'est qu'à défaut de substances laineuses qu'ils s'attaquent aux livres.
«Il y a bien le chat. Mais le remède est souvent pire que le mal: il aiguise ses griffes sur le dos des livres, lorsqu'ils sont à sa portée; dans tous les cas, il sait les y mettre.»
Les dangers dont le voisinage du feu, c'est-à-dire simplement une chaleur trop vive, menace les livres, sont évidents, et il serait superflu d'insister sur ce point.
Le soleil mange la couleur des reliures, principalement lorsque cette couleur est tendre; voilà pourquoi nous avons conseillé[615], à propos de la parure et de l'habillement des livres, de se méfier des vert-pomme ou olive, des jaune-paille et des bleu-pervenche. L'effet des rayons solaires est surtout fâcheux pour les volumes appartenant à un même ouvrage. Selon qu'ils ont été peu ou prou frappés par ces rayons ou en ont été préservés, les dos de ces volumes ne se ressemblent plus: les uns ont conservé leur couleur, les autres l'ont totalement perdue, d'autres, et c'est le plus grand nombre, n'ont blanchi que d'un côté, du côté tourné vers la fenêtre, et leurs dos se partagent en deux teintes brusquement tranchées, deux étroites bandes de couleurs toutes différentes: on ne se douterait jamais, à la vue de ces disparates, qu'on a devant soi un seul ouvrage, les éléments extérieurement égaux et similaires d'un même tout[616].
Le gaz d'éclairage, par le calorique qu'il développe et aussi par les émanations sulfureuses qu'il engendre, attaque aussi la reliure des livres: ce sont naturellement les volumes rangés sur les rayons les plus élevés qui sont atteints les premiers et le plus grièvement. William Blades nous apprend qu'ayant fait installer le gaz dans son cabinet de travail et placer une suspension à trois becs au-dessus de sa table, la tension de la chaleur de l'atmosphère vers le plafond de la pièce produisit en peu de temps, au bout d'une année à peine, des effets désastreux.
«Les dos des livres placés sur les rayons supérieurs furent tous abîmés, et, quand on les touchait, ils se séparaient des volumes, s'éparpillant comme du tabac à priser. Ce désastre, bien entendu, n'était dû qu'aux émanations sulfureuses produites par le gaz; ces émanations attaquent en premier lieu le maroquin, puis le vélin; bien que le cuir de Russie résiste plus longtemps, il finit par être détruit par cet impitoyable ennemi[617].»
* *
Pour confectionner leurs sacs et leurs cornets, les épiciers et les marchands de tabac massacrent sans pitié les livres les plus rares.
«De tout temps il a fallu des cornets à l'épicier, de tout temps il a fallu des livres à rouler en cornets; qui sait si les Histoires de Tite-Live et de Tacite, les Oraisons de Cicéron, les Tragédies d'Ovide et tous les ouvrages dont nous déplorons la perte, n'ont pas été la proie des épiciers du barbare moyen âge?
«L'épicier du XIXe siècle a déclaré une guerre à mort aux parchemins, sans doute en haine de la noblesse. L'âge d'or de l'épicerie date de la Révolution française, car la docte congrégation de Saint-Maur et la confrérie des épiciers ne pouvant subsister ensemble, l'une a tué l'autre. Ah! doit-on hériter de ceux qu'on assassine! Le Bénédictin faisait des livres, maintenant l'épicier en défait[618].»
Les tailleurs et les cordonniers ont été aussi de terribles «équarrisseurs de livres». L'abbé Lebeuf, l'historien du diocèse de Paris, nous conte que M. Duvergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran, sortant, après cinq ans de captivité, du donjon de Vincennes, où Richelieu l'avait fait enfermer pour cause de jansénisme, entra chez un tailleur et se fit prendre mesure d'un habit. Là, «il s'aperçut que le misérable artisan avait découpé les bandes sacrilèges servant à prendre les mesures dans les Œuvres de saint Augustin en grand papier, que le cardinal de Richelieu avait fait saisir dans la prison de son inflexible ennemi[619]».
Un tailleur d'habits, de la même époque sans doute, «racontait qu'un archiviste, ou garde-titre d'un chapitre, lui avait fourni, pendant plusieurs années, des cahiers de fort beaux manuscrits grand in-folio, dont il s'était servi pour faire des bandes et prendre la mesure des habits qu'il faisait. Il en montra quelques restes où il était encore facile de se rendre compte que c'étaient des manuscrits du XIIe siècle[620].»
La cordonnerie pour dames accomplit, pendant plus de vingt-cinq ans, au dire du bibliophile Jacob[621], «une effroyable hécatombe de livres anciens». Voici comment:
«Le quartier qui forme le talon de la chaussure a besoin d'être fortifié par une doublure en cuir plus mince et plus rigide que celui de l'empeigne; mais le pied délicat des femmes ne s'accommode pas de ce quartier [ce cuir ou ce carton?] dur et solide qui soutient le quartier d'un soulier d'homme. Les cordonniers avaient donc imaginé de doubler le quartier des chaussures de dames avec de la peau de veau ou de mouton déjà assouplie, qu'ils empruntaient à la reliure des vieux livres. On voit d'ici l'objet principal du travail de l'équarrisseur de vieux livres. Les peaux de veau ou de basane, détachées des reliures anciennes, étaient empilées, selon leur grandeur, et formaient des paquets plus ou moins volumineux, qui se vendaient à la cordonnerie de Paris. Pendant vingt-cinq ans, ce commerce de vieille peausserie a causé l'immolation de deux à trois millions de volumes[622].»
«Les dénicheurs de bons livres anciens, continue le bibliophile Jacob[623], se souviennent encore du roi des équarrisseurs, de cet honnête et farouche Quillet, qui avait ses magasins et son atelier sur le quai Saint-Michel, vis-à-vis de la Morgue. Touchant voisinage! Cet atelier ressemblait à l'antre de Polyphème: on n'y voyait que vieilles reliures en lambeaux, livres écorchés ou déreliés, amas de vieux papiers, de gravures, de bouts de ficelle, détritus bibliographiques en tout genre. C'est là que trônait l'impassible Quillet, les bras nus, le couteau à la main, les reins ceints d'un tablier de boucher. Il passait sa vie à dépecer des livres et à en classer méthodiquement les débris. Si le livre privé de sa reliure lui semblait digne de quelque pitié, il ne le déchiquetait pas immédiatement: il le réservait pour ses clients, libraires ou bouquineurs, qui venaient sans cesse passer en revue les lamentables dépouilles de l'équarrissage. Souvent le livre était sauvé et allait se rajeunir, en faisant peau neuve, chez le relieur. Mais une fois qu'il avait été condamné à mort par le dédain ou l'oubli des acquéreurs ordinaires, il ne tardait pas à être mis en pièces et destiné à divers usages, selon la qualité du papier. Le papier fort, bien collé, des anciens livres, servait à faire des sacs pour les treilles; le petit papier, de format in-8 et in-4, fournissait des sacs à l'épicerie; le petit papier mou et spongieux, sans résistance et sans solidité, était fondu pour faire des cartonnages. Que Dieu fasse paix à l'âme du bon et respectable Quillet, malgré les massacres de livres qu'il a si longtemps exécutés de sa propre main et non sans une affreuse jouissance! «Bon an, mal an, me disait-il un jour en riant dans sa barbe, je travaille plus de 50 000 volumes. Mais, ajoutait-il avec onction, je ménage les livres de piété, car je les vends toujours bien, et tout habillés.»
* *
Les collectionneurs de portraits et frontispices, de premières pages ou titres de départ, de lettres ornées, colophons, marques d'imprimerie, couvertures anciennes, etc., figurent aussi parmi les plus impitoyables mutilateurs de livres. Rien n'est sacré pour eux. Que d'admirables missels, par exemple, ont été stupidement tailladés et déchiquetés par des amateurs de fleurons et d'initiales en couleur, véritables barbares à qui tout commerce avec les livres devrait être interdit[624]! Tel encore ce cordonnier et biblioclaste John Bagford, l'un des fondateurs de la société des Antiquaires d'Angleterre, dont William Blades nous donne le portrait d'après Howard, et nous conte les terribles exploits.
John Bagford, qui vivait au commencement du XVIIe siècle, passait son temps à parcourir «les provinces, allant de bibliothèque en bibliothèque, arrachant les titres des livres rares de tous les formats. Il en faisait des collections, suivant leur nationalité et les villes où il les trouvait, en sorte qu'avec des affiches, des notes manuscrites et des assemblages de toutes sortes et de toutes natures, il était arrivé à collectionner plus de cent volumes in-folio, qui se trouvent aujourd'hui au British Muséum[625].»
Cent volumes composés de feuillets arrachés dans les plus précieux ouvrages! Ce n'est pas sans raison que William Blades conclut que de tels enragés bibliomanes, «bien qu'ils s'arrogent eux-mêmes le nom de bibliophiles, doivent être classés parmi les pires ennemis des livres[626]».
L'habitude de pratiquer des coupures dans les journaux a conduit certains écrivains ou publicistes à traiter de même les fascicules de leurs revues et les pages de leurs livres. De ce nombre on cite Lamartine[627], Émile de Girardin et Victor Fournel[628].
Ce système expéditif enlève non seulement toute valeur aux livres ainsi mutilés, mais, de plus, selon la judicieuse objection de M. Guyot-Daubès[629], «l'économie de temps qu'il procure au point de vue d'une recherche est bien peu de chose, puisqu'une simple note de référence permettra dans une bibliothèque bien tenue de retrouver le passage cherché en une ou deux minutes».
Il est à remarquer d'ailleurs qu'Émile de Girardin avait changé d'opinion à cet égard durant ses dernières années: «il prétendait alors que, dans une recherche, le passage intéressant se trouvait toujours au dos d'une page qui, antérieurement, avait été détachée du livre[630]».
Falconet[631] avait aussi coutume, dit-on, de découper dans les livres les passages qui l'intéressaient le plus, si bien qu'il réduisait à quelques feuillets des ouvrages considérables; il appelait cela «n'en garder que la quintessence».
L'érudit bibliographe Jamet le Jeune (1710-1778) avait aussi «la manie de former des recueils factices d'opuscules et brochures, parfois de fragments enlevés à divers ouvrages et relatifs à un sujet donné; il faisait relier le tout, y joignait force notes en marge, et donnait le titre de Stromates aux collections qu'il créait ainsi[632]».
Quant aux collectionneurs d'antiques couvertures de livres, rappelons que, dans une vente publique, la vente de la collection Deroussent, qui eut lieu à Montreuil-sur-Mer, en mai 1860, on put voir «un monceau de couvertures de livres jadis reliés en maroquin ou en veau fauve par du Seuil, et presque tous aux armes de l'abbé de Dompmartin, etc., etc. M. Deroussent lui-même n'avait pas craint de dépecer de splendides in-folio en grand papier, qu'il avait vendus au poids à la garnison de Montreuil pour en confectionner des cartouches! Il était possédé aussi de la manie des albums, et avait mutilé maint volume, enlevant les charmants frontispices gravés par Léonard Gaultier, et les portraits si recherchés dus au burin de Thomas de Leu[633].»
Et ce Vandale se croyait un bibliophile modèle, digne de la reconnaissance et de l'admiration de ses concitoyens.
* *
Comme ennemis des livres, les relieurs méritent un chapitre spécial, et ils l'ont, ils en ont même plusieurs, dans l'ouvrage de William Blades.
«Ah! que de ravages avons-nous vus,» s'écrie ce bibliographe, presque au début de sa très intéressante monographie[634], «qui n'avaient d'autres auteurs que les relieurs! Vous pouvez prendre un air autoritaire,—vous pouvez donner par écrit des instructions aussi précises que s'il s'agissait de votre testament,—vous pouvez jurer que vous ne payerez pas si vos livres sont rognés:—c'est inutile. Le Credo d'un relieur est bien court, car il ne se compose que d'un article, et cet article lui-même ne comprend qu'un seul mot, l'horrible mot: «Rognures!»
Et à la fin[635]:
«Dante, dans son Inferno, mesure aux âmes damnées diverses tortures, appropriées avec une opportunité toute dramatique aux crimes perpétrés par les victimes. Si nous avions à prononcer un jugement sur les relieurs coupables d'avoir détérioré certains volumes précieux que nous avons vus, où les feuilles vierges confiées à leurs soins ont, par leur négligence barbare, perdu leur dignité, leur beauté, leur valeur, nous ramasserions les rognures si impitoyablement enlevées, pour faire rôtir les coupables par leur lente combustion. Dans l'ancien temps, avant que l'on ait appris la valeur des reliques de nos premiers imprimeurs, il y avait quelque excuse pour les péchés du relieur, qui s'égarait par l'ignorance, si générale alors; mais de nos jours, où la valeur historique et intrinsèque des anciens ouvrages est partout reconnue, on doit être sans pitié pour une aussi coupable négligence.»
«De Rome, relieur célèbre du XVIIIe siècle, à qui Dibdin a donné le sobriquet de «grand tondeur», raconte encore William Blades[636], était dans sa vie privée un homme estimable; mais il se livrait avec amour au vice de réduire les marges des livres que l'on lui confiait à relier. Il est allé si loin dans cette rage de rogner, qu'il n'a pas épargné un bel exemplaire des Chroniques de Froissart sur vélin, dans lequel se trouve un autographe du bien connu bibliophile de Thou, qu'il a taillé sans pitié ni merci[637].»
* *
Des emprunteurs, nous ne dirons rien ici; nous nous sommes naguère suffisamment occupé d'eux[638], et avons amplement montré leur sans-gêne, leurs dégâts, et combien il est prudent de se garer de ces indiscrets et malfaisants personnages.
Les priseurs, qui laissent si volontiers choir de leur nez de ces larges gouttelettes chatoyantes et ambrées; les fumeurs, avec leurs débris d'allumettes mal éteintes ou noircies, avec leur jus de pipe, leurs cendres de cigares, leurs bouts de cigarettes en feu, sont encore, pour les livres, des causes de dangers continuels.
Les botanistes qui font de leurs volumes une succursale de leurs herbiers et se servent de leurs in-folio et in-4, comme le bonhomme Chrysale employait son gros Plutarque à mettre ses rabats, pour classer, presser et aplatir des tulipes, des iris ou des jonquilles; le jouvenceau qui enferme pieusement dans quelque luxueux paroissien ou dans un élégant recueil de vers l'humble violette ou l'éclatante et chère pensée, don d'une main mignonne, à jamais adorée: encore des ennemis du livre!
Et ces excellentes ménagères, qui, cherchant un solide parchemin pour couvrir leurs pots de beurre ou de confitures, ne trouvent rien de mieux que d'«utiliser» de la sorte les vieux «bouquins» et toutes les vilaines «paperasses» relégués au grenier[639]. Et ces généreuses mamans, qui, pour occuper et distraire leurs garçonnets ou leurs fillettes, pour avoir la paix surtout, leur donnent «des images à colorier»,—d'antiques volumes à gravures sur bois et à somptueux frontispices: «On est tranquille au moins pendant ce temps-là! On respire! Ils ne font pas de bruit, ces bons chéris! Ils s'amusent bien gentiment[640]!»
D'une façon générale d'ailleurs, les femmes, force est bien de le constater, sont considérées par nombre de bibliophiles, et certains d'entre eux sont des plus autorisés, comme d'invétérées et irréductibles «ennemies des livres».
Oyez comme ces discourtois chevaliers parlent d'elles.
Richard de Bury d'abord, l'auteur du Philobiblion, qu'on peut regarder comme le plus ancien bibliographe et le père de la bibliophilie:
«A peine cette bête (c'est de ce gracieux nom que l'illustre évêque de Durham et grand chancelier d'Angleterre qualifie le beau sexe, et ce sont les livres qui, par une audacieuse et irrévérente prosopopée, sont censés parler de la sorte), à peine cette bête, toujours nuisible à nos études, toujours implacable, découvre-t-elle le coin où nous sommes cachés, protégés par la toile d'une araignée défunte, que, le front plissé par les rides, elle nous en arrache, en nous insultant par les discours les plus virulents. Elle démontre que nous occupons sans utilité le mobilier de la maison, que nous sommes impropres à tout service de l'économie domestique, et bientôt elle pense qu'il serait avantageux de nous troquer contre un chaperon précieux, des étoffes de soie, du drap d'écarlate deux fois teint, des vêtements, des fourrures, de la laine ou du lin. Et ce serait avec raison, surtout si elle voyait le fond de notre cœur; si elle assistait à nos conseils secrets; si elle lisait les ouvrages de Théophraste ou de Valère Maxime, et si elle entendait seulement la lecture du XXVe chapitre de l'Ecclésiastique[641].»
«Les femmes bibliophiles!… s'écrie de son côté M. Octave Uzanne. Je ne sache point deux mots qui hurlent plus de se trouver ensemble dans notre milieu social; je ne conçois pas d'accolade plus hypocrite, d'union qui flaire davantage le divorce! La femme et la bibliofolie vivent aux antipodes, et, sauf des exceptions aussi rares qu'hétéroclites,—car les filles d'Ève vous déroutent en tout,—je pense qu'il n'existe aucune sympathie profonde et intime entre la femme et le livre; aucune passion d'épidémie ou d'esprit; bien plus, je serais tenté de croire qu'il y a en évidence inimitié d'instinct, et que la femme la plus affinée sentira toujours dans «l'affreux bouquin» un rival puissant, inexorable, si éminemment absorbant et fascinateur, qu'elle le verra sans cesse se dresser comme une impénétrable muraille entre elle-même et l'homme à conquérir[642].»
M. Paul Eudel remarque aussi que «la collection (des livres particulièrement) a toujours eu pour ennemies jurées nos chères compagnes».—«C'est autant de moins, disent-elles, pour la toilette et le train de la maison[643].»
M. B.-H. Gausseron déclare de même[644] que «les livres, jusque dans la maison du bibliophile, ont un implacable ennemi, c'est la femme… La femme, l'ennemie-née du bibliophile.»
«L'amour des livres, c'est une marque de délicatesse, mais c'est une délicatesse d'homme: les femmes, pour la plupart, ne le comprennent pas, écrit M. Porel[645]. Pour les ouvrages du XVIIIe siècle, qu'elles veulent acquérir maintenant parce qu'ils sont à la mode, elles ont été depuis longtemps particulièrement malfaisantes.»
Et le maître bibliophile Jacob atteste à son tour que «les femmes n'aiment pas les livres et n'y entendent rien: elles font, à elles seules, l'enfer des bibliophiles:
Les épingles à cheveux sont, au dire de maints bibliographes, le coupe-papier habituel de la femme; à moins qu'elle ne préfère se servir, pour le même office, de son index ou du bout de son pouce, ce qui, d'une façon comme de l'autre, taille les bords du livre en dents de scie.
«Ne confiez jamais, ô bibliophiles, le soin de couper un livre que vous tenez en estime particulière à d'autres qu'à vous-mêmes; défiez-vous, pour accomplir cette opération si simple en apparence, mais en réalité si délicate, de cette main mignonne qui excelle dans l'art de la broderie et qui ne connaît point de rivale dans mille travaux élégants. Tout habile qu'elle est, cette main charmante, à laquelle on peut confier sans crainte la réparation du tissu le plus fin, vous fera le plus innocemment du monde d'innombrables festons aux marges que vous voulez respecter; bien heureux si le couteau, en déviant de la ligne marquée, ne tranche cette marge jusqu'au texte, et perde ainsi à tout jamais un livre qui n'est plus présentable aux yeux d'un véritable bibliophile[647].»
La mode des papillotes est, je crois, un peu passée; mais, alors qu'elle florissait, les livres en voyaient de belles et en essuyaient de cruelles avec ces dames!
«Nous avons en main un bel ouvrage où l'on avait coupé de quoi se faire des papillotes, écrit Alkan aîné[648]. Les femmes surtout sont les bourreaux des livres. (Il y a bien quelques exceptions.)»
Oui, certes, il y en a, et de plus en plus[649]; mais continuons notre citation:
«Nous lisons dans un petit volume, supérieurement imprimé par Pitrat aîné, à Lyon, 1879, petit in-8, papier teinté, encadrements rouges, ayant pour titre les Ennemis des livres, par un bibliophile[650], ce qui suit:
«J'ai connu un bibliophile qui venait d'acquérir un livre, à la recherche duquel il était depuis longtemps; il eut l'imprudence de le laisser sur la table de son cabinet. Le lendemain du jour de son acquisition, il trouva sa femme, entrée par hasard dans son lieu de travail, occupée à déchirer les feuillets de ce livre, pour en faire des papillotes aux boucles de ses cheveux[651].»
* *
De même que, pour couper les feuillets d'un livre broché, vous commencez toujours et forcément chaque section par la droite de ce livre et faites avancer votre couteau vers la gauche, commencez toujours par l'extrémité droite, c'est-à-dire par les dernières pages du livre que vous vous proposez de couper, et continuez de même sorte l'opération jusqu'à l'extrémité gauche, je veux dire jusqu'aux premières pages, au début du livre. Supposons un in-18, fabriqué dans les conditions de pliage et de couture ordinaires. Mettez ce volume à plat sur une table, tenez-le bien ouvert, et insinuez votre couteau d'abord entre les deux pages qui forment le milieu du dernier cahier. Appuyez fortement la main gauche sur le volume, afin de le maintenir dans une position parfaitement horizontale[652], et manœuvrez votre coupe-papier en le faisant avancer avec précaution au delà du pli de la couture médiane et jusqu'au sommet de l'autre tranche, de façon à couper la tête de la feuille dans toute sa longueur et d'une même suite de mouvements. Vous coupez ensuite les tranches latérales de ce cahier, et vous passez au suivant, à l'avant-dernier, sur lequel vous procédez de même, et ainsi de suite, toujours en remontant, jusqu'au premier cahier, à la feuille de titre du livre.
C'est pour effectuer avec plus de facilité et d'un même coup la section du papier dans toute la longueur de la tête de chaque feuille, que nous conseillons de commencer l'opération par la fin du livre: il s'ouvre mieux ainsi, comme il est aisé de s'en convaincre, et prend mieux la position absolument horizontale, indispensable pour glisser le coupe-papier d'un bout à l'autre de la tête.
En coupant de la sorte la tête du livre dans toute sa longueur et en une fois, sans vous arrêter au pli de la couture,—autant que la chose est possible et que le coupe-papier n'éprouve pas trop de résistance en franchissant ce pli,—vous avez l'avantage non seulement de procéder plus rapidement, mais encore et surtout de ne pas laisser dans ce pli, au fond de la tête du volume, des parties non atteintes par le coupe-papier, et qui ne manqueraient pas de se déchirer ensuite, lorsqu'on ouvrirait le livre.
Le couteau à papier doit avoir peu d'épaisseur, afin de ne pas faire éclater les bords des pages et de laisser le moins de traces possible de son passage: qu'il soit en ivoire ou en os, en ébène ou en buis, peu importe; ce qui est absolument nécessaire, c'est que ses deux tranchants n'aient aucune coche et soient scrupuleusement lisses, et qu'il ne se termine pas en pointe aiguë, mais très émoussée, bien arrondie, de façon à ne pas trouer les feuillets entre lesquels on l'introduit. Il est des couteaux à papier qui ont des proportions démesurées, une largeur de lame de cinq à six centimètres, voire plus: il n'en résulte qu'incommodités et inconvénients, et il y a tout avantage à ce que cette largeur n'excède pas deux centimètres et demi à trois centimètres. Le plioir dont se servent les brocheuses est peut-être, à condition d'être aminci un tantinet pour la raison que nous venons de dire, le meilleur des couteaux à papier.
Défiez-vous des couteaux en bois tendre, recommande l'auteur de l'excellente étude du Magasin pittoresque[653] sur les Ennemis des livres, à laquelle nous nous référons volontiers: «l'usage journalier les couvre bientôt de coches malencontreuses, et le papier en est blessé; un coup précipité les fait parfois voler en éclats, au grand dommage du livre dont ils devaient régulariser les feuillets. On fait nombre de charmants outils de ce genre dans certaines villes d'eaux, et principalement à Spa; de fines peintures les ornent et d'ingénieux emblèmes leur donnent une sorte de valeur artistique; les lecteurs avisés, et qui ne vivent pas uniquement de gracieux souvenirs, leur préféreront toujours les coupe-papier un peu rustiques dont nos pères aimaient à se servir. Le bois dont on use pour leur emploi éphémère n'est ni homogène ni résistant; ils sont d'ailleurs revêtus d'un vernis que mille causes peuvent altérer, et qui, à la longue, disparaît en passant d'une façon rapide entre les feuillets qu'on veut séparer. Les coupe-papier de santal qu'on nous expédie de l'Inde sont d'un aspect charmant avec leurs rosaces en mosaïque, où le métal blanc s'unit à l'ébène et à l'ivoire; mais le bois parfumé qui leur sert de base ne dure pas longtemps au contact d'un papier trop ferme: ces couteaux de nabab sont des couteaux de luxe, propres tout au plus à orner un bureau.
«Défiez-vous surtout, lecteurs pacifiques, de ces espèces de cimeterres aux manches plus ou moins historiés, à la pointe aiguë et recourbée, qui font le brillant ornement des magasins de papeterie, et qu'on donne presque toujours en cadeau, lorsqu'on prétend offrir un souvenir aimable à un professeur ou bien à un lettré, et qui simulent parfaitement une arme orientale. Laissez ces splendeurs décevantes à quelques bureaucrates en relation avec l'armée. Ces coupe-papier métalliques sont d'un usage détestable, et percent souvent sans miséricorde les feuillets qu'ils ont dû séparer. D'ordinaire leur tranchant est par trop affilé, et la lame agit d'une façon irrégulière en mordant sur la marge, comme cela a lieu avec les simples couteaux ou avec les canifs, dont un soigneux bibliophile n'emploiera jamais le secours[654]. N'avez-vous point remarqué sur ces belles marges dont nous parlons ici des déchirures aiguës déshonorant un livre? C'est presque toujours la preuve du crime secret accompli par le coupe-papier cimeterre, et il ne se révèle, hélas! bien souvent qu'après de nombreuses années, alors que l'on croyait posséder un livre vierge de tous les outrages qu'on peut redouter d'un distrait ou simplement d'un maladroit.
«Pour être juste maintenant à l'égard des fabricants de coupe-papier, il faut mettre sous les yeux du lecteur réfléchi les causes nombreuses de détérioration ou même de destruction à peu près complète qui s'attachent aux utiles auxiliaires de la science bibliographique, qu'on nous vend journellement à des prix si modérés. Rappelez-vous (et tout habitué des grands centres littéraires en a pu faire la remarque) qu'on rencontre très peu de coupe-papier dont le manche ou le tranchant n'ait reçu quelque injure notable. Les uns, mutilés jusqu'à la lame, peuvent être à peine saisis par deux doigts; les autres périssent par le bout opposé, et déchirent au lieu de couper; il y en a un grand nombre qu'un canif pernicieux a tailladés d'une façon désolante, et qui n'offrent plus que l'aspect d'une scie; d'autres encore, tombés entre les mains d'un ciseleur émérite, sont finement ornementés sur la partie plane de leur tranchant, et Dieu sait s'ils sont propres en cet état à l'usage auquel on les destine! Les moins maltraités, il faut l'avouer, sont ceux qu'une plume inattentive a couverts de caricatures parfois bien enfantines, ou de paysages trop primitifs pour qu'un ami de l'ordre ne s'efforce pas de les effacer. Qu'arrive-t-il, hélas! quand une nécessité pressante force un lecteur soigneux à faire usage d'un pareil instrument? Des déchirures involontaires se produisent immanquablement sur les marges qu'on a tenté de séparer; de fâcheuses maculatures se manifestent si le papier est encore humide. Pour expliquer ces cas désolants, fruits de l'étourderie ou de l'inattention, il suffit de se rappeler qu'un coupe-papier simple ou surchargé d'ornements superflus devient presque toujours, entre certaines mains désœuvrées, une sorte de jouet, ou, si on le préfère, un objet servant de contenance et propre tout au moins à accentuer la pensée. Les réflexions lentes ou les mouvements désordonnés lui sont également fatals; on le taillade ou bien on le brise, et ceux qui l'ont mis en ce triste état n'ont pas songé un seul moment qu'un livre mal coupé est presque toujours un livre perdu.»
Ainsi que chacun a pu s'en convaincre, un couteau de bois n'a pas de prise, ou n'a qu'une prise très difficile, sur le papier du Japon. En forçant avec un de ces couteaux à tranchant mousse, on risquerait même, soit de rompre l'instrument, soit de déchirer le papier, plutôt que de le couper. Force est donc d'employer ici un coupe-papier coupant, c'est-à-dire un couteau de métal ou un canif, qu'on manœuvre, bien entendu, avec la plus extrême prudence, pour qu'il ne glisse pas à faux, ne dévie pas de sa route et n'entame pas les marges.
* *
La meilleure manière de retirer un volume d'un rayon de bibliothèque, c'est de prendre ce volume par le dos; mais, pour cela, il est nécessaire que les livres rangés sur ce rayon ne soient pas trop serrés et qu'on puisse, en les poussant légèrement, glisser les doigts entre eux.
Beaucoup de bouquinistes et d'étalagistes ont l'habitude de tasser et presser leurs livres tant qu'ils peuvent dans leurs boîtes ou sur leurs tablettes; ils trouvent à cela deux avantages: d'abord d'y faire tenir un plus grand nombre de volumes, puis d'empêcher la poussière de pénétrer à l'intérieur de ces volumes ou d'en ternir les plats. Malheureusement, ces deux avantages sont surpassés et de beaucoup par l'inconvénient qui résulte de ce système, la difficulté de retirer les volumes: brochés, on risque de déchirer les couvertures; reliés, d'abîmer la coiffe. Dans le cas particulier, cet indestructible et insupportable tassement présente un autre danger: c'est de faire déguerpir le client, qui aime à feuilleter et examiner avant d'acheter, et ne tient nullement à se casser les ongles en essayant d'extirper de leur geôle ces infortunés prisonniers.
Si les livres rangés sur un rayon sont trop serrés pour que vous puissiez les saisir par le dos, c'est forcément par leur partie supérieure qu'il faut les prendre, c'est en appuyant le doigt sur la tête ou le sommet de la gouttière,—mais non en tirant sur la coiffe, comme on est toujours tenté de le faire,—que vous réussirez à vous en emparer sans dommage et avec le moins de peine possible.
* *
Vous êtes parvenu à le prendre, ce livre, et vous vous apprêtez à l'ouvrir et à le lire, comment le tiendrez-vous? comment le manier?
S'il est de petit format, rien ne vous empêche de le tenir à la main, et c'est par la partie inférieure du dos que vous le soutiendrez en le maintenant ouvert.
S'il est de grand format et trop lourd pour être ainsi supporté, il faut vous résoudre à le poser sur une table, devant laquelle vous vous assoirez: dans ce cas, si, lorsqu'il est ouvert, les feuillets ont tendance à se relever, votre main doit suffire à les maintenir baissés. Si vous désirez ne pas immobiliser vos doigts, si vous avez besoin, par exemple, d'écrire, de copier des extraits de ce livre, servez-vous, pour le tenir ouvert, soit d'un presse-papier suffisamment lourd, que vous poserez dessus, soit d'une de ces petites pinces à ressort, faites en bois ou en métal, comme certains négociants en emploient pour garder en ordre leurs notes ou factures. N'allez pas, en tout cas, appuyer vos coudes sur les pages, l'un d'un côté du livre, l'autre de l'autre côté: vous risqueriez d'abord de froisser ou de déchirer ces pages; vous fatigueriez la reliure, en outre, et pourriez l'endommager.
«Si l'on convient, dit très sensément et gracieusement Jean Darche[655], qu'un bon livre est un ami, un maître avec lequel on converse, quelle irrévérence n'est-ce pas de le traiter si mal! Oserait-on agir de la sorte envers un ami vivant? Tout livre, dès qu'il est bon, dès qu'il est admis à notre intimité, a un droit acquis par là même à notre estime, à notre affection et à notre respect.»
Le respect des livres, écoutez en quels termes naïfs, mais pleins d'émotion, de persuasion et d'éloquence, l'auteur du Philobiblion le recommande aux étudiants de son siècle et à tous les lecteurs:
«Non seulement nous remplissons un devoir envers Dieu en préparant de nouveaux volumes, mais nous obéissons à l'obligation d'une sainte piété si nous les manions délicatement, ou si, en les remettant à leurs places réservées, nous les maintenons dans une conservation parfaite, de façon qu'ils se réjouissent de leur pureté, tant qu'ils sont entre nos mains, et qu'ils reposent à l'abri de toute crainte, lorsqu'ils sont placés dans leurs demeures. Certainement, après les saints vêtements et les calices consacrés au corps de Notre-Seigneur, ce sont les livres sacrés qui sont dignes d'être touchés le plus honnêtement par les clercs, car ils leur font injure toutes les fois qu'ils osent les prendre avec des mains sales. Aussi nous pensons qu'il est avantageux d'entretenir les étudiants sur les diverses négligences, qu'ils pourraient toujours facilement éviter, et qui nuisent considérablement aux livres. D'abord qu'ils mettent une sage mesure, en ouvrant ou en fermant les livres, afin que, la lecture terminée, ils ne les rompent pas par une précipitation inconsidérée, et qu'ils ne les quittent point avant de remettre le fermoir qui leur est dû. Car il convient de conserver avec plus de soin un livre qu'un soulier.
«Il existe, en effet, une gent écolière fort mal élevée, en général, et qui, si elle n'était pas retenue par les règlements des supérieurs, deviendrait bientôt fière de sa sotte ignorance. Ils agissent avec effronterie, sont gonflés d'orgueil, et, quoiqu'ils soient inexpérimentés en tout, ils jugent de tout avec aplomb.
«Vous verrez peut-être un jeune écervelé, flânant nonchalamment à l'étude, et, tandis qu'il est transi par le froid de l'hiver, et que, comprimé par la gelée, son nez humide dégoutte, ne pas daigner s'essuyer avec son mouchoir avant d'avoir humecté de sa morve honteuse le livre qui est au-dessous de lui. Plût aux dieux qu'à la place de ce manuscrit on lui eût donné un tablier de savetier! Il a un ongle de géant, parfumé d'une odeur puante, avec lequel il marque l'endroit d'un plaisant passage. Il distribue, à différentes places, une quantité innombrable de fétus avec les bouts en vue, de manière à ce que la paille lui rappelle ce que sa mémoire ne peut retenir. Ces fétus de paille, que le ventre du livre ne digère pas et que personne ne retire, font sortir d'abord le livre de ses joints habituels, et ensuite, laissés avec insouciance dans l'oubli, finissent par se pourrir. Il n'est pas honteux de manger du fruit ou du fromage sur son livre ouvert et de promener mollement son verre tantôt sur une page tantôt sur une autre, et, comme il n'a pas son aumônière à la main, il y laisse les restes de ses morceaux. Il ne cesse, dans son bavardage continuel, d'aboyer contre ses camarades, et, tandis qu'il leur débite une foule de raisons vides de tout sens philosophique, il arrose de sa salive son livre ouvert sur ses genoux. Quoi de plus! Aussitôt il appuie ses coudes sur le volume, et, par une courte étude, attire un long sommeil; enfin, pour réparer les plis qu'il vient de faire, il roule les marges des feuillets, au grand préjudice du livre.
«Mais la pluie cesse et déjà les fleurs apparaissent sur la terre; alors notre écolier, qui néglige beaucoup plus les livres qu'il ne les regarde, remplit son volume de violettes, de primevères, de roses et de feuilles; alors il se servira de ses mains moites et humides de sueur pour tourner les feuillets; alors il touchera de ses gants sales le blanc parchemin, et parcourra les lignes de chaque page avec son index recouvert d'un vieux cuir; alors, en sentant le dard d'une puce qui le mord, il jettera au loin le livre sacré, qui reste ouvert pendant un mois, et est ainsi tellement rempli de poussière qu'il n'obéit plus aux efforts de celui qui veut le fermer.
«Il y a aussi des jeunes gens impudents auxquels on devrait défendre spécialement de toucher aux livres, et qui, lorsqu'ils ont appris à faire des lettres ornées, commencent vite à devenir les glossateurs des magnifiques volumes que l'on veut bien leur communiquer; et, où se voyait autrefois une grande marge autour du texte, on aperçoit un monstrueux alphabet ou toute autre frivolité qui se présente à leur imagination et que leur pinceau cynique a la hardiesse de reproduire. Là un latiniste, là un sophiste, ici quelques scribes ignorants font montre de l'aptitude de leurs plumes, et c'est ainsi que nous voyons très fréquemment les plus beaux manuscrits perdre de leur valeur et de leur utilité.
«Il y a également de certains voleurs qui mutilent considérablement les livres, et qui, pour écrire leurs lettres, coupent les marges des feuillets en ne laissant que le texte, ils arrachent même les feuilles de garde pour en user ou en abuser. Ce genre de sacrilège devrait être défendu sous peine d'anathème.
«Enfin, il sied à l'honnêteté des écoliers de se laver les mains en sortant du réfectoire, afin que leurs doigts graisseux ne tachent point le sinet du livre ou le feuillet qu'ils tournent. De plus, que l'enfant larmoyant n'admire point les miniatures des lettres capitales, de peur qu'il ne pollue le parchemin de ses mains humides, car il touche de suite à ce qu'il voit.
«Que désormais les laïcs, qui regardent indifféremment un livre renversé comme s'il était ouvert devant eux dans son sens naturel, soient complètement indignes de tout commerce avec les livres. Que le clerc couvert de cendres, tout puant de son pot-au-feu, ait soin de ne pas toucher, sans s'être lavé, aux feuillets des livres; mais que celui qui vit sans tache ait la garde des livres précieux[656].
«La propreté des mains, à moins qu'elles ne soient galeuses ou couvertes de pustules—stigmates de la cléricature,—convient aussi bien aux écoliers qu'aux livres. Toutes les fois que l'on remarque un défaut dans un livre, il faut y porter remède au plus tôt, car rien ne grandit plus vite qu'une déchirure, et la fracture qui est négligée un moment ne se répare dans la suite qu'avec dépens.
«Quant aux armoires bien fabriquées où les livres peuvent être conservés en toute sûreté sans craindre aucun dommage, le très doux Moïse nous en instruit au trente et unième chapitre du Deutéronome: Prenez ce livre, dit-il, et mettez-le à côté de l'arche d'alliance du Seigneur votre Dieu[657]. O lieu délicieux et convenable pour une bibliothèque que cette arche faite du bois de l'impérissable Setim, et recouverte d'or de tous côtés! Mais le Sauveur défend aussi, par son propre exemple, toute négligence inconvenante dans le maniement des livres, comme on peut le lire dans le quatrième chapitre de saint Luc[658]. En effet, lorsqu'il eut lu, dans le livre qui lui était offert, les paroles prophétiques écrites sur lui-même, il ne le rendit au ministre qu'après l'avoir fermé de ses mains sacrées. Que, par cette conduite, les étudiants apprennent plus clairement à soigner les livres, qui, dans quelque cas que ce soit, ne doivent point être négligés[659].»
* *
Comme suite à ces prescriptions d'un des plus anciens et des plus illustres amis des livres, il ne messied pas de placer ici les recommandations d'un bibliographe moderne, de l'Américain Harold Klett. Elles résument, d'une façon parfois un peu trop humoristique et fantaisiste, toutes les précautions à prendre pour consulter un livre, et le docteur Graesel déclare qu'il voudrait les «voir affichées dans tous les bureaux de prêt» des bibliothèques publiques[660].
L'article d'Harold Klett a paru dans the Library Journal de New-York[661], sous le titre de Don't, «Ce qu'on ne doit pas faire». En voici la traduction[662]:
«Ne pas lire au lit;
«Ne pas faire d'annotations marginales, à moins qu'on ne soit un Coleridge;
«Ne pas faire de cornes à ses livres;
«Ne pas couper avec négligence les livres neufs;
«Ne pas griffonner votre intéressant et précieux autographe sur les pages de titre;
«Ne pas faire mettre à un livre d'un dollar une reliure de cinq dollars;
«Ne pas mouiller le bout de ses doigts pour tourner plus facilement les feuillets;
«Ne pas lire en mangeant;
«Ne pas confier des livres précieux à de mauvais relieurs;
«Ne pas couper ses livres avec les doigts;
«Ne pas laisser ses livres à l'abandon et sans les fermer;
«Ne pas laisser tomber sur ses livres la cendre des cigares;
«Ce qui vaut mieux, ne pas fumer en lisant: cela fait mal aux yeux;
«Ne pas enlever les vieilles gravures des livres;
«Ne pas poser vos livres sur le rebord d'avant[663] (c'est-à-dire sur la gouttière,—comme on le fait souvent, lorsqu'on est en train de lire, et que, momentanément interrompu dans cette lecture, au lieu de prendre la peine de fermer le volume après y avoir laissé une marque, on le place debout sur la tranche de devant, sur la gouttière écartée et béante);
«Ne pas faire sécher des feuilles (de plantes) dans les livres;
«Ne pas placer de rayons (de bibliothèque) au-dessus des becs de gaz;
«Ne pas tenir les livres par les plats de la couverture[664];
«Ne pas éternuer sur les pages;
«Ne pas arracher les feuillets de garde;
«Ne pas acheter des livres dépourvus de valeur;
«Ne pas nettoyer ses livres avec des linges sales;
«Ne pas loger ses livres dans des buffets, des commodes ni des armoires: ils ont besoin d'air;
«Ne pas faire relier ensemble deux livres différents;
«Dans aucun cas, n'enlever ni les planches ni les cartes des livres;
«Ne pas couper les livres avec des épingles à cheveux;
«Ne pas faire relier de livres en cuir de Russie[665];
«Ne pas employer les livres pour caler des chaises et des tables boiteuses;
«Ne pas lancer les livres sur les chats ou sur la tête des enfants;
«Ne pas briser le dos des livres en les ouvrant entièrement et de force;
«Ne pas lire les livres reliés trop près du feu ou du poêle, ni en hamac ou en bateau;
«Ne pas laisser les livres prendre de l'humidité;
«Ne pas oublier ces conseils.»
«On peut encore ajouter à cette liste, dit M. E.-D. Grand[666], la recommandation de toutes les bibliothèques publiques:
«Ne pas poser les livres ouverts les uns sur les autres, et ne pas écrire en appuyant le papier sur les pages.»
«Tous les préceptes du Library Journal, conclut le même bibliographe, sont d'accord avec les principes de la raison, et il n'y aurait lieu de faire d'objection qu'au sujet de l'exclusion qui frappe le cuir de Russie dans les reliures et qui ne semble pas plus justifiée que les reproches de La Bruyère au maroquin.»
Plusieurs de ces avis et prohibitions ont besoin d'être discutés ou développés et appuyés d'exemples.
La question de la lecture au lit ou à table nous amène à envisager d'abord quels sont les moments de la journée les plus convenables pour lire.
Tous les médecins sont d'accord pour déclarer que lire en mangeant est une pernicieuse habitude; et ce n'est pas d'hier que la remarque est faite.
«Quand, après le repas, les chapelains de saint Louis lui offraient de lui lire quelqu'un de ses livres favoris: «Non, disait-il avec un sourire, il n'est si bon livre qui vaille après manger une causerie[667].»
«Nous sommes tous portés, quand nous sommes seuls, observe l'Hygiène moderne[668], à lire en mangeant, soit que nous déjeunions, soit que nous dînions, et c'est là une habitude extrêmement mauvaise et qui doit être condamnée, surtout si, pour ne pas perdre de temps, on continue à table une étude ou un travail commencé.
«Si vous lisez, que ce soit quelque chose d'amusant.
«L'habitude commune de lire à déjeuner le journal du matin n'est pas absolument préjudiciable; elle fournit des sujets de conversation et ne fatigue pas trop le cerveau; mais si l'on nous demandait notre avis, nous conseillerions de ne rien lire du tout pendant les repas.
«La digestion se fait toujours mieux quand l'esprit est libre de toute préoccupation, et que les processus naturels s'accomplissent sans être entravés par le travail de la pensée.
«Il est extrêmement sain de dîner en compagnie de personnes gaies. Le stimulant qui est ainsi donné à l'activité nerveuse agit puissamment et efficacement sur la digestion.
«Tout au contraire, une personne qui est ennuyée, fatiguée ou excitée, ne peut digérer d'une façon satisfaisante.»
Jean Darche, dans son Essai sur la lecture[669], estime, d'une façon générale, que le temps le plus favorable pour lire, c'est le matin, en se levant, et le soir avant de se coucher. Tel était aussi l'avis d'Erasme[670].
Quant à la lecture au lit, si elle est dangereuse pour les livres, qu'on ne peut, en effet, dans la position horizontale, tenir aisément ouverts et qu'on risque d'endommager, elle n'est qu'incommode pour les lecteurs et ne les menace d'aucun péril direct. Outre les paresseux à qui elle peut convenir, elle est d'un grand secours pour les malades, et ne mérite pas l'ostracisme impitoyable prononcé contre elle par Harold Klett, en tête de ses Don't.
Néanmoins, suivant les conseils de plusieurs médecins spécialistes, on ne doit pas lire continûment des heures entières, et il est bon d'interrompre fréquemment ses lectures pour promener les regards à travers la fenêtre, ou, si la vue est bornée par un mur très rapproché, pour les porter en haut, vers le ciel,—le meilleur moyen de reposer les yeux étant de regarder au loin. Il est bon également de quitter son livre pour prendre des notes, pour réfléchir, ou, mieux encore, se lever de son siège, marcher et circuler quelque peu dans l'appartement ou la pièce[671].
La défense faite par Harold Klett de corner les feuillets d'un livre en guise de signet s'explique tout naturellement, puisque cette corne casserait le papier et y laisserait un pli ineffaçable. Pour marquer l'endroit où vous vous arrêtez dans votre lecture, à défaut de ruban attaché à la tranchefile, servez-vous d'une languette de papier, que vous glisserez entre les pages.
Humecter son doigt pour tourner les feuillets d'un livre est, il faut l'avouer, un procédé bien commode et bien tentant. Lorsque, debout devant une boîte de bouquiniste ou le comptoir d'un libraire, vous parcourez un volume et vous trouvez arrêté par deux feuillets qui, en dépit de vos essais réitérés et de toutes vos insistances, s'obstinent à ne pas se décoller, que faire? Le doigt, le doigt mouillé, semble tout indiqué.
Et, cependant, voyez ce dont vous avertit le doyen de notre Faculté de médecine, M. le docteur Brouardel, des plus autorisés en l'espèce:
«Parmi les causes de propagation de la tuberculose, il faut noter l'habitude trop répandue de s'aider d'un doigt préalablement humecté de salive pour feuilleter un livre, un dossier, des papiers quelconques,—jusqu'aux plus crasseux billets de banque! Si «la moitié» du personnel des instituteurs primaires de Paris est phtisique, elle le doit, pour une bonne part, à cette pratique malpropre et funeste. Ceci, on le voit d'ailleurs faire tous les jours, non pas seulement dans l'enseignement, mais dans les bureaux, les offices ministériels, etc. Les élèves, les employés, les clercs font ce qu'ils voient faire; ils emportent ensuite partout, dans leur carrière administrative ou dans leur vie d'hommes d'affaires, l'habitude de ces immenses dangers.
«Le tuberculeux dépose innocemment sur les feuilles de papier des bacilles que l'homme sain y ramasse et porte inconsciemment à sa bouche: il suffit d'un malade pour empoisonner toute une bibliothèque, tous les cartons d'une étude ou d'un bureau!
«Les professeurs, pères de famille, maîtres de pension, instituteurs ou autres personnes chargées de surveiller la jeunesse studieuse, feront bien de ne pas perdre de vue ce danger.
«Un avis pourrait même être affiché dans les bibliothèques et salles de lecture pour mettre le public en garde contre cette fâcheuse habitude[672].»
Les preuves abondent de la réalité de ce péril, de la fréquence de cette contagion, et nous n'avons, pour en fournir, que l'embarras du choix.
Dernièrement, à Kharkow, chef-lieu de gouvernement de la Russie méridionale, «une véritable épidémie de tuberculose s'était abattue sur les employés de la municipalité, surtout sur ceux spécialement affectés aux archives. Émus de cet état de choses, les médecins soumirent ces archives à des analyses bactériologiques et micrographiques, et constatèrent bientôt que les bacilles de Koch y pullulaient. L'enquête établit que l'employé préposé très longtemps auparavant aux archives, tuberculeux à la dernière période, avait la mauvaise habitude de se mouiller le doigt avec de la salive pour feuilleter et compulser les pièces. Il avait ainsi contaminé les archives soumises à sa garde; les bacilles, avec le temps, s'y étaient développés et avaient créé un véritable foyer de tuberculose qui avait infecté les employés. Que ceci serve de leçon aux personnes qui ont la mauvaise habitude de ne pouvoir feuilleter un livre sans l'intervention de la salive. Avis aussi à celles qui empruntent des livres aux cabinets de lecture, livres prêtés en grand nombre aux malades de toute sorte[673].»
* *
La prohibition des annotations marginales formulée par Harold Klett dans le susdit article Don't, s'explique et se justifie d'elle-même, lorsqu'il s'agit des livres d'une bibliothèque publique: si chaque lecteur s'avisait de mentionner, sur chaque ouvrage qu'il emprunte, ses impressions ou remarques personnelles, les marges des plus grands in-folio n'y suffiraient pas, et les volumes seraient dans un étrange état.
Mais, si l'on considère une bibliothèque privée, et c'est notre cas, la même restriction doit-elle être maintenue? En d'autres termes, avons-nous tort ou raison de souligner des passages ou d'inscrire des notes sur des livres qui nous appartiennent et ne sont qu'à nous?
Dans son Traité élémentaire de bibliographie, Sylvestre Boulard a vivement combattu cette habitude.
«Ces soulignures sont des taches qui font du tort à la vente de l'ouvrage, écrit-il[674]… Ces notes ne sont que des taches désagréables pour la plus grande partie des acquéreurs.»
Maître Boulard était, sinon orfèvre, du moins libraire et expert en librairie; on ne s'en aperçoit que trop ici. Est-ce que nous recherchons et collectionnons des livres pour en trafiquer? Est-ce que notre bibliothèque a été formée par nous peu à peu, amoureusement et pieusement, pour être ensuite cédée à bon prix, avec beaux bénéfices, et avons-nous à nous préoccuper de cette vente avant ou après décès?
Nullement. Nos livres sont notre bien, et il s'agit d'en jouir à notre convenance et d'en profiter de notre mieux. Ce sont des instruments que nous avons certes le devoir de soigner et de ménager, mais que nous avons aussi le droit de rectifier et de compléter; ou plutôt ce sont des collaborateurs, des compagnons, que nous nous plaisons à consulter[675], mais dont nous ne sommes pas tenus d'adopter sans réplique tous les avis, avec lesquels nous avons licence de douter et d'objecter, que nous contrôlons, reprenons et amendons au besoin.
Le lecteur qui veut mettre à profit, savourer et conserver le fruit de ses lectures, doit forcément marquer de quelque signe les passages qui le frappent le plus, inscrire dans la marge, de côté, en tête ou en pied, au crayon,—le crayon suffit, la plume prendrait trop de temps, et le papier peut boire d'ailleurs,—telle remarque, telle critique, qui vous vient à l'esprit, ou telle comparaison que cet endroit vous suggère. Il n'est pas question ici, bien entendu, de ces annotations ou exclamations dont certains commentateurs surchargeaient jadis les bas de pages des ouvrages classiques: «Beau!» «Superbe!» «Admirable!» «Sublime!» etc., de ce qu'on pourrait appeler «les notes bêtes»; ce ne sont que «les notes utiles» que nous approuvons et conseillons, les rectifications d'abord, puis les rapprochements et analogies de forme ou de fond, les objections, etc. De cette façon et dans ce sens, c'est un charme que d'annoter ses livres, et, pour le connaître et l'apprécier, ce charme, ainsi que nous en avertit l'érudit et judicieux Gustave Brunet[676], «il faut l'avoir goûté».
Je sais qu'il y a des livres si beaux, si splendidement édités, qu'on n'ose appuyer le crayon sur leurs pages et altérer la blancheur de leurs marges; ceux-ci, regardez-les, contemplez-les, admirez-les; mais ayez quelque autre édition de ces ouvrages, une édition moins luxueuse et plus abordable, avec qui vous puissiez converser et discuter. Ou bien encore, et pour tout concilier, inscrivez vos notes, non dans les marges, mais sur une fiche simple ou double, avec renvois aux pages, et placez ensuite cette fiche en tête ou à la fin du volume. Mais nombre de travailleurs et de liseurs préféreront toujours se servir des marges.
Il n'est guère de véritable ami des livres et des Lettres qui ne l'ait commise, cette profanation, qui n'ait perpétré ce prétendu crime d'annotation, et ne se soit livré, involontairement ou de parti pris, à cette muette mais délectable et très profitable causerie. Racine chargeait de gloses certains de ses volumes, Voltaire pareillement; et le président de Thou, si soucieux cependant de la beauté et de l'intégrité de ses livres; et l'évêque Huet, «de tous les hommes, celui qui a peut-être le plus lu[677]»; et La Monnoye, Mirabeau, Morellet, Naigeon, Alfieri, Dulaure, Letronne, l'astronome Lalande, le poète Lebrun-Pindare, Paul-Louis Courier, Boissonade, Éloi Johanneau, Charles Nodier, Jacques-Charles Brunet, etc., etc., sans compter ce «Jamet le jeune, qui, au dire de Nodier précisément, doit sa célébrité parmi les bibliophiles aux notes dont il aimait à couvrir les gardes, les frontispices et les marges de ses livres[678]». Quant au marquis de Paulmy, c'était exclusivement sur les feuillets de garde qu'il inscrivait ses annotations, notamment l'analyse critique qu'il avait coutume de faire de chacun des ouvrages entrant dans sa bibliothèque, et, «tout grand seigneur qu'il était, ses notices n'en sont pas plus bêtes; elles doublent même la valeur vénale de l'exemplaire, au lieu de la diminuer[679]».
Oui, la meilleure manière de prouver à nos livres tout le cas que nous faisons d'eux et toute l'affection que nous leur portons, c'est, non de les considérer comme «sacrés», à la façon des Cantiques de Lefranc de Pompignan[680]; mais bien, au contraire, de les fréquenter et compulser le plus possible, de les traiter en camarades et confidents, avec lesquels on aime à deviser et discuter, à se rappeler, conférer et s'épancher.
En terminant, pour prendre congé du lecteur et le laisser sur ce qu'on nomme la bonne bouche, adressons à ces chers livres, comme un dernier salut et un suprême hommage, cet hymne de gratitude, d'amour et de glorification, composé à leur los:
«Livres, don précieux, par qui existe le commerce intime des âmes dès ce monde, trésor impérissable, si doux à acquérir, si facile à conserver, soutien de l'âme fatiguée, consolation pour les mauvais jours, moyen sublime d'obtenir pour nous-mêmes et de répandre sur nos frères la joie sereine, la vérité, l'amour, «la chose la meilleure qui soit en nous!» puissiez-vous être l'objet d'une affection véritable et digne de vous! Puisse le culte de l'intelligence renaître et se conserver pur! Puisse la soif des grandes choses ramener la foule dédaigneuse, qui s'éloigne, vers vous, source féconde d'où s'épanchent la lumière qui grandit toujours et la vie qui ne finit pas[681].»