Voyage à l'Ile-de-France (1/2)
LETTRE IX.
DES ANIMAUX NATURELS A L'ILE-DE-FRANCE.
L'abbé de La Caille dit que les Portugais ont apporté les singes à l'Ile-de-France. Je ne suis pas de son avis ; parce que, s'ils voulaient y faire un établissement, cet animal est destructeur ; et s'ils voulaient le mettre dans l'île comme un gibier ordinaire, ils ignoraient s'il y avait des fruits qui pussent lui convenir ; que d'ailleurs sa chair est d'un goût rebutant, et que bien des noirs même n'en veulent point manger. Cet animal ne peut avoir été apporté des côtes voisines. Celui de Madagascar, appelé maki, ne lui ressemble point, non plus que le bavian du cap de Bonne-Espérance.
Le singe de l'Ile-de-France est de taille médiocre ; il est d'un poil gris roux, assez bien fourré ; il porte une longue queue. Cet animal vit en société : j'en ai vu des troupes de plus de soixante à la fois. Ils viennent souvent piller les habitations. Ils placent des sentinelles au sommet des arbres et sur la pointe des rochers. Lorsqu'ils aperçoivent des chiens ou des chasseurs, ils jettent un cri, et tous décampent.
Cet animal grimpe dans les montagnes les plus inaccessibles. Il se repose au-dessus des précipices, sur la plus légère corniche : il est le seul quadrupède de sa taille qui ose s'y exposer. Ainsi la nature, qui a peuplé de végétaux jusqu'à la fente des rochers, a créé des êtres capables d'en jouir.
Le rat paraît l'habitant naturel de l'île. Il y en a un nombre prodigieux. On prétend que les Hollandais abandonnèrent leur établissement à cause de cet animal. Il y a des habitations où on en tue plus de trente mille par an. Il fait en terre d'amples magasins de grains et de fruits ; il grimpe jusqu'au haut des arbres, où il mange les petits oiseaux. Il perce les solives les plus épaisses. On les voit, au coucher du soleil, se répandre de tous côtés, et détruire dans quelques nuits une récolte entière. J'ai vu des champs de maïs où ils n'avaient pas laissé un épi. Ils ressemblent à nos rats d'Europe : peut-être y ont-ils été apportés par nos vaisseaux. Les souris y sont fort communes : le dégât que font ces animaux est incroyable.
On prétend qu'il y avait autrefois beaucoup de flamans ; c'est un grand et bel oiseau marin, de couleur de rose. On dit qu'il en reste encore trois. Je n'en ai point vu.
On trouve beaucoup de corbigeaux. C'est, dit-on, le meilleur gibier de l'île : il est fort difficile à tirer.
Il y a des paille-en-cus de deux sortes ; l'une, d'un blanc argenté ; l'autre ayant le bec, les pattes et les pailles rouges. Quoique cet oiseau soit marin, il fait son nid dans les bois. Son nom ne convient pas à sa beauté. Les Anglais l'appellent plus convenablement l'oiseau du tropique.
J'y ai vu plusieurs espèces de perroquets, mais d'une beauté médiocre. Il y a une espèce de perruches vertes avec un capuchon gris : elles sont grosses comme des moineaux ; on ne peut jamais les apprivoiser ; c'est encore un ennemi des récoltes ; elles sont assez bonnes à manger.
On trouve dans les bois des merles qui, à l'appel du chasseur, viennent jusqu'au bout de son fusil. C'est un bon gibier.
Il y a un ramier, appelé pigeon hollandais, dont les couleurs sont magnifiques, et une autre espèce d'un goût fort agréable, mais si dangereuse, que ceux qui en mangent sont saisis de convulsions.
On y trouve deux sortes de chauve-souris : l'une, semblable à la nôtre ; l'autre, grosse comme un petit chat, fort grasse, et que les habitans mangent avec plaisir.
Il y a une espèce d'épervier appelé mangeur de poules ; on prétend aussi qu'il vit de sauterelles. Il se tient près de la mer. La vue de l'homme ne l'effraie point.
On trouvait autrefois sur le rivage beaucoup de tortues de mer ; aujourd'hui on y en voit rarement. J'en ai vu cependant des traces sur le sable, et j'en ai vu pêcher à l'entrée des rivières. C'est un poisson dont la chair ressemble à celle du bœuf. Sa graisse est verte et de fort bon goût. Les bords de la mer sont criblés de trous où logent quantité de tourlouroux. Ce sont des cancres amphibies, qui se creusent des souterrains comme la taupe. Ils courent fort vite, et quand on les veut prendre, ils font sonner leurs tenailles dont ils présentent les pointes. Ils ne sont d'aucune utilité.
Un autre amphibie fort singulier est le bernard-l'hermite, espèce de langouste, dont la partie postérieure est dépourvue d'écailles ; mais la nature lui a donné l'instinct de la loger dans les coquillages vides. On les voit courir en grand nombre, chacun portant sa maison, qu'il abandonne pour une plus grande lorsqu'elle est devenue trop étroite.
Les insectes de l'île les plus nuisibles, sont les sauterelles. Je les ai vues tomber sur un champ comme la neige, s'accumuler sur la terre de plusieurs pouces d'épaisseur, et en dévorer la verdure dans une nuit. C'est l'ennemi le plus redoutable de l'agriculture.
Il y a plusieurs espèces de chenilles. Quelques-unes, comme celle du citronnier, sont très-grosses et très-belles. Les petites sont les plus dangereuses, ainsi que leurs papillons : elles désolent les jardins potagers.
Il y a un gros papillon de nuit, qui porte sur son corselet la figure d'une tête de mort : on l'appelle haïe ; il vole dans les appartemens. On prétend que le duvet dont ses ailes sont couvertes, aveugle les yeux qui en sont atteints. Son nom vient de l'effroi que sa présence donne.
Les maisons sont remplies de fourmis, qui pillent tout ce qui est bon à manger. Si la peau d'un fruit mûr s'entr'ouvre sur un arbre, il est bientôt dévoré par ces insectes. On n'en préserve les offices et les garde-mangers, qu'en plaçant leurs supports dans l'eau. Son ennemi est le formica-leo, qui creuse ici, comme en Europe, son entonnoir dans le sable au pied des arbres.
Les cent-pieds se trouvent fréquemment dans les lieux obscurs et humides. Peut-être cet insecte fut-il destiné à éloigner l'homme des lieux malsains. Sa piqûre est très-douloureuse. Mon chien fut mordu à la cuisse par un de ces animaux, qui avait plus de six pouces de longueur. Sa plaie devint une espèce d'ulcère, dont il fut plus de trois semaines à guérir. J'ai eu le plaisir d'en voir un emporté par une multitude de fourmis qui l'avaient saisi par toutes les pattes et le traînaient comme une longue poutre.
Le scorpion est aussi fort commun dans les maisons, et se trouve aux mêmes endroits. Sa piqûre n'est pas mortelle, mais elle donne la fièvre ; c'est un bon remède de la frotter d'huile sur-le-champ.
La guêpe jaune avec des anneaux noirs, a un aiguillon qui n'est pas moins redoutable. Elle se bâtit dans les arbres, et même dans les maisons, des ruches dont la substance est semblable à celle du papier. Elles en construisaient une dans ma chambre ; mais je me suis bien vite dégoûté de ces hôtes dangereux.
La guêpe maçonne se construit des tuyaux avec de la terre. On les prendrait pour quelque ouvrage d'hirondelle, s'il y en avait dans l'île. Elle se loge volontiers dans les appartemens peu fréquentés, et elle s'attache surtout aux serrures, qu'elle remplit de ses travaux.
On trouve souvent dans les jardins, les feuilles des arbrisseaux découpées de la largeur d'une pièce de six sous. C'est l'ouvrage d'une guêpe, qui taille avec ses dents cette pierre circulaire, avec une précision et une vitesse admirables : elle la porte dans son trou, la roule en cornet, et y dépose son œuf.
Il y a des abeilles, dont le miel m'a paru assez bon : il est naturellement liquide.
Il y a une espèce d'insecte semblable aux fourmis, et qui ne met pas moins d'intelligence à se loger. Ils font un grand dégât dans les arbres et les charpentes, dont ils pulvérisent le bois. Ils construisent avec cette poussière des voûtes d'un pouce de largeur, dessous lesquelles ils vont et viennent : ces animaux, qui sont noirs, courent quelquefois sur toute la charpente d'une maison. Ils percent les coffres et les meubles dans une nuit. Je n'ai point trouvé de remède plus sûr que de frotter souvent d'ail les lieux qu'ils fréquentent. On appelle ces fourmis des carias. Beaucoup de maisons en sont ruinées.
Il y a trois espèces de cancrelas, le plus sale de tous les scarabées. Il y en a un plat et gris ; le plus commun est de la grosseur d'un hanneton, d'un brun roux. Il attaque les meubles, et surtout les papiers et les livres. Il est presque toujours logé au fond des offices et dans les cuisines. Les maisons en sont infectées : quand le temps est à la pluie, ils volent de tous côtés.
Il a pour ennemi une espèce de Scarabée, ou mouche verte, fort leste et fort légère. Quand celle-ci le rencontre, elle le touche, et il devient immobile. Ensuite elle cherche une fente, où elle le traîne et l'enfonce ; elle dépose un œuf dans son corps, et l'abandonne. Cet attouchement, que quelques gens prennent pour un charme, est un coup d'aiguillon dont l'effet est bien prompt ; car cet insecte a la vie fort dure.
On trouve dans le tronc des arbres un gros ver avec des pattes, qui ronge le bois ; on l'appelle moutouc. Les noirs, et même des blancs, en mangent avec plaisir. Pline observait qu'on le servait à Rome sur les meilleures tables, et qu'on en engraissait exprès de fleur de farine. On faisait grand cas de celui du bois de chêne : on l'appelait cossus. Ainsi l'abondance et la plus affreuse disette se rencontrent dans leurs goûts, et se rapprochent comme tous les extrêmes.
J'y ai vu nos espèces ordinaires de mouches ; mais le cousin ou maringouin y est plus incommode qu'en Europe, surtout aux nouveaux arrivés dont il préfère le sang. Son bourdonnement est très-fort. Ce moucheron est noir, piqueté de blanc. On ne peut guère s'en préserver la nuit que par des rideaux de gaze, qu'on appelle mousticaires.
On trouve aussi, le long des ruisseaux, des demoiselles d'une belle couleur violette, dont la tête est comme un rubis. Cette mouche est carnassière. J'en ai vu une emporter en l'air un très-joli papillon.
Les appartemens, dans certaines saisons, sont remplis de petits papillons qui viennent se brûler aux lumières. Ils sont en si grand nombre, qu'on est obligé de mettre les bougies dans des cylindres de verre. Ils attirent dans les maisons un petit lézard fort joli de la longueur du doigt ; ses yeux sont vifs ; il grimpe le long des murailles, et même sur le verre ; il se nourrit de mouches et d'insectes, qu'il guette avec beaucoup de passion ; il pond de petits œufs ronds, gros comme des pois, et ayant coque blanche et jaune, comme les œufs de poule. J'ai vu de ces lézards apprivoisés venir prendre du sucre dans la main. Loin d'être malfaisans, ils sont fort utiles. Il y en a de magnifiques dans les bois. On en voit de couleur d'azur et de vert changeant, avec des traits cramoisis sur le dos, qui ressemblent à des caractères arabes.
Un ennemi plus terrible aux insectes, est l'araignée. Quelques-unes ont le ventre de la grosseur d'une noix, avec de grandes pattes couvertes de poil. Leurs toiles sont si fortes, que les petits oiseaux s'y prennent. Elles détruisent les guêpes, les scorpions et les cent-pieds.
Enfin, pour achever mon catalogue, je n'ai point vu de pays où il y ait tant de puces. On en trouve dans le sable le long de la mer, et jusque sur le sommet des montagnes. On prétend que ce sont les rats qui les y portent. En certaines saisons, si on met un papier blanc à terre, on le voit aussitôt couvert de ces insectes.
Je n'oublierai pas un pou fort singulier que j'ai vu s'attacher aux pigeons. Il ressemble à la tique de nos bois, mais la nature lui a donné des ailes. Celui-là est bien destiné aux oiseaux. Il y a un petit pou blanc, qui s'attache aux arbres fruitiers, et les fait périr ; et une punaise de bois, appelée punaise maupin. Sa piqûre est plus dangereuse que celle du scorpion ; elle est suivie d'une tumeur de la grosseur d'un œuf de pigeon, qui ne se dissipe qu'au bout de cinq ou six jours.
Vous observerez que la douce température de ce climat, si désirée par les habitans de l'Europe, est si favorable à la propagation des insectes, qu'en peu de temps tous les fruits seraient dévorés, et l'île même deviendrait inhabitable. Mais les fruits de ces contrées méridionales sont revêtus de cuirs épais, de peaux âpres, de coques très-dures et d'écorces aromatiques, comme l'orange et le citron ; en sorte qu'il y a peu d'espèces où la mouche puisse introduire son ver. Plusieurs de ces animaux nuisibles se font une guerre perpétuelle, comme le cent-pieds et le scorpion. Le formica-leo tend des piéges aux fourmis, la mouche verte perce les cancrelas, le lézard chasse aux papillons, l'araignée dresse ses filets pour tout insecte qui vole, et l'ouragan qui arrive tous les ans, anéantit à la fois une partie du gibier et des chasseurs.
Au Port-Louis, ce 7 décembre 1768.