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Une bibliothèque: L'art d'acheter les livres, de les classer, de les conserver et de s'en servir

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CHAPITRE VI
DE L'ACHAT DES LIVRES

Quels livres acheter?—L'embarras du choix.—Ils sont trop!—Avoir un petit nombre d'amis et beaucoup de relations.—Ouvrages de référence, base d'une bibliothèque.—Livres de chevet.—Ne vous prodiguez pas.—Collections modernes de nos grands écrivains.—La librairie «d'occasion».—Bouquinistes et étalagistes: le plaisir de bouquiner.—Catalogues de librairie.—Méfiez-vous des souscriptions.—N'achetez que ce que vous voulez lire.—Le bonheur des collectionneurs.

Maintenant que nous connaissons les quatre éléments ou conditions matérielles et essentielles du livre: papier, format, impression, reliure (ou brochure), voyons quels livres il convient d'acheter, quels types d'éditions méritent nos préférences, et comment doivent s'effectuer ces acquisitions.

Tout d'abord l'innombrable multitude des produits de la pensée vous arrête et vous déconcerte. Que choisir parmi tant, tant et tant d'œuvres? Comment se guider dans un tel dédale?

Dès les débuts mêmes de la bibliophilie, la question s'est posée, et Sénèque le Philosophe l'a on ne peut mieux discutée et tranchée dans son traité De la tranquillité de l'âme et dans ses Lettres à Lucilius.

«Rien de plus noble, écrit-il, que la dépense qu'on fait pour se procurer des livres; mais cette dépense ne me paraît judicieuse que si elle n'est pas poussée à l'excès. A quoi sert une incalculable quantité de volumes, dont le maître pourrait à peine dans toute sa vie lire les titres? Cette masse d'écrits surcharge plutôt qu'elle n'instruit, et il vaut bien mieux s'en tenir à un petit nombre d'auteurs que d'en parcourir des milliers… Chez la plupart, chez des gens qui n'ont même pas l'instruction d'un esclave, les livres, au lieu d'être des moyens d'étude, ne font que servir d'ornement à des salles de festin. Achetons des livres pour le besoin seulement, jamais pour l'étalage[338]

«… Fais un choix d'écrivains pour t'y arrêter et te nourrir de leur génie, si tu veux y puiser des souvenirs qui te restent. C'est n'être nulle part que d'être partout. Ceux dont la vie se passe à voyager finissent par avoir des milliers d'hôtes et pas un ami… La nourriture ne profite pas, ne s'assimile pas au corps, si elle est rejetée aussitôt qu'absorbée. Rien ne retarde une guérison comme de changer sans cesse de remèdes; on ne réussit point à cicatriser une plaie où les appareils ne sont qu'essayés; on ne fortifie pas un arbuste par de fréquentes transplantations… La multitude des livres dissipe l'esprit. Ainsi, ne pouvant lire tous ceux que tu aurais, il est suffisant pour toi d'avoir ceux que tu peux lire[339]

C'est ce que Pline le Jeune a résumé dans l'apophtegme célèbre: Multum legendum esse, non multa[340]: beaucoup lire, mais non beaucoup de choses. Et, fidèle à ce principe, il n'avait réuni que peu de livres dans sa villa de Laurentinum, mais des livres dignes d'être sans cesse relus[341].

Jérôme Cardan (1501-1576) estimait que toute bibliothèque devrait tenir en trois volumes, l'un traitant de la vie des saints, l'autre contenant de gracieux vers propres à récréer l'esprit, et le troisième enseignant «la vie civile», c'est-à-dire les droits et devoirs du citoyen[342]. Mais déjà de son vivant ou peu après, Joseph Scaliger (1540-1609) déclarait que, «pour une parfaite bibliothèque, il faudrait avoir six grandes chambres[343]».

Au XVIIIe siècle, Formey, dans ses Conseils pour former une bibliothèque[344], est d'avis, tantôt qu'«une centaine de volumes est suffisante» (en ayant recours à l'occasion, il est vrai, aux bibliothèques publiques et aux «librairies des amis»), tantôt qu'«avec cinq à six cents, on en a assez pour toute la vie».

On voit que les opinions diffèrent, et qu'elles offrent de notables variantes même chez les mêmes bibliographes.

Dans une ingénieuse et concluante comparaison, Voltaire commente en ces termes le mot de Pline le Jeune:

«Un lecteur en use avec les livres comme un citoyen avec les hommes. On ne vit pas avec tous ses contemporains, on choisit quelques amis. Il ne faut pas plus s'effaroucher de voir cent cinquante mille volumes à la Bibliothèque du roi, que de ce qu'il y a sept cent mille hommes dans Paris[345]

Peignot pense qu'«avec trois à quatre cents volumes, on pourrait se composer la collection la plus précieuse qu'un amateur puisse posséder[346]».

Sans donner de chiffres ni préciser, Mouravit fait ce sage aveu que «le premier et difficile problème que doit résoudre un vrai bibliophile est celui-ci: se faire une excellente bibliothèque avec le moins de livres possible[347]».

Et l'éloquente voix de Lacordaire nous avertit que, «à part le besoin des recherches dans un but utile, il ne faut lire ici-bas que les chefs-d'œuvre des grands noms: nous n'avons pas de temps pour le reste[348]».

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Mais si, d'ordinaire et selon la remarque du patriarche-philosophe de Ferney, on n'a et l'on ne peut avoir qu'un petit cercle d'amis, on ne risque rien de posséder beaucoup de relations; si, d'accord avec Lacordaire, nous n'avons pas de temps à consacrer aux écrits de second ordre, et s'il est sage de nous en tenir aux chefs-d'œuvre, de nous borner à nos maîtres préférés, il est non moins judicieux et profitable d'être abondamment pourvu d'ouvrages à consulter, d'ouvrages de recherches, de référence: dictionnaires, manuels, annuaires, répertoires, etc.

Ici seuls l'emplacement et la fortune dont vous disposez doivent limiter vos exigences.

Francisque Sarcey disait[349] que tout ce dont il avait besoin, en fait de connaissances, il le trouvait dans le Larousse. Cette vaste publication, accompagnée de ses deux suppléments et toujours complétée et mise au pair par la Revue encyclopédique ou universelle, la «Revue Larousse», peut tenir lieu, en effet, d'une bibliothèque. Malgré ses imperfections, malgré ses erreurs, moins fréquentes que d'aucuns se plaisent à l'insinuer, peu nombreuses même, en somme, si l'on considère l'énorme quantité de texte qu'elle renferme, elle réalise bien le grandiose projet de son auteur et fondateur, elle est bien la véritable Encyclopédie du XIXe siècle.

La Grande Encyclopédie, commencée il y a une douzaine d'années par l'éditeur Lamirault et encore en cours de publication, renferme, surtout dans ses premiers volumes, d'excellents articles, rédigés avec soin, amplement documentés, et ayant leur empreinte personnelle.

D'autres recueils encyclopédiques, comme le Dictionnaire de la Conversation, l'Encyclopédie moderne de Didot, etc., ont eu leur vogue et ont encore leur valeur; mais ils datent de loin déjà, et, sur bien des points, ne sont plus à jour.

Pour la langue française, l'historique et l'emploi des mots, rien ne remplace l'admirable dictionnaire de Littré, qui n'a qu'un défaut, c'est d'avoir trop restreint ses alinéas, de les avoir supprimés notamment dans ses citations de vers, ce qui fait ressembler ceux-ci à de la prose. Au dictionnaire de Littré ajoutez celui de notre ancienne langue et de ses dialectes du IXe au XVe siècle de Frédéric Godefroy, ainsi que des vocabulaires grecs, latins (Ducange—basse latinité—et Freund, par exemple), et des principales langues vivantes.

Déjà au XVIIe siècle l'érudit La Mothe-Le Vayer, dans sa Lettre à un moine sur l'art de se former une bibliothèque à peu de frais, écrivait, à propos des dictionnaires:

«Quant à ces derniers, je tiens, avec des personnes de grande littérature, qu'on ne saurait trop [en] avoir, et c'est chose évidente, qu'il les faut posséder en pleine propriété, parce qu'ils sont d'un journalier et perpétuel usage, soit que vous soyez attaché à la lecture et intelligence de quelque auteur, soit que vous vaquiez à la méditation et composition de quelque ouvrage[350]

Si vous vous occupez de bibliographie, le Manuel du libraire de Jacques-Charles Brunet, la France littéraire et les Supercheries littéraires de Quérard, le Dictionnaire des anonymes de Barbier, et le Catalogue de la librairie française d'Otto Lorenz, vous sont indispensables.

L'Histoire des Grecs et l'Histoire des Romains de Duruy, l'Histoire ancienne des peuples de l'Orient de Maspéro et les Origines du Christianisme de Renan, l'Histoire de France d'Henri Martin, de Michelet, de Lavisse, et une collection des Mémoires relatifs à l'Histoire de France, celle de Petitot et Monmerqué, la plus complète, de préférence; l'Histoire des Français des divers états d'Alexis Monteil; les quelques volumes, si remplis et si lumineux, d'Augustin Thierry, et les études, non moins savantes et fécondes, de Fustel de Coulanges; l'Histoire de la Révolution, par Thiers, Michelet, Louis Blanc, Carlyle, Quinet, etc.; les Origines de la France contemporaine de Taine; l'Histoire du Consulat et de l'Empire de Thiers, avec celle de la Chute du premier Empire (1814-1815) de Henry Houssaye; les Deux Restaurations de Vaulabelle et la Monarchie de Juillet de Thureau-Dangin; l'Histoire de Dix Ans de Louis Blanc, suivie de l'Histoire de Huit Ans d'Elias Regnault et de la Révolution de 1848 par Daniel Stern ou Garnier-Pagès; le Second Empire par Taxile Delord, l'histoire de la Guerre de 1870-71 et de la Troisième République (Charles de Mazade, Albert Sorel, Jules Claretie, Théodore Duret, Louis Fiaux, Alfred Duquet, le commandant Rousset, etc.), vous permettront de suivre, des origines du monde jusqu'à nos jours,—en étudiant plus particulièrement la France,—les événements et les progrès de l'humanité.

Michelet est, sans conteste, bien plus intéressant et entraînant qu'Henri Martin; mais celui-ci possède un avantage des plus appréciables pour les travailleurs et les chercheurs. Il a eu le bon esprit de joindre à sa grande histoire une table analytique et alphabétique, qui comprend tout un volume (le XVIIe) et permet de trouver instantanément le renseignement désiré. Michelet étant, par un très fâcheux et déplorable oubli, entièrement dépourvu de tables détaillées, les recherches sont presque impossibles à travers ses quarante ou cinquante volumes. Rien de plus utile, rien de plus précieux qu'une table ou index alphabétique, «accessoire obligé de toute bonne, complète et commode édition[351],» et l'on comprend bien qu'un chancelier d'Angleterre, Lord Campbell, ait voulu demander, en 1850, qu'on privât de ses droits de propriété littéraire tout écrivain qui publierait un livre sans index[352].

Les Causeries du lundi de Sainte-Beuve, ses Portraits littéraires, ses Portraits contemporains, ses Nouveaux Lundis et son chef-d'œuvre, Port-Royal, constituent la plus accessible et la plus vivante histoire de la littérature française que nous possédions, histoire biographique et monographique, mais suffisamment détaillée et complète. Ajoutez-y, comme complément ou correctif, sinon quelques gros ouvrages, tels que la monumentale Histoire littéraire de la France, entreprise par les Bénédictins de Saint-Maur, et continuée par des membres de l'Institut (Fauriel, Daunou, Victor Le Clerc, Paulin Paris, Renan, etc.)[353], bien lourde probablement pour votre humble collection d'amateur et de jouisseur littéraire, du moins d'agréables et consciencieuses études, inspirées par l'érudition et le goût modernes et mises au point (Taine, Émile Montaigu, Paul Albert, Émile Deschanel, Gaston Paris, Petit de Julleville, Ferdinand Brunetière, Paul Stapfer, Émile Faguet, Anatole France, Jules Lemaître, Jules Levallois, René Doumic, Paul Bourget, Gustave Lanson, Georges Pellissier, Édouard Rod, etc.). Et, à propos d'histoire et de littérature, n'oubliez pas l'ouvrage de Jal, son Dictionnaire critique de biographie et d'histoire, errata et supplément pour tous les dictionnaires historiques, et le bon petit Dictionnaire des antiquités romaines et grecques d'Anthony Rich.

Les dix-neuf volumes de la Géographie universelle de Reclus, le Dictionnaire géographique et administratif de la France de Paul Joanne, et une collection des Guides Joanne et Bædeker (Joanne pour la France surtout), vous rendront en maintes occasions de signalés services.

N'oubliez pas non plus le Code et quelques bons ouvrages de droit, un manuel ou dictionnaire de médecine visuelle, le Bottin avec l'Annuaire Hachette, et une collection complète d'un ou de plusieurs périodiques,—toujours selon la place dont vous disposez:—l'Illustration, par exemple, où sont consignés, retracés par la plume et le crayon, les faits marquants de chaque semaine, et qui offre, dans son ensemble, l'histoire écrite et illustrée de notre temps; la Revue encyclopédique, alias universelle; la Nature; l'Intermédiaire des chercheurs et curieux, un des recueils les plus appréciés de tous les érudits et travailleurs; et le doyen de nos journaux à gravures sur bois, le Magasin pittoresque, que, dans ses «Matériaux de la bibliothèque», M. Guvot-Daubès place très justement en tête des collections à consulter, ce qui, ajoute-t-il, peut se faire aisément, grâce aux tables récapitulatives[354].

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Voilà une série d'ouvrages pouvant servir de base à toute bibliothèque, une réunion d'excellents outils, précieux à tous ceux qui lisent, écrivent et étudient.

Mais ce ne sont là en quelque sorte que des généralités. Or, chacun de nous a ses besoins et ses goûts particuliers, chacun de nous, par vocation ou nécessité, par plaisir ou devoir, est poussé vers tel ou tel genre de lectures et d'études[355], où il arrive peu à peu et forcément à se restreindre et se confiner; d'abord parce que nous nous plaisons tous à fréquenter de préférence les gens et les choses que nous connaissons déjà, à approfondir, goûter et savourer de plus en plus ce que nous savons; et parce que chaque coin de l'infini domaine de la science est à lui seul une immensité.

Les uns se cantonnent ainsi dans l'histoire, dans une histoire spéciale, celle, je suppose, de leur province ou de leur ville natale; d'autres s'adonnent à l'examen de questions scientifiques, voire d'une seule question; d'autres s'attachent à une époque, à un groupe, une école, ou même à un personnage de notre littérature. Le législateur Sieyès et l'idéologue Destutt de Tracy «lisaient perpétuellement Voltaire»: arrivés au dernier tome, ils reprenaient le premier et recommençaient[356]. Alphonse Daudet, dans les dernières années de sa vie, avait arrêté son choix sur Montaigne et fait des Essais son unique livre de chevet: et combien partagent ce culte fervent pour l'incomparable moraliste en qui revit, résumée et condensée, toute l'antiquité! Combien se sont de même passionnés pour Horace, pour Dante ou pour Shakespeare, et à combien Rabelais, Regnier, Molière, La Fontaine, ont ou auraient pleinement suffi!

Tenez-vous-en donc, dans vos lectures, au précepte de Sénèque, de Pline et de Voltaire: ne vous prodiguez pas, ne vous gaspillez pas. Ce n'est qu'à la jeunesse qu'il convient d'aspirer à tout connaître, à tout voir et tout lire, et de s'espacer, s'égailler, courir çà et là, partout, au hasard des circonstances. Vous, votre choix est fait, votre cercle d'études est tracé, la liste de vos auteurs préférés est close… ou à peu près. Si vous voulez profiter et jouir de vos lectures, ne quittez pas ce champ, si restreint qu'il soit et que vous l'ayez fait; appliquez-vous à le creuser, à le fouiller et le retourner:

Un trésor est caché dedans,

comme dans celui du vieux laboureur de La Fontaine, et

C'est le fonds qui manque le moins.
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Prenons le cas le plus fréquent. Supposons que ce soit vers nos grands écrivains, du XVIe au XIXe siècle, que se dirigent vos préférences,—quitte à vous d'opérer une sélection et de vous limiter dans ce vaste et glorieux patrimoine. Rappelons-nous que ce sont des volumes de format moyen (in-18 jésus environ) qu'il nous faut, imprimés correctement sur bon papier, en caractères bien lisibles, et de prix abordables,—ne dépassant pas, par exemple, le prix de la nouveauté, 3 francs ou 3 fr. 50. Quelles éditions allons-nous choisir?

Un de nos devanciers, Jules Richard, dans son traité de l'Art de former une bibliothèque, s'est déjà posé la question, et n'a pu la résoudre: aucune édition existant actuellement en librairie ne remplit les conditions requises.

«J'ai toujours, écrit-il[357], déploré le sans-gêne avec lequel on fabrique les livres pour le peuple. Généralement, c'est honteux! Dans ce temps de doctrines humanitaires où l'on parle tant d'instruction gratuite et obligatoire, je ne conçois pas qu'une Société des bons livres, ayant pour but de fournir à bon marché au peuple une édition convenable des classiques français et étrangers, ne se soit pas formée sous la protection ou en dehors du gouvernement. Le goût du livre est enfanté par le goût de la lecture, et il ne faut pas que le goût de la lecture soit entravé par les apparences repoussantes du livre.»

«Mettre à la portée des petites bourses des éditions portatives, bien faites et agréables à l'œil,» tel est le but que Jules Richard[358], comme tant d'autres amis des livres et du peuple, aurait voulu voir atteint, et qui reste toujours éloigné, toujours à l'état de projet ou de rêve, malgré les plus pressantes, les plus légitimes et l'on peut dire aussi les plus patriotiques réclamations[359].

Certes, il n'y a que des éloges à décerner à la collection des Grands Écrivains de la France, entreprise, il y a une quarantaine d'années, vers 1860, par la maison Hachette, sous la direction de l'érudit Adolphe Regnier. Mme de Sévigné, Malherbe, La Bruyère, La Rochefoucauld, Corneille, Racine, La Fontaine, Molière, figurent dans cette collection, entièrement terminés. Pascal, le cardinal de Retz et Saint-Simon sont en cours de publication. Par le contrôle et la pureté de leur texte, le soin et la science apportés à leurs nombreuses notes et à leurs volumineux lexiques, aussi bien que par le choix de leur papier et leurs qualités typographiques, ces éditions se recommandent entre toutes, méritent d'être citées en première ligne. C'est l'honneur de la librairie moderne et un véritable monument élevé à la gloire des lettres françaises.

Mais ce sont des éditions savantes, de gros volumes in-8, cotés 7 fr. 50, et qui sont, par conséquent, en dehors et au-dessus de nos desiderata. Une autre collection, éditée par la même librairie et commencée jadis par l'imprimerie Lahure, les Œuvres des principaux écrivains français (volumes in-18 à 1 franc), œuvres la plupart complètes, ferait notre affaire, si elle n'était imprimée en caractères trop fins, et, conséquence de son bas prix, sur papier de qualité inférieure. Les anciens volumes, parus antérieurement à 1862, et dont certains contenaient plus de pages que ceux d'aujourd'hui, ont été tirés sur papier meilleur: il est vrai qu'ils se vendaient le double, 2 francs au lieu de 1 franc. Comme nous en avons déjà fait la remarque, les éditeurs ne sont pas seuls coupables du mauvais état présent de la librairie; la faute en est surtout au public, qui exige avant tout et en dépit de tout du «bon marché». On lui en fournit, hélas!

Les quelques «classiques» publiés par Louandre dans le catalogue Charpentier (volumes in-18 jésus, marqués 3 fr. 50 et vendus couramment à l'état de neuf 1 fr. 75) nous conviendraient assez, ainsi que les Chefs-d'œuvre de la littérature française de Firmin-Didot (environ 150 volumes in-18 jésus à 3 francs, vendus de même 1 fr. 75 ou 1 fr. 50), ou encore la Collection des meilleurs ouvrages français et étrangers, éditée par Garnier (in-18 jésus, mêmes prix); mais ces collections sont incomplètes d'abord,—ainsi Voltaire et Rousseau n'y figurent que très partiellement;—en outre, les derniers tirages, c'est-à-dire ceux qu'on trouve actuellement en librairie, sont généralement inférieurs aux anciens, aux tirages de 1850 ou 1860, qui étaient faits sur meilleur papier et avec des clichés non fatigués. Quant à la Bibliothèque française de Didot, qui donne en forts volumes in-8 jésus à deux colonnes (54 volumes) les œuvres complètes, soigneusement revues et annotées, de la plupart de nos auteurs célèbres, elle est, par son format, comme la collection des Grands Écrivains d'Hachette, en dehors de notre programme.

La Nouvelle Bibliothèque classique, fondée par Jouaust en 1876, et qui se compose d'une soixantaine de volumes (in-16 elzevierien, à 3 francs), marque certainement un grand progrès sur les précédentes collections à bon marché. Le texte en est plus correct; les notices et les notes (celles-ci placées à la fin des volumes) sont mieux rédigées, le papier principalement est de beaucoup supérieur, l'impression est aussi plus nette et plus soignée; mais cette impression est faite en elzevier, et certains lecteurs n'aiment pas ce type de caractères et préfèrent le romain. D'autres aiment mieux avoir les notes et traductions de texte au bas des pages, près du texte même, ce qui, en effet, est plus commode dans bien des cas, pour Montaigne, par exemple, dont chaque page, chaque ligne est émaillée d'une citation latine. Quoi qu'il en soit, c'est Jouaust,—qui fut un éditeur de l'ancienne mode, lettré, érudit, laborieux, extrêmement soucieux de son œuvre, et passionné pour elle[360],—qui se rapproche le plus de notre idéal. Malheureusement, il n'a pas eu le temps de réunir dans sa Nouvelle Bibliothèque classique tous les chefs-d'œuvre dignes d'y entrer, et des noms illustres, Pascal, Mme de Sévigné, Buffon, Saint-Simon, etc., n'y figurent pas[361].

Je mentionnerai encore la Bibliothèque elzévirienne, fondée par Jannet, et la Nouvelle Collection Jannet-Picard[362], consacrées surtout à nos anciens écrivains.

Il est juste enfin de ne pas oublier, dans cette sommaire énumération, l'excellente petite Bibliothèque nationale, collection des meilleurs auteurs anciens et modernes, créée en 1863, et destinée, comme le dit son sous-titre, «à faire pénétrer au sein des plus modestes foyers les œuvres les plus remarquables de toutes les littératures». Ces petits volumes in-16 à couverture bleue, actuellement au nombre d'environ quatre cents, et comparables à l'ancienne collection populaire stéréotype entreprise en 1799 par Pierre Didot[363], ont rendu et rendent journellement à quantité d'écoliers, d'étudiants et de modestes et fervents lecteurs d'inappréciables services. Mais eux non plus ne remplissent pas les conditions que nous réclamons; leur format, commode pour la poche, ne convient guère à une bibliothèque, et leur bas prix, (0 fr. 25) ne vous laisse aucun doute sur la piètre qualité de leur papier, l'insuffisance de leur exécution typographique.

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Puisque la librairie «courante» ne peut nous fournir exactement et complètement ce que nous voulons, essayons de la librairie «d'occasion»; à défaut de livres récemment parus et «à l'état de neuf», voyons parmi les ouvrages édités jadis et échoués chez les bouquinistes.

Là, en effet, nous avons chance de rencontrer ce que nous cherchons: des volumes de format convenable, bien imprimés, de prix modique; nous pouvons espérer surtout, comme nous l'avons précédemment expliqué[364], que ces volumes seront tirés sur papier meilleur que celui de nos malheureux livres populaires d'aujourd'hui. En outre, presque toujours, nous trouverons ces ouvrages reliés ou cartonnés, puisque la coutume de vendre les livres brochés est relativement récente et ne remonte guère au delà de notre siècle[365]. Nous avons donc tout avantage à diriger nos recherches du côté de ce qu'on nomme en librairie «l'occasion».

Comme il ne s'agit pas ici d'éditions princeps ni de livres rares, mais de volumes tout simples, «communs», propres et maniables, il est inutile de dresser une liste de nos éditions préférées: ces volumes abondent, et cette liste serait forcément très incomplète, forcément interminable.

Laissons donc chacun choisir à sa guise, sous réserve toutefois qu'il veuille bien se souvenir de ce que nous avons dit sur l'importance de la qualité du papier, de la commodité du format, et de la grosseur et netteté du caractère. Quant à cette autre essentielle condition, l'authenticité et la pureté du texte, elle est le plus souvent, presque toujours, en harmonie avec le soin apporté à l'exécution typographique.

Il n'est pas un ami des livres, sinon même pas un Parisien sachant lire, qui ne connaisse le plaisir de bouquiner le long des quais ou devant les étalages des libraires[366]. Il faut l'avoir goûté, ce plaisir, «pour,—selon l'expression du bibliophile Jacob[367],—lui rendre grâce, comme à un génie bienfaisant et consolateur. Si, continue le même écrivain, ce plaisir n'était pas plus doux et plus fidèle que tous les autres, plus fort de ses émotions diverses, plus favorable aux organisations tendres et pensives, plus réel, plus vrai, plus matériel, verrait-on des jeunes gens s'y livrer avec emportement, des hommes de talent et d'esprit s'y plaire sans cesse, des riches et des puissants s'y délecter de préférence à tous les jeux de la puissance et à tous les hochets de la richesse!»

Un autre amoureux des livres, Adolphe de Fontaine de Resbecq, a rédigé la relation de ses Voyages littéraires sur les quais de Paris[368], un intéressant petit volume, où il a rassemblé ses souvenances et résumé ses impressions de «voyageur» et de lettré. Une anecdote qu'il nous conte montre bien quelle ténacité et quelle puissance possède la passion du bouquinage. Un des confrères de Fontaine de Resbecq, M. H…, étant devenu aveugle, se faisait conduire par son domestique sur le quai Voltaire, sa promenade favorite. «On l'approchait des boîtes, il passait alors légèrement les mains sur les livres, parcourait ainsi quelquefois plusieurs mètres sans rien dire, puis, saisissant quelque mince volume, il disait à son guide: «N'est-ce pas de chez Barbin?» (ou tel autre nom de libraire célèbre). Il se trompait souvent sans doute, mais il lui est arrivé plus d'une fois de deviner juste; alors sa joie était inexprimable; il achetait, dans ce cas, ce qu'il avait déjà ou ce qui lui était indifférent. C'était, disait-il, sa manière de remercier le Créateur de lui avoir conservé l'ombre d'un sens perdu: cela fait vivre le marchand, Dieu sera satisfait! Telle était sa pensée[369]

Cependant, ce n'est pas du côté des bouquinistes échelonnés au bord de l'eau que je vous engage à effectuer le plus assidûment vos recherches. Vous pouvez certainement faire chez eux d'excellentes trouvailles, rencontrer dans leurs boîtes des occasions qu'il vous est loisible de qualifier, avec plus ou moins d'exagération, de «superbes»; mais ces ouvrages ont le plus souvent un défaut capital, une tare indélébile: continuellement exposés au vent et à la poussière, au soleil ou à la pluie, ils ont nécessairement souffert de ce manque d'abri, ils gardent des traces plus ou moins apparentes, mais immanquables, mais fatales, des intempéries de l'air.

Les livres en étalage extérieur, rangés sur des rayons fixés à une muraille, ne sont guère moins menacés, guère moins éprouvés[370].

C'est dans les magasins et arrière-boutiques des libraires d'occasion que vous avez, à mon sens, intérêt à vous rendre et à fouiller; c'est là que vous découvrirez le plus de bons livres en bon état.

Mais n'oubliez pas qu'il n'y a rien d'absolu en ce monde, et n'hésitez pas à vous arrêter devant tout étalage de livres, à bouquiner partout où vous en aurez l'occasion: c'est d'ailleurs là une recommandation superflue, les livres, n'importe lesquels, attirant à eux irrésistiblement et comme par enchantement tous ceux qui les aiment.

Lorsqu'un bouquiniste n'indique pas ses prix de vente sur ses boîtes ou sur ses volumes, c'est mauvais signe; c'est signe qu'il n'a pas de prix, qu'il établit ses chiffres et fait ses conditions selon les circonstances, «d'après la tête du client». Il est des amateurs qui, pour réagir contre cette déloyale coutume, ont pris le parti de ne jamais acheter un livre dont le prix n'est pas marqué d'avance, et, aux propositions et instances du marchand, de répondre invariablement par la déclaration de cette formelle et excellente résolution.

Beaucoup de libraires d'occasion publient des catalogues mensuels, bimensuels ou trimestriels, qu'ils adressent à leurs clients, et ce procédé de vente est, paraît-il, des plus fructueux pour ces commerçants, d'autant plus fructueux que certains, sinon la plupart, ont contracté l'habitude de forcer la note, de surélever tous les prix. Ils partent de ce principe, très judicieux, il faut l'avouer, que, si vous avez vraiment besoin d'un ouvrage porté sur un de ces catalogues et en vain cherché par vous jusqu'alors, vous ne lésinerez pas sur la somme à débourser pour vous le procurer. Et c'est ainsi que des livres, tout ordinaires, cotés jadis trente ou quarante sous, et qui se vendraient encore ce prix directement, sans l'intermédiaire des catalogues, sont tarifés sur ceux-ci à cinq francs, dix francs, voire davantage. Pour justifier cette hausse, le libraire ajoute volontiers à la suite de l'annonce du livre quelque fallacieuse mention: «Peu commun», «Devenu rare», «Rarissime», etc.[371]

Méfiez-vous des ouvrages publiés par souscription; je vous dirai même: «Ne souscrivez jamais à un ouvrage inachevé». Vous risquez—on n'en voit que trop d'exemples—de demeurer en panne et de perdre votre argent. Je ne ferai d'exception que pour les publications entreprises par de très grandes maisons d'édition, dont la solvabilité et la solidité sont inébranlables. Mais ces maisons-là ne publient jamais ou presque jamais d'ouvrages par souscription.

Quant aux industriels qui vous offrent, comme primes à des achats de livres, des pendules avec candélabres, des bottes de couverts en ruolz, des jumelles pour théâtre ou campagne, etc., faites mieux que de vous méfier: n'achetez pas! Ne vous mêlez pas à ces trafics: la pendule ne vaut rien, la jumelle non plus, et les livres encore moins.

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Richard de Bury a consacré un chapitre de son Philobiblion[372] à cette question: «Comme quoi on doit toujours acheter les livres, si ce n'est dans deux cas,» et ces deux cas réservés sont: 1o la crainte d'être trompé par le libraire; 2o l'espoir d'un moment plus opportun, d'une meilleure occasion.

«Il y a peu de dépenses, de profusions, je dirais même de prodigalités plus louables que celles qu'on fait pour les livres, écrit de son côté le savant jésuite bibliographe Claude Clément[373], lorsqu'en eux on cherche un refuge, les voluptés de l'âme, l'honneur, la pureté des mœurs, la doctrine et un renom immortel.»

Jules Richard[374] déclare qu'«un bibliophile ne conserve pas les livres qu'on lit une fois, mais seulement ceux qu'on relit avec plaisir, et que, par conséquent, on relie plus ou moins richement». Sous sa forme humoristique et plaisante, l'avis a du bon, surtout pour les amateurs parisiens, logés toujours si à l'étroit, et il mérite d'être retenu.

Est-il raisonnable,—les ouvrages de référence à part, comme nous l'avons dit au début de ce chapitre,—d'acheter plus de livres qu'on n'en peut lire, et n'est-ce pas une excellente habitude de n'effectuer de nouveaux achats qu'après avoir terminé la lecture des acquisitions précédentes?

Il semble à première vue qu'il ne puisse y avoir doute à ce sujet, et qu'il faille répondre à cette dernière question par l'affirmative.

Un écrivain que l'à-peu-près n'effrayait pas et qui a commis bien des hérésies en bibliographie et ailleurs, Jules Janin, a émis ce conseil, dans un opuscule «fort joli et bien écrit, mais dont le principal mérite est d'être rare[375]l'Amour des livres: «N'achetez aujourd'hui que si vous avez lu, d'un bout à l'autre, le livre acheté il y a deux mois, il y a six semaines. Furetière demandait un jour à son père de l'argent pour acheter un livre.—«Or ça, répondait le bonhomme, il est donc vrai que tu sais tout ce qu'il y avait dans l'autre, acheté la semaine passée?» C'était bien répondre[376]

Non, car, avec ce système, vous vous priveriez de livres cherchés en vain par vous depuis longtemps et dont vous avez le plus grand besoin; vous laisseriez échapper les aubaines les plus belles, les plus inespérées. Encore une fois, rien d'absolu sur terre. Évidemment Jules Janin a eu raison de mettre en garde les bibliophiles contre les entraînements auxquels ils sont si tentés de succomber; il a eu raison de les dissuader d'encombrer leurs rayons de livres qu'ils ne liront jamais; très justement il conclut qu'«avec cette nécessité de lire entièrement ce qu'on achète, on y regarde à deux fois avant d'acheter; on se méfie un peu plus de ce qui est rare et curieux, pour se tenir aux chefs-d'œuvres honorés de l'assentiment du genre humain[377].» Mais ce «bon gros critique, comme le remarque si bien M. Jules Le Petit[378], n'a jamais dû connaître à fond la passion des livres, ni la joie intime que nous procure l'acquisition d'un volume souhaité, ni le serrement de cœur qu'on éprouve à voir passer en d'autres mains l'objet qu'on espérait obtenir».

«Le premier motif qui doit nous pousser à acquérir un ouvrage, dit encore M. Jules Le Petit[379], c'est le désir de le lire, soit immédiatement, soit plus tard, dans des moments de loisir. Il arrive bien souvent, hélas! que ces moments-là ne viennent pas vite ou ne viennent jamais…»; du moins on a le volume sous la main, on sait qu'il est là, qu'on peut l'ouvrir, le consulter, le parcourir, et c'est ce qu'on finit toujours par faire un jour ou l'autre, ne fût-ce qu'un instant. «Il se passera plusieurs jours et des mois, sans que je les employe (mes livres), selon l'aveu de Montaigne[380]; ce sera tantost, dis-je, ou demain, ou quand il me plaira: le temps court et s'en va ce pendant sans me blesser; car il ne se peult dire combien je me repose et sejourne en cette consideration, qu'ils sont à mon costé pour me donner du plaisir à mon heure, et à recognoistre combien ils portent de secours à ma vie.»

L'essentiel, c'est de ne pas acheter au hasard et au tas, comme ce monomane[381], ancien notaire devenu maire d'un arrondissement de Paris et député sous le premier Empire, qui avait fait emplette de plusieurs centaines de mille de volumes[382], dont il avait rempli trois maisons, de la cave au grenier. L'important, l'intéressant et l'attrayant, c'est d'avoir un but, de poursuivre une piste,—c'est d'avoir vos sujets d'étude préférés et vos auteurs attitrés, et de vous y tenir.

Et alors vous goûterez vraiment et savourerez pleinement vos livres; vous ferez partie de cette phalange d'hommes heureux dont parle Balzac[383], de ces collectionneurs, qui,—dussent-ils, dans leur hôtel ou leur mansarde, ne s'ingénier qu'à réunir des affiches ou aligner des tabatières,—connaissent les moins précaires et les plus douces joies de ce monde[384].

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