Voyage à l'Ile-de-France (1/2)
LETTRE XIX.
DÉPART POUR FRANCE. ARRIVÉE A BOURBON. OURAGAN.
Après avoir obtenu la permission de retourner en France, je me disposai à m'embarquer sur l'Indien, vaisseau de 64 canons.
Je donnai la liberté à Duval, cet esclave qui portait votre nom ; je le confiai à un honnête homme du pays, jusqu'à ce qu'il eût acquitté par son travail quelque argent dont il était redevable à l'administration. S'il eût parlé français, je l'aurais gardé avec moi. Il me témoigna par ses larmes le regret qu'il avait de me quitter. Il m'y paraissait plus sensible qu'au plaisir d'être libre. Je proposai à Côte d'acheter sa liberté, s'il voulait s'attacher à ma fortune. Il m'avoua qu'il avait dans l'île une maîtresse dont il ne pouvait se détacher. Le sort des esclaves du roi est supportable : il se trouvait heureux ; c'était plus que je ne pouvais lui promettre. J'aurais été très-aise de ramener mon pauvre Favori dans sa patrie ; mais quelques mois avant mon départ, on me prit mon chien. Je perdis en lui un ami fidèle que j'ai souvent regretté.
Quelques jours avant de partir, je revis Autourou, cet insulaire de Taïti, que l'on ramenait dans son pays, après lui avoir fait connaître les mœurs de l'Europe. Je l'avais trouvé, à son passage, franc, gai, un peu libertin ; à son retour, je le voyais réservé, poli et maniéré. Il était enchanté de l'Opéra de Paris, dont il contrefaisait les chants et les danses. Il avait une montre, dont il désignait les heures par leur usage : il y montrait l'heure de se lever, de manger, d'aller à l'Opéra, de se promener, etc. Cet homme était plein d'intelligence ; il exprimait par ses signes tout ce qu'il voulait. Quoique les hommes de Taïti passent pour n'avoir eu aucune communication avec les autres nations avant l'arrivée de M. de Bougainville, j'observai, cependant, un mot de leur langue et un usage qui leur sont communs avec différens peuples. Matté, en langue taïtienne, veut dire tuer. Le matar des Espagnols, le mat des Persans ont la même signification. Les Taïtiens ont aussi coutume de se dessiner la peau, comme beaucoup de peuples de l'ancien et du nouveau continent. Ils connaissaient le fer, qu'ils n'avaient pas ; ils l'appelaient aurou, et en demandaient avec empressement ; ils avaient des maladies vénériennes, qui viennent, dit-on, du Nouveau-Monde. Mais toutes ces analogies ne suffisent pas pour remonter à l'origine d'une nation : les folies, les besoins, les maux de l'espèce humaine paraissent naturalisés chez tous les peuples. Un moyen plus sûr de les distinguer serait la connaissance de leurs langues. Toutes les nations de l'Europe mangent du pain ; mais les Russes l'appellent gleba, les Allemands broth, les Latins panis, les Bas-Bretons bara. Un dictionnaire encyclopédique des langues serait un ouvrage très-philosophique.
Autourou paraissait s'ennuyer beaucoup à l'Ile-de-France. Il se promenait toujours seul. Un jour, je l'aperçus dans une méditation profonde ; il regardait, à la porte de la prison, un noir esclave à qui on rivait une grosse chaîne autour du cou. C'était un étrange spectacle pour lui, qu'un homme de sa couleur, traité ainsi par des blancs qui l'avaient comblé de bienfaits à Paris ; mais il ne savait pas que ce sont les passions des hommes qui les portent au-delà des mers, et que la morale qui balance ces passions en Europe, reste en deçà des tropiques.
Je m'embarquai le 9 novembre 1770 ; plusieurs Malabares vinrent m'accompagner jusqu'au bord de la mer ; ils me souhaitèrent, en pleurant, un prompt retour. Ces bonnes gens ne perdent jamais l'espérance de revoir ceux qui leur ont rendu quelque service. Je reconnus parmi eux un maître charpentier qui avait acheté mes livres de géométrie, quoiqu'il sût à peine lire. C'était le seul homme de l'île qui en eût voulu.
Nous restâmes onze jours en rade, retenus par le calme. Le 20 au soir, nous appareillâmes, et le 21, à trois heures après midi, nous mouillâmes à Bourbon, dans la rade de Saint-Denis.
Cette île est à quarante lieues sous le vent de l'Ile-de-France. Il ne faut qu'un jour pour aller à Bourbon, et souvent un mois pour en revenir. Elle paraît de loin comme une portion de sphère ; ses montagnes sont fort élevées. On y cultive, dit-on, la terre à huit cents toises de hauteur. On donne seize cents toises d'élévation au sommet des Trois-Salases, qui sont trois pics inaccessibles.
Ses rivages sont très-escarpés ; la mer y roule sans cesse de gros galets ; ce qui ne permet qu'aux pirogues d'aborder sans se briser. On a construit à Saint-Denis, pour le débarquement des chaloupes, un pont-levis soutenu par des chaînes de fer. Il avance sur la mer de plus de quatre-vingts pieds. A l'extrémité de ce pont est une échelle de corde, où grimpent ceux qui veulent aller à terre. Dans tout le reste de l'île, on ne peut débarquer qu'en se jetant à l'eau.
Comme l'Indien devait rester trois semaines au mouillage pour charger du café, plusieurs passagers résolurent de rester quelques jours dans l'île, et d'aller même attendre à Saint-Paul, sept lieues sous le vent, que notre vaisseau vînt y compléter sa cargaison.
Je me décidai moi-même à descendre à terre, par la disette de vivres où nous nous trouvions à bord, et par l'exemple du capitaine et d'un grand nombre d'officiers de différens vaisseaux.
Le 25, après midi, je m'embarquai seul dans une petite yole ; et, malgré la brise qui était très-violente, à force de gouverner à la lame, je débarquai au pont. Nous fûmes une heure et demie à faire ce trajet, qui n'a pas une demi-lieue.
Je fus saluer l'officier-commandant. Il m'apprit qu'il n'y avait point d'auberge à Saint-Denis, ni dans aucun endroit de l'île, que les étrangers avaient coutume de loger chez ceux des habitans avec lesquels ils faisaient quelque commerce. La nuit s'approchait, et n'ayant aucune affaire à traiter, je me préparais à retourner à bord, lorsque cet officier m'offrit un lit.
Je fus ensuite saluer M. de Crémon, commissaire-ordonnateur, qui m'offrit sa maison pour le temps que je voudrais passer à terre. Cette offre me fut d'autant plus agréable que j'avais envie de voir le volcan de Bourbon, où je savais que M. de Crémon avait fait un voyage.
Mais je n'en ai pas trouvé l'occasion. Le chemin en est très-difficile, peu d'habitans le connaissaient, et il fallait s'absenter de Saint-Denis six ou sept jours.
Du 25 jusqu'au 30, la brise fut si forte que peu de chaloupes de la rade vinrent à terre. Notre capitaine profita d'un moment favorable pour retourner à son bord, où ses affaires l'appelaient ; mais le mauvais temps l'empêcha de redescendre.
Cette brise, qui vient toujours du sud-est, se lève à six heures du matin et finit à dix heures du soir. Dans cette saison, elle durait le jour et la nuit avec une violence égale.
Le 1er décembre le vent s'apaisa, mais il s'éleva de la pleine mer une lame monstrueuse qui brisait sur le rivage avec tant de violence que la sentinelle du pont fut obligée de quitter son poste.
Le haut des montagnes se couvrait de nuages épais, qui n'avaient point de cours. Le vent soufflait encore un peu de la partie du sud-est, mais la mer venait de l'ouest. On voyait trois grosses lames se succéder continuellement ; on les distinguait le long de la côte comme trois longues collines. Il se détachait de leur partie supérieure des jets d'eau, qui formaient une espèce de crinière. Elles s'élançaient sur le rivage en formant une voûte, qui, se roulant sur elle-même, s'élevait en écume à plus de cinquante pieds de haut.
On respirait à peine, l'air était lourd, le ciel obscur, des nuées de corbigeaux et de paille-en-cus venaient du large, et se réfugiaient sur la côte. Les oiseaux de terre et les animaux paraissaient inquiets. Les hommes mêmes sentaient une frayeur secrète à la vue d'une tempête affreuse au milieu du calme.
Le 2 au matin, le vent tomba tout-à-fait, et la mer augmenta ; les lames étaient plus nombreuses, et venaient de plus loin. Le rivage, battu des flots, était couvert d'une mousse blanche comme la neige, qui s'y entassait comme des ballots de coton. Les vaisseaux en rade fatiguaient beaucoup sur leurs câbles.
On ne douta plus que ce ne fût l'ouragan. On tira bien avant sur la terre les pirogues qui étaient sur le galet ; et chacun se hâta de soutenir sa maison avec des cordes et des solives.
Il y avait au mouillage, l'Indien, le Penthièvre, l'Amitié, l'Alliance, le Grand Bourbon, le Géryon, une gaulette et un petit bateau. La côte était bordée de monde qu'attirait le spectacle de la mer et le danger des vaisseaux.
Sur le midi, le ciel se chargea prodigieusement, et le vent commença à fraîchir du sud-est. On craignit alors qu'il ne tournât à l'ouest, et qu'il ne jetât les vaisseaux sur la côte. On leur donna, de la batterie, le signal du départ, en hissant le pavillon, et tirant deux coups de canon à boulet. Aussitôt ils coupèrent leurs câbles et appareillèrent. Le Penthièvre abandonna sa chaloupe, qu'il ne put rembarquer. L'Indien, mouillé plus au large, fit vent arrière sous ses quatre voiles majeures. Les autres s'éloignèrent successivement. Des noirs, qui étaient dans une chaloupe, se réfugièrent à bord de l'Amitié. Le petit bateau et la gaulette se trouvaient déjà dans les lames, où ils disparaissaient de temps en temps ; ils semblaient craindre de se mettre au large ; enfin ils appareillèrent les derniers, attirant à eux l'inquiétude et les vœux de tous les spectateurs. Au bout de deux heures toute cette flotte disparut dans le nord-ouest, au milieu d'un horizon noir.
A trois heures après midi, l'ouragan se déclara avec un bruit effroyable ; tous les vents soufflèrent successivement. La mer battue, agitée dans tous les sens, jetait sur la terre des nuages d'écume, de sable, de coquillages et de pierres. Des chaloupes, qui étaient en radoub à cinquante pas du rivage, furent ensevelies sous le galet ; le vent emporta un pan de la couverture de l'église, et la colonnade du Gouvernement. L'ouragan dura toute la nuit, et ne cessa que le 3 au matin.
Le 6, deux navires revinrent au mouillage ; c'étaient le petit bateau et la gaulette : ils apportaient une lettre du Penthièvre, qui avait perdu son grand mât de perroquet. Pour eux, ils n'avaient éprouvé aucun accident. En tout, les petites destinées sont les plus heureuses.
Le 8, le Géryon parut. Il avait relâché à l'Ile-de-France ; il nous apprit que la tempête y avait fait périr, à l'ancre, la flûte du roi, la Garonne.
Enfin, jusqu'au 19, on eut successivement nouvelle de tous les vaisseaux, à l'exception de l'Amitié et de l'Indien. La force et la grandeur de l'Indien semblaient le mettre à l'abri de tous les événemens, et nous ne doutâmes pas qu'il n'eût continué sa route pour faire ses vivres au cap de Bonne-Espérance, et de là aller en France. Je savais d'ailleurs que c'était le projet du capitaine.
Le 19, au matin, on signala un vaisseau ; c'était la Normande, flûte du roi : elle passa devant Saint-Denis, et fut mouiller à Saint-Paul. Elle venait de l'Ile-de-France, et allait chercher des vivres au Cap. Cette occasion nous parut très-favorable. Il y avait un autre officier avec moi ; nous résolûmes d'en profiter. Monsieur et mademoiselle de Crémon nous firent faire des lits et du linge pour le bord, et nous procurèrent des chevaux et des guides pour aller à Saint-Paul. Un de leurs parens nous y accompagna.
Je n'avais descendu à terre qu'un peu de linge ; tous mes effets étaient sur l'Indien.
Nous partîmes le 20, à onze heures du matin. Il y avait sept lieues à faire. La flûte partait le soir ; il n'y avait pas de temps à perdre. Nous prîmes congé de nos hôtes.
Nos chevaux grimpèrent d'abord la montagne de Saint-Denis, par des chemins en zigzag, pavés de pierres pointues. Ils étaient très-vigoureux, et leur pas était sûr, quoiqu'ils ne fussent pas ferrés, suivant l'usage du pays.
A deux lieues et demie de Saint-Denis, nous trouvâmes, sur le bord d'un ruisseau, à l'ombre de citronniers, un dîner que mademoiselle de Crémon nous avait fait préparer.
Après dîner, nous descendîmes et montâmes la Grande-Chaloupe. C'est un vallon affreux formé par deux montagnes parallèles et très-escarpées : nous fîmes à pied une partie de ce chemin que la pluie rendait dangereux. Nous nous trouvâmes au fond entre les deux montagnes, dans une des plus étranges solitudes que j'aie jamais vues ; nous étions comme entre deux murailles, le ciel sur notre tête et la mer sur notre droite. Nous passâmes le ruisseau, et nous parvînmes enfin sur le bord opposé de la Chaloupe ; il règne au fond de ce gouffre un calme éternel, quoique le vent soit très-frais sur la montagne.
A deux lieues de Saint-Paul, nous entrâmes dans une vaste plaine sablonneuse, qui s'étend jusqu'à la ville. Elle est bâtie comme celle de Saint-Denis. Ce sont de grands emplacemens bien alignés, entourés de haies, au milieu desquels est une case où loge une famille. Ces villes ont l'air de grands hameaux. Saint-Paul est situé sur le bord d'un étang d'eau douce, dont on pourrait, je crois, faire un port.
Il était nuit quand nous y arrivâmes ; nous étions très-fatigués, et nous ne savions où loger, ni même où trouver du pain ; car il n'y a point de boulanger à Saint-Paul.
Mon premier soin fut de parler au capitaine de la Normande, que je trouvai heureusement à terre. Il me dit qu'il ne se chargerait point de notre passage sans un ordre du gouverneur de l'Ile-de-France, qui alors était à Saint-Denis ; qu'au reste il ne partait que le lendemain matin.
Sur-le-champ j'écrivis au gouverneur et à mademoiselle de Crémon. Je donnai mes deux lettres à un noir, en lui promettant une récompense s'il était de retour le lendemain à huit heures du matin. Il en était dix du soir, et il avait quatorze lieues à faire. Il partit à pied.
Je fus trouver mes camarades, qui soupaient chez le garde-magasin. On nous logea dans une maison appartenant au roi. Il n'y avait d'autres meubles que des chaises, dont nous fîmes des lits ; de grand matin nous étions debout. A neuf heures nous vîmes arriver, avec les réponses à mes lettres, un noir, que mon commissionnaire avait fait partir à sa place. Je le payai bien, et je fus trouver le capitaine, pour lui remettre la lettre du gouverneur. Quel fut notre étonnement, lorsque nous vîmes qu'il laissait la chose à sa discrétion!
Enfin après plusieurs négociations, et après avoir donné des billets pour les frais de notre passage, il consentit à nous embarquer. Le départ du vaisseau fut remis au lendemain.
Voici ce que j'ai pu recueillir sur Bourbon. On sait que ses premiers habitans furent des pirates qui s'allièrent avec des négresses de Madagascar. Ils vinrent s'y établir vers l'an 1657. La compagnie des Indes avait aussi à Bourbon un comptoir, et un gouverneur, qui vivait avec eux dans une grande circonspection. Un jour le vice-roi de Goa vint mouiller à la rade de Saint-Denis, et fut dîner au Gouvernement. A peine venait-il de mettre pied à terre, qu'un vaisseau pirate de cinquante pièces de canon vint mouiller auprès du sien et s'en empara. Le capitaine descendit ensuite, et fut demander à dîner au gouverneur. Il se mit à table entre lui et le Portugais, à qui il déclara qu'il était son prisonnier. Quand le vin et la bonne chère eurent mis le marin de bonne humeur, M. Desforges (c'était le gouverneur), lui demanda à combien il fixait la rançon du vice-roi. Il me faut, dit le pirate, mille piastres. C'est trop peu, répondit M. Desforges, pour un brave homme comme vous, et un grand seigneur comme lui. Demandez beaucoup, ou rien. Hé bien! qu'il soit libre, dit le généreux corsaire. Le vice-roi se rembarqua sur-le-champ et appareilla, fort content d'en sortir à si bon marché. Ce service du gouverneur a été récompensé depuis peu par la cour de Portugal, qui a envoyé l'ordre de Christ à son fils. Le pirate s'établit ensuite dans l'île, avec tous les siens, et fut pendu long-temps après l'amnistie qu'on avait publiée en leur faveur, et dans laquelle il avait oublié de se faire comprendre. Cette injustice fut commise par un conseiller qui voulut s'approprier sa dépouille ; mais cet autre fripon, à quelque temps de là, fit une fin presque aussi malheureuse, quoique la justice des hommes ne s'en mêlât pas.
Il n'y a pas long-temps qu'un de ces anciens écumeurs de mer, appelé Adam, vivait encore. Il est mort âgé de cent quatre ans.
Lorsque des occupations plus paisibles eurent adouci leurs mœurs, il ne leur resta plus qu'un certain esprit d'indépendance et de liberté qui s'adoucit encore par la société de beaucoup d'honnêtes gens qui vinrent s'établir à Bourbon pour s'y livrer à l'agriculture. On compte soixante mille noirs à Bourbon, et cinq mille habitans. Cette île est trois fois plus peuplée que l'Ile-de-France, dont elle dépend pour le commerce extérieur. Elle est aussi bien mieux cultivée. Elle avait produit, cette année, vingt mille quintaux de blé, et autant de café, sans le riz et les autres denrées qu'elle consomme. Les troupeaux de bœufs n'y sont pas rares. Le roi paie le cent pesant de blé 15 liv. ; et les habitans vendaient le quintal de café 45 liv. en piastres, ou 70 liv. en papiers.
Le principal lieu de Bourbon est Saint-Denis, où résident le gouverneur et le conseil. On n'y voit de remarquable qu'une redoute fermée, construite en pierre, mais qui est située trop loin de la mer ; une batterie devant le Gouvernement, et le pont-levis dont j'ai parlé. Il y a derrière la ville une grande plaine qu'on appelle le Champ de Lorraine.
Le sol m'a paru plus sablonneux à Bourbon qu'à l'Ile-de-France : il est mêlé, à quelque distance du rivage, du même galet roulé dont les bords de la mer sont couverts ; ce qui prouve qu'elle s'en est éloignée, ou que l'île s'est élevée : ce qui me paraît possible, si l'on en juge par l'inspection des montagnes lézardées et brisées dans leur intérieur. Dans les spéculations sur la nature, les opinions opposées se présentent toujours avec une vraisemblance presque égale. Souvent les mêmes effets résultent des causes contraires. Cette observation peut s'étendre fort loin, et doit nous porter à être fort modérés dans nos jugemens.
Un vieillard âgé de plus de quatre-vingts ans m'assura qu'il avait été un de ceux qui prirent possession de l'Ile-de-France, lorsque les Hollandais l'abandonnèrent. On y avait détaché douze Français, qui y abordèrent le matin ; et dans l'après-midi de ce jour même, un vaisseau anglais y mouilla dans la même intention.
Les mœurs des anciens habitans de Bourbon étaient fort simples. La plupart des maisons ne fermaient pas ; une serrure même était une curiosité. Quelques-uns mettaient leur argent dans une écaille de tortue au-dessus de leur porte. Ils allaient nu-pieds, s'habillaient de toile bleue, et vivaient de riz et de café ; ils ne tiraient presque rien de l'Europe, contens de vivre sans luxe, pourvu qu'ils vécussent sans besoins. Ils joignaient à cette modération les vertus qui en sont la suite, de la bonne foi dans le commerce et de la noblesse dans les procédés. Dès qu'un étranger paraissait, les habitans venaient, sans le connaître, lui offrir leur maison.
La dernière guerre de l'Inde a altéré un peu ces mœurs. Les volontaires de Bourbon s'y sont distingués par leur bravoure ; mais les étoffes de l'Asie et les distinctions militaires de France sont entrées dans leur île. Les enfans, plus riches que leurs pères, veulent être plus considérés. Ils n'ont pas su jouir d'un bonheur ignoré ; ils vont chercher en Europe des plaisirs et des honneurs en échange de l'union des familles et du repos de la vie champêtre. Comme l'attention des pères se porte principalement sur leurs garçons, ils les font passer en France, d'où ils reviennent rarement. Il arrive de là que l'on compte dans l'île plus de cinq cents filles à marier, qui vieillissent sans trouver de parti.
Nous nous embarquâmes sur la Normande le 21 au soir. Nous trouvâmes une caisse de vin, de liqueurs, de café, etc., que monsieur et mademoiselle de Crémon avaient fait mettre à bord pour notre usage. Nous avions trouvé dans leur maison la cordialité des anciens habitans de Bourbon et la politesse de Paris.
Je suis, etc.
A Bourbon, ce 21 décembre 1770.
FIN DU TOME PREMIER.