Une bibliothèque: L'art d'acheter les livres, de les classer, de les conserver et de s'en servir
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Faisant abstraction de toutes ces complexes et interminables divisions et subdivisions encyclopédiques, des bibliographes des États-Unis ont conseillé d'inscrire simplement sous les mots du dictionnaire la liste des ouvrages qui se rapportent à ces mots. Au mot Ame, par exemple, vous trouvez les titres des ouvrages qui traitent de l'âme; au mot Argent, ceux qui traitent de l'argent; à Astronomie, ceux qui traitent de cette science; etc. Pour remédier aux difficultés du classement, ils l'ont tout bonnement supprimé[533].
Mais, comme un lien existe entre toutes les branches du savoir humain, et qu'on a besoin de saisir ce lien, de tenir ce fil pour se guider à travers ce lacis de ramifications, et se reporter d'une science à une autre, les Américains ne se sont pas arrêtés à leur Dictionary-Catalogue, ils ont cherché un système qui pût embrasser toutes les questions, même les plus menues, s'étendre à l'infini, et aussi qui fût indépendant des pays et des langues, et susceptible d'être rapidement sinon instantanément compris de tous les bibliographes, de tout le monde.
La Classification décimale, imaginée par M. Melvil Dewey, directeur de la Bibliothèque de l'État de New-York et président de l'Association des bibliothécaires américains, a fait grand bruit il y a quelques années, et elle semblait pouvoir remplir ces desiderata. Au mois de septembre 1895, une Conférence bibliographique internationale s'est tenue à Bruxelles, sous le patronage du gouvernement belge; elle a décidé la création d'un Institut international de bibliographie, et provoqué la formation d'un Office international, subventionné par les gouvernements, «pour préparer un Répertoire bibliographique universel et assigner aux publications faites dans les divers États la cote de classement que devra recevoir chacune d'elles et qui sera apposée sur les exemplaires de toutes les bibliothèques affiliées à l'Office international[534]». D'autres conférences analogues eurent lieu à Londres en 1896, et à Bruxelles en 1898; mais il paraît que plus d'un désaccord s'est produit entre les promoteurs de ce mouvement; on n'a pas su maintenir aux chiffres des cotes une signification invariable et certaine, et il en est naturellement résulté une paralysante confusion[535].
Néanmoins, l'Office et l'Institut international de bibliographie, fondés à Bruxelles en 1895 pour propager la «géniale invention[536]» de M. Melvil Dewey, subsistent toujours, et c'est à une publication de cet office[537] que nous empruntons la plupart des détails suivants.
M. Melvil Dewey répartit l'ensemble des connaissances humaines en neuf classes principales, numérotées chacune par un chiffre, de 1 à 9. Les encyclopédies, les périodiques et les ouvrages d'un caractère général et qui n'appartiennent à aucune de ces classes sont désignés par un zéro et forment une classe à part, une classe préalable, dite des «Ouvrages généraux» ou «Généralités». On a ainsi:
- 0 Ouvrages généraux[538].
- 1 Philosophie.
- 2 Religion. Théologie.
- 3 Sciences sociales et Droit.
- 4 Philologie. Linguistique.
- 5 Sciences mathématiques et naturelles.
- 6 Sciences appliquées. Technologie.
- 7 Beaux-Arts.
- 8 Littérature.
- 9 Histoire et Géographie.
Chacune de ces dix grandes classes est partagée en dix subdivisions, ayant chacune pour indice ou symbole le chiffre de la classe à laquelle elle appartient, suivi d'un autre chiffre variant encore de 0 à 9. Voici la liste de ces (10 × 10) subdivisions:
0 Ouvrages généraux.
- 00 Généralités.
- 01 Bibliographie.
- 02 Bibliothéconomie.
- 03 Encyclopédies générales.
- 04 Collections générales d'essais.
- 05 Périodiques généraux. Revues.
- 06 Sociétés générales. Académies.
- 07 Journaux. Journalisme.
- 08 Bibliothèques spéciales.
- 09 Manuscrits et livres précieux.
1 Philosophie.
- 10 Généralités.
- 11 Métaphysique.
- 12 Divers sujets métaphysiques[539].
- 13 L'esprit et le corps.
- 14 Systèmes philosophiques.
- 15 Psychologie.
- 16 Logique.
- 17 Morale.
- 18 Philosophes anciens.
- 19 Philosophes modernes.
2 Religion. Théologie.
- 20 Généralités.
- 21 Théologie, religions naturelles[540].
- 22 Bible. Évangile.
- 23 Théologie doctrinale.
- 24 Pratique religieuse. Dévotion.
- 25 Œuvres pastorales.
- 26 L'Église.
- 27 Histoire de l'Église.
- 28 Église et sectes chrétiennes.
- 29 Religions non chrétiennes.
3 Sciences sociales et Droit.
- 30 Généralités.
- 31 Statistique.
- 32 Science politique.
- 33 Économie politique.
- 34 Droit.
- 35 Administration. Droit administratif.
- 36 Assistance. Assurances. Associations.
- 37 Enseignement. Éducation.
- 38 Commerce. Transports. Communications.
- 39 Coutumes. Costumes.
4 Philologie. Linguistique.
- 40 Généralités.
- 41 Philologie comparée.
- 42 Philologie anglaise.
- 43 Philologie germanique.
- 44 Philologie française.
- 45 Philologie italienne.
- 46 Philologie espagnole.
- 47 Philologie latine.
- 48 Philologie grecque.
- 49 Autres langues.
5 Sciences mathématiques et naturelles.
- 50 Généralités.
- 51 Mathématiques.
- 52 Astronomie. Géodésie. Navigation.
- 53 Physique.
- 54 Chimie. Minéralogie.
- 55 Géologie.
- 56 Paléontologie.
- 57 Biologie. Anthropologie.
- 58 Botanique.
- 59 Zoologie.
6 Sciences appliquées. Technologie.
- 60 Généralités.
- 61 Médecine.
- 62 Art de l'ingénieur.
- 63 Agriculture.
- 64 Économie domestique.
- 65 Commerce. Transports.
- 66 Industries chimiques.
- 67 Manufactures.
- 68 Industries mécaniques et métiers.
- 69 Construction.
7 Beaux-Arts.
- 70 Généralités.
- 71 Paysages de jardins. (Jardins, parcs, promenades.)
- 72 Architecture.
- 73 Sculpture. Numismatique.
- 74 Dessin. Décoration.
- 75 Peinture.
- 76 Gravure.
- 77 Photographie.
- 78 Musique.
- 79 Divertissements. Jeux. Sports.
8 Littérature.
- 80 Généralités.
- 81 Littérature américaine[541].
- 82 Littérature anglaise.
- 83 Littérature germanique.
- 84 Littérature française.
- 85 Littérature italienne.
- 86 Littérature espagnole.
- 87 Littérature latine.
- 88 Littérature grecque.
- 89 Autres littératures.
9 Histoire et Géographie.
- 90 Généralités.
- 91 Géographie et voyages.
- 92 Biographie.
- 93 Histoire ancienne.
- 94 Histoire moderne Europe.
- 95 Histoire moderne Asie.
- 96 Histoire moderne Afrique.
- 97 Histoire moderne Amérique du Nord.
- 98 Histoire moderne Amérique du Sud.
- 99 Histoire moderne Océanie. Régions polaires.
Ces cent premières subdivisions (de 00 à 99) forment à leur tour chacune dix deuxièmes subdivisions, fractionnées elles-mêmes chacune en dix troisièmes subdivisions, etc., toutes numérotées, d'après le même principe, de 0 à 9. On obtient ainsi des nombres de trois, quatre, cinq… chiffres. Afin d'accentuer l'intelligibilité «des nombres un peu longs», il est d'usage d'y intercaler un point, ordinairement après le troisième chiffre. Ce point, bien entendu, «n'a rien de décimal»[542].
Prenons, par exemple, la subdivision 33 Économie politique, nous aurons comme deuxièmes subdivisions[543]:
- 330 Généralités.
- 331 Capital, main-d'œuvre et salaires.
- 332 Banques. Monnaie. Crédit.
- 333 Propriété immobilière: rente foncière, propriété des terres, forêts, mines.
- 334 Coopération.
- 335 Socialisme et communisme. Anarchie.
- 336 Finances publiques.
- 337 Protection. Libre-échange. Tarifs douaniers.
- 338 Production des richesses. Industrie.
- 339 Répartition des richesses. Paupérisme.
Puis, en agissant de même sur une quelconque de ces deuxièmes subdivisions, 331 Capital, main-d'œuvre et salaires, je suppose, nous aurons:
- 331.0 Généralités.
- 331.1 Rapports du capital et de la main-d'œuvre.
- 331.2 Salaires. Participation aux bénéfices. Assurance obligatoire.
- 331.3 Travail des enfants. (Voir 179.2 Cruauté envers les enfants.)
- 331.4 Travail des femmes. (Voir 396.5 Occupations des femmes.)
- 331.5 Travail des déportés, des prisonniers.
- 331.6 Travail des indigents. Travail à bas prix des étrangers, des Chinois.
- 331.7 Main-d'œuvre habile et brutale.
- 331.8 Classes ouvrières.
Comme on le voit, il n'est pas toujours nécessaire d'épuiser les dix chiffres pour une subdivision; ici, nous nous arrêtons au 8. On laisse ainsi des cases vacantes, qui pourront être utilisées plus tard. On remarquera aussi, dans ce dernier tableau, deux exemples de renvois à d'autres catégories, «renvois fort utiles, ajoute M. Ed. Sauvage[544], car il arrive fréquemment que la limite entre deux sujets appartenant à des divisions différentes ne peut être tracée avec précision».
Prenons encore une de ces catégories, la sous-subdivision 331.8 Classes ouvrières. Elle se subdivisera à son tour comme il suit:
- 331.80 Généralités.
- 331.81 Heures de travail.
- 331.82 Places de travail. Dangers. (Voir aussi 613.6 Hygiène; 622.8 Mines; 614.8 Sauvetage.)
- 331.83 Nourriture. Vêtements. Habitations.
- 331.84 Moralité; habitudes. Intempérance; tempérance. Amusements. Tentations. (Voir aussi 17 Morale; 79 Exercices; 263.6 Dimanche.)
- 331.85 Aides. Conférences. Bibliothèques. Salles de lecture. (Au point de vue seulement de la science économique et des classes ouvrières.)
- 331.86 Formation de l'ouvrier. Apprentissage.
- 331.87 Organisation du travail.
- 331.88 Sociétés pour régler le travail (trade unions).
- 331.89 Grèves.
Le principe sur lequel repose ce système de classification est, sans conteste, des plus ingénieux: les nombres classificateurs définissent entièrement la division à laquelle ils s'appliquent. C'est ainsi que dans la dernière cote que nous venons de citer, dans ce nombre 331.89, attribué aux travaux traitant des grèves, nous voyons d'abord le 3, qui indique les Sciences sociales; ce 3 suivi d'un autre 3, 33, désigne l'Économie politique; 331, le Capital et la main-d'œuvre; 331.8, les Classes ouvrières; enfin la question particulière considérée, les Grèves, est définie par l'addition du 9 final[545].
Quant aux fiches rédigées selon les règles de la classification décimale, le type adopté par l'Office et l'Institut international de Bruxelles est «la fiche blanche de 125 × 75 millimètres, posée en largeur et perforée à la base, pour en faciliter la conservation dans des tiroirs à tringles mobiles[546]». Contrairement, en effet, à l'usage, généralement suivi, d'écrire sur les fiches dans le sens de la hauteur, dans la partie moins large, c'est dans le sens de la largeur que l'Office et l'Institut international conseillent de transcrire les mentions. Voici, réduit des deux tiers environ, un spécimen d'une de ces fiches[547]. Le cercle tracé dans la partie inférieure indique le trou par où passe la tringle dans laquelle sont enfilées toutes les fiches. Inutile de faire observer que ce système, où, pour retirer ou intercaler une fiche, il faut enlever toutes les autres, est inférieur au système Bonnange, précédemment décrit[548].
MARTEL (Jules). 537 1896. Traité d'électricité, par J. Martel, professeur à la Faculté des Sciences de Lyon. Paris, Gauthier-Villars et fils, 1896, in-8 raisin (0,17 × 0,26), XI-326 p., 6 francs.
Le chiffre 537 indique la cote du livre, la subdivision Électricité (5, Sciences mathématiques et naturelles; 53, Physique; 537, Électricité), et l'on remarquera que le format de l'ouvrage n'est pas seulement désigné par la mention in-8 raisin, mais par la mesure métrique entre parenthèses (0,17 × 0,26)[549].
Des fiches divisionnaires de couleur, un peu plus hautes que les fiches blanches, des vedettes, portant en tête les nombres de chaque classe ainsi que leur traduction en mots, séparent les fiches bibliographiques appartenant à des divisions différentes.
L'Office et l'Institut international de Bruxelles ont émis le vœu,—exprimé déjà en 1879 par le bibliographe allemand Burchard,—que les éditeurs voulussent bien joindre désormais à leurs livres nouveaux des fiches bibliographiques toutes préparées et rédigées selon le modèle adopté, les unes pour les répertoires d'auteurs (catalogues alphabétiques), les autres pour les répertoires de matières (catalogues méthodiques). Ces fiches pourraient être imprimées sur papier très fin, et les bibliothécaires et bibliophiles n'auraient qu'à les coller sur leurs fiches blanches ordinaires de carton mince. Par ce moyen, non seulement on simplifierait beaucoup, et autant dire sans aucuns frais, les opérations de catalogage, mais on aurait cet immense avantage d'avoir partout des fiches uniformément établies. Jusqu'ici, malheureusement, ce vœu n'est guère sorti du domaine théorique, et il n'est encore qu'un pur projet[550].
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Le système de classification décimale, qui paraît et qui est si séduisant, n'a cependant pas séduit tout le monde, tant s'en faut: nombre d'objections y ont été faites, et par des érudits et spécialistes des plus compétents et des plus autorisés, nommément par MM. Léopold Delisle[551], F. Funck-Brentano[552], Ch.-V. Langlois[553], Henri Stein[554], G. Fumagalli, l'éminent bibliographe italien[555], etc.
«Le plan général (de ce système) est des plus simples, écrit M. Léopold Delisle[556]; l'ensemble et les détails en ont été empruntés au système décimal, comme l'indique suffisamment le titre: Decimal Classification. C'est là ce qui fait la force apparente des théories de M. Dewey. Malheureusement, l'étude des phénomènes de la nature et des événements de l'histoire, les fruits de l'activité humaine, les travaux scientifiques, artistiques et littéraires, les produits de l'esprit ou de l'imagination, sont loin de toujours se prêter à la rigueur des divisions et subdivisions décimales.»
«Le grand défaut du système de Dewey, dit de son côté le docteur Graesel[557], c'est de donner à toutes les classes le même nombre de divisions et la même ampleur, alors que chacune des branches des connaissances humaines a son étendue particulière et demande, par conséquent, à être divisée d'une façon différente des autres.»
Il semble, en résumé, que ce système a été accueilli en Europe par les gens de lettres et les bibliographes de profession avec une méfiance plus ou moins caractérisée, tandis que les hommes de sciences, médecins, physiologistes, etc., n'y ont pas trouvé les mêmes imperfections et s'y sont volontiers ralliés[558]. Nombre d'entre eux, pour le catalogage de leurs livres et la rédaction et la mise en ordre de leurs fiches bibliographiques ou autres, ont adopté des méthodes où les combinaisons de chiffres remplacent toutes les mentions de classes et catégories, toutes les lettres indices de divisions et subdivisions des anciennes classifications.
Il est même à remarquer que, dès l'année 1879, c'est-à-dire bien avant l'introduction en Europe du système de M. Melvil Dewey[559], un médecin de Paris, très connu depuis par ses travaux de laryngologie, le docteur Baratoux, employait un procédé de notation chiffrée reposant sur le principe même de la classification décimale. Ce n'est qu'en 1897, alors que cette classification provoquait tant de controverses dans le monde bibliographique, que M. le docteur Baratoux, jusque-là étranger à ces questions et qui n'avait pas soupçonné l'importance de sa méthode de catalogage, en publia dans son journal, la Pratique médicale, le tableau détaillé explicatif[560].
Dans le monde de la science, ce système de notation chiffrée était comme pressenti, déjà réalisé, et il a continué à se garder et à conquérir de nombreux partisans. Il ne semble pas jusqu'ici devoir obtenir le même succès dans le monde des lettres, pour les grandes collections du moins et les anciennes et immenses bibliothèques publiques. Quant aux collections particulières, quant à notre bibliothèque, dont le total des richesses n'excède pas quinze ou vingt mille volumes, il n'y aurait aucun inconvénient, on ne trouverait même que commodité et profit, selon nous, à faire usage de la classification décimale.