Voyage à l'Ile-de-France (1/2)
LETTRE XII.
DES NOIRS.
Dans le reste de la population de cette île, on compte les Indiens et les nègres.
Les premiers sont les Malabares. C'est un peuple fort doux. Ils viennent de Pondichéry, où ils se louent pour plusieurs années. Ils sont presque tous ouvriers ; ils occupent un faubourg, appelé le Camp-des-Noirs. Ce peuple est d'une teinte plus foncée que les insulaires de Madagascar, qui sont de véritables nègres ; mais leurs traits sont réguliers comme ceux des Européens, et ils n'ont point les cheveux crépus. Ils sont assez sobres, fort économes, et aiment passionnément les femmes. Ils sont coiffés d'un turban, et portent de longues robes de mousseline, de grands anneaux d'or aux oreilles, et des bracelets d'argent aux poignets. Il y en a qui se louent aux gens riches, ou titrés, en qualité de pions. C'est une espèce de domestique qui fait à peu près l'office de nos coureurs, excepté qu'il fait toutes ses commissions fort gravement. Il porte, pour marque de distinction, une canne à la main et un poignard à la ceinture. Il serait à souhaiter qu'il y eût un grand nombre de Malabares établis dans l'île, surtout de la caste des laboureurs ; mais je n'en ai vu aucun qui voulût se livrer à l'agriculture.
C'est à Madagascar qu'on va chercher les noirs destinés à la culture des terres. On achète un homme pour un baril de poudre, pour des fusils, des toiles, et surtout des piastres. Le plus cher ne coûte guère que cinquante écus.
Cette nation n'a ni le nez si écrasé, ni la teinte si noire que les nègres de Guinée. Il y en a même qui ne sont que bruns ; quelques-uns, comme les Balambous, ont les cheveux longs. J'en ai vu de blonds et de roux. Ils sont adroits, intelligens, sensibles à l'honneur et à la reconnaissance. La plus grande insulte qu'on puisse faire à un noir, est d'injurier sa famille : ils sont peu sensibles aux injures personnelles. Ils font dans leur pays, quantité de petits ouvrages avec beaucoup d'industrie. Leur zagaie, ou demi-pique, est très-bien forgée, quoiqu'ils n'aient que des pierres pour enclume et pour marteau. Leurs toiles, ou pagnes, que leurs femmes ourdissent, sont très-fines et bien teintes. Ils les tournent autour d'eux avec grâce. Leur coiffure est une frisure très-composée ; ce sont des étages de boucles et de tresses entremêlées avec beaucoup d'art : c'est encore l'ouvrage des femmes. Ils aiment passionnément la danse et la musique. Leur instrument est le tam-tam ; c'est une espèce d'arc, où est adaptée une calebasse. Ils en tirent une sorte d'harmonie douce, dont ils accompagnent les chansons qu'ils composent : l'amour en est toujours le sujet. Les filles dansent aux chansons de leurs amans ; les spectateurs battent la mesure, et applaudissent.
Ils sont très-hospitaliers. Un noir, qui voyage, entre, sans être connu, dans la première cabane ; ceux qu'il y trouve partagent leurs vivres avec lui : on ne lui demande ni d'où il vient, ni où il va ; c'est leur usage.
Ils arrivent avec ces arts et ces mœurs à l'Ile-de-France. On les débarque tout nus avec un chiffon autour des reins. On met les hommes d'un côté, et les femmes à part, avec leurs petits enfans, qui se pressent, de frayeur, contre leurs mères. L'habitant les visite partout, et achète ceux qui lui conviennent. Les frères, les sœurs, les amis, les amans sont séparés ; ils se font leurs adieux en pleurant, et partent pour l'habitation. Quelquefois ils se désespèrent ; ils s'imaginent que les blancs les vont manger ; qu'ils font du vin rouge avec leur sang, et de la poudre à canon avec leurs os.
Voici comme on les traite. Au point du jour trois coups de fouet sont le signal qui les appelle à l'ouvrage. Chacun se rend avec sa pioche dans les plantations, où ils travaillent presque nus à l'ardeur du soleil. On leur donne pour nourriture du maïs broyé, cuit à l'eau, ou des pains de manioc ; pour habit, un morceau de toile. A la moindre négligence, on les attache, par les pieds et par les mains, sur une échelle ; le commandeur, armé d'un fouet de poste, leur donne sur le derrière nu cinquante, cent, et jusqu'à deux cents coups. Chaque coup enlève une portion de la peau. Ensuite on détache le misérable tout sanglant ; on lui met au cou un collier de fer à trois pointes, et on le ramène au travail. Il y en a qui sont plus d'un mois avant d'être en état de s'asseoir. Les femmes sont punies de la même manière.
Le soir, de retour dans leurs cases, on les fait prier Dieu pour la prospérité de leurs maîtres. Avant de se coucher, ils leur souhaitent une bonne nuit.
Il y a une loi faite en leur faveur, appelée le Code noir. Cette loi favorable ordonne qu'à chaque punition ils ne recevront pas plus de trente coups ; qu'ils ne travailleront pas le dimanche ; qu'on leur donnera de la viande toutes les semaines, des chemises tous les ans ; mais on ne suit point la loi. Quelquefois, quand ils sont vieux, on les envoie chercher leur vie comme ils peuvent. Un jour j'en vis un, qui n'avait que la peau et les os, découper la chair d'un cheval mort pour la manger ; c'était un squelette qui en dévorait un autre.
Quand les Européens paraissent émus, les habitans leur disent qu'ils ne connaissent pas les noirs. Ils les accusent d'être si gourmands, qu'ils vont la nuit enlever des vivres dans les habitations voisines ; si paresseux, qu'ils ne prennent aucun intérêt aux affaires de leurs maîtres, et que leurs femmes aiment mieux se faire avorter que de mettre des enfans au monde ; tant elles deviennent misérables dès qu'elles sont mères de famille!
Le caractère des nègres est naturellement enjoué ; mais après quelque temps d'esclavage, ils deviennent mélancoliques. L'amour seul semble encore charmer leurs peines. Ils font ce qu'ils peuvent pour obtenir une femme. S'ils ont le choix, ils préfèrent celles qui ont passé la première jeunesse : ils disent qu'elles font mieux la soupe. Ils lui donnent tout ce qu'ils possèdent. Si leur maîtresse demeure chez un autre habitant, ils feront, la nuit, trois ou quatre lieues dans des chemins impraticables pour l'aller voir. Quand ils aiment, ils ne craignent ni la fatigue ni les châtimens. Quelquefois ils se donnent des rendez-vous au milieu de la nuit ; ils dansent à l'abri de quelque rocher, au son lugubre d'une calebasse remplie de pois : mais la vue d'un blanc ou l'aboiement de son chien dissipe ces assemblées nocturnes.
Ils ont aussi des chiens avec eux. Tout le monde sait que ces animaux reconnaissent parfaitement dans les ténèbres, non seulement les blancs, mais les chiens mêmes des blancs. Ils ont pour eux de la crainte et de l'aversion : ils hurlent dès qu'ils approchent. Ils n'ont d'indulgence que pour les noirs et leurs compagnons, qu'ils ne décèlent jamais. Les chiens des blancs, de leur côté, ont adopté les sentimens de leurs maîtres, et, au moindre signal, ils se jettent avec fureur sur les esclaves.
Enfin, lorsque les noirs ne peuvent plus supporter leur sort, ils se livrent au désespoir : les uns se pendent ou s'empoisonnent ; d'autres se mettent dans une pirogue, et sans voiles, sans vivres, sans boussole, se hasardent à faire un trajet de deux cents lieues de mer pour retourner à Madagascar. On en a vu aborder ; on les a repris, et rendus à leurs maîtres.
Pour l'ordinaire ils se réfugient dans les bois, où on leur donne la chasse avec des détachemens de soldats, de nègres et de chiens ; il y a des habitans qui s'en font une partie de plaisir. On les relance comme des bêtes sauvages ; lorsqu'on ne peut les atteindre, on les tire à coups de fusil : on leur coupe la tête, on la porte en triomphe à la ville, au bout d'un bâton. Voilà ce que je vois presque toutes les semaines.
Quand on attrape les noirs fugitifs, on leur coupe une oreille, et on les fouette. A la seconde désertion, ils sont fouettés, on leur coupe un jarret, on les met à la chaîne. A la troisième fois, ils sont pendus ; mais alors on ne les dénonce pas : les maîtres craignent de perdre leur argent.
J'en ai vu pendre et rompre vifs ; ils allaient au supplice avec joie, et le supportaient sans crier. J'ai vu une femme se jeter elle-même du haut de l'échelle. Ils croient qu'ils trouveront dans un autre monde, une vie plus heureuse, et que le Père des hommes n'est pas injuste comme eux.
Ce n'est pas que la religion ne cherche à les consoler. De temps en temps on en baptise. On leur dit qu'ils sont devenus frères des blancs, et qu'ils iront en paradis. Mais ils ne sauraient croire que les Européens puissent jamais les mener au ciel ; ils disent qu'ils sont sur la terre la cause de tous leurs maux. Ils disent qu'avant d'aborder chez eux, ils se battaient avec des bâtons ferrés ; que nous leur avons appris à se tuer de loin avec du feu et des balles ; que nous excitons parmi eux la guerre et la discorde, afin d'avoir des esclaves à bon marché ; qu'ils suivaient sans crainte l'instinct de la nature ; que nous les avons empoisonnés par des maladies terribles ; que nous les laissons souvent manquer d'habits, de vivres, et qu'on les bat cruellement sans raison. J'en ai vu plus d'un exemple. Une esclave, presque blanche, vint, un jour, se jeter à mes pieds : sa maîtresse la faisait lever de grand matin et veiller fort tard ; lorsqu'elle s'endormait, elle lui frottait les lèvres d'ordures ; si elle ne se léchait pas, elle la faisait fouetter. Elle me priait de demander sa grâce, que j'obtins. Souvent les maîtres l'accordent, et deux jours après, ils doublent la punition. C'est ce que j'ai vu chez un conseiller dont les noirs s'étaient plaints au gouverneur : il m'assura qu'il les ferait écorcher le lendemain de la tête aux pieds.
J'ai vu, chaque jour, fouetter des hommes et des femmes pour avoir cassé quelque poterie, oublié de fermer une porte ; j'en ai vu de tout sanglans, frottés de vinaigre et de sel pour les guérir ; j'en ai vu sur le port, dans l'excès de leur douleur, ne pouvoir plus crier ; d'autres mordre le canon sur lequel on les attache… Ma plume se lasse d'écrire ces horreurs ; mes yeux sont fatigués de les voir, et mes oreilles de les entendre. Que vous êtes heureux! quand les maux de la ville vous blessent, vous fuyez à la campagne. Vous y voyez de belles plaines, des collines, des hameaux, des moissons, des vendanges, un peuple qui danse et qui chante ; l'image, au moins, du bonheur! Ici je vois de pauvres négresses courbées sur leurs bêches avec leurs enfans nus collés sur le dos, des noirs qui passent en tremblant devant moi ; quelquefois j'entends au loin le son de leur tambour, mais plus souvent celui des fouets qui éclatent en l'air comme des coups de pistolets, et des cris qui vont au cœur… Grâce, Monsieur!… Miséricorde! Si je m'enfonce dans les solitudes, j'y trouve une terre raboteuse, tout hérissée de roches, des montagnes portant au-dessus des nuages leurs sommets inaccessibles, et des torrens qui se précipitent dans des abîmes. Les vents qui grondent dans ces vallons sauvages, le bruit sourd des flots qui se brisent sur les récifs, cette vaste mer qui s'étend au loin vers des régions inconnues aux hommes, tout me jette dans la tristesse, et ne porte dans mon âme que des idées d'exil et d'abandon.
Au Port-Louis de l'Ile-de-France, ce 25 avril 1769.
P. S. Je ne sais pas si le café et le sucre sont nécessaires au bonheur de l'Europe, mais je sais bien que ces deux végétaux ont fait le malheur de deux parties du monde. On a dépeuplé l'Amérique afin d'avoir une terre pour les planter ; on dépeuple l'Afrique afin d'avoir une nation pour les cultiver.
Il est, dit-on, de notre intérêt de cultiver des denrées qui nous sont devenues nécessaires, plutôt que de les acheter de nos voisins. Mais puisque les charpentiers, les couvreurs, les maçons et les autres ouvriers européens, travaillent ici en plein soleil, pourquoi n'y a-t-on pas des laboureurs blancs? Mais que deviendraient les propriétaires actuels? Ils deviendraient plus riches. Un habitant serait à son aise avec vingt fermiers, il est pauvre avec vingt esclaves. On en compte ici vingt mille, qu'on est obligé de renouveler tous les ans d'un dix-huitième. Ainsi la colonie, abandonnée à elle-même, se détruirait au bout de dix-huit ans ; tant il est vrai qu'il n'y a point de population sans liberté et sans propriété, et que l'injustice est une mauvaise ménagère!
On dit que le Code noir est fait en leur faveur. Soit ; mais la dureté des maîtres excède les punitions permises, et leur avarice soustrait la nourriture, le repos et les récompenses qui sont dues. Si ces malheureux voulaient se plaindre, à qui se plaindraient-ils? leurs juges sont souvent leurs premiers tyrans.
Mais on ne peut contenir, dit-on, que par une grande sévérité ce peuple d'esclaves : il faut des supplices, des colliers de fer à trois crochets, des fouets, des blocs où on les attache par le pied, des chaînes qui les prennent par le cou : il faut les traiter comme des bêtes, afin que les blancs puissent vivre comme des hommes… Ah! je sais bien que quand on a une fois posé un principe très-injuste, on n'en tire que des conséquences très-inhumaines.
Ce n'était pas assez pour ces malheureux d'être livrés à l'avarice et à la cruauté des hommes les plus dépravés, il fallait encore qu'ils fussent le jouet de leurs sophismes.
Des théologiens assurent que pour un esclavage temporel ils leur procurent une liberté spirituelle. Mais la plupart sont achetés dans un âge où ils ne peuvent jamais apprendre le français, et les missionnaires n'apprennent point leur langue. D'ailleurs ceux qui sont baptisés sont traités comme les autres.
Ils ajoutent qu'ils ont mérité les châtimens du ciel, en se vendant les uns les autres. Est-ce donc à nous à être leurs bourreaux? Laissons les vautours détruire les milans.
Des politiques ont excusé l'esclavage, en disant que la guerre le justifiait. Mais les noirs ne nous la font point. Je conviens que les lois humaines le permettent : au moins devrait-on se renfermer dans les bornes qu'elles prescrivent.
Je suis fâché que des philosophes qui combattent les abus avec tant de courage, n'aient guère parlé de l'esclavage des noirs que pour en plaisanter. Ils se détournent au loin. Ils parlent de la Saint-Barthélemy, du massacre des Mexicains par les Espagnols, comme si ce crime n'était pas celui de nos jours, et auquel la moitié de l'Europe prend part. Y a-t-il donc plus de mal à tuer tout d'un coup des gens qui n'ont pas nos opinions qu'à faire le tourment d'une nation à qui nous devons nos délices? Ces belles couleurs de rose et de feu dont s'habillent nos dames, le coton dont elles ouatent leurs jupes, le sucre, le café, le chocolat de leur déjeuner, le rouge dont elles relèvent leur blancheur : la main des malheureux noirs a préparé tout cela pour elles. Femmes sensibles, vous pleurez aux tragédies, et ce qui sert à vos plaisirs est mouillé des pleurs et teint du sang des hommes!