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Voyage à l'Ile-de-France (1/2)

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LETTRE XIV.
ARBRISSEAUX ET ARBRES APPORTÉS A L'ILE-DE-FRANCE.

Nous avons ici le rosier, qui multiplie si aisément, qu'on en fait des haies. Sa fleur n'est ni si touffue, ni si odorante que la nôtre ; il y en a plusieurs variétés, entre autres une petite espèce de Chine, qui fleurit toute l'année. Les jasmins d'Espagne et de France s'y sont bien naturalisés ; j'y parlerai de ceux d'Asie à leur article. Il y a des grenadiers à fleur double et à fruit ; mais ceux-ci rapportent peu. Le myrte n'y vient pas si beau qu'en Provence.

Voilà tous les arbrisseaux d'Europe. Ceux d'Asie, d'Afrique et d'Amérique, sont : le cassis, dont la feuille est découpée ; ce cassis ne ressemble point au nôtre : c'est un grand arbrisseau, qui se couvre de fleurs jaunes, odorantes, semblables à de petites houppes : elles donnent un haricot dont la graine sert à teindre en noir. Comme il est épineux, on en fait de bonnes haies.

La foulsapatte, mot indien qui signifie fleur de cordonnier : sa fleur, frottée sur le cuir, le teint en noir. Cet arbrisseau a un feuillage d'un beau vert, plus large que celui du charme, au milieu duquel brillent ses fleurs, semblables à de gros œillets d'un rouge foncé : on en fait des charmilles. Il y en a plusieurs variétés.

La poincillade, originaire d'Amérique, est une espèce de ronce, qui porte des girandoles de fleurs jaunes et rouges, d'où sortent des aigrettes couleur de feu. Cette fleur est très-belle, mais elle passe vite ; elle donne un haricot. Sa feuille est divisée comme celle des arbrisseaux légumineux.

Le jalap donne des fleurs en entonnoir, d'un rouge cramoisi, qui ne s'ouvrent que la nuit. Elles ont une odeur de tubéreuse : j'en ai vu de deux espèces.

La vigne de Madagascar est une liane dont on fait des berceaux ; elle donne une fleur jaune. Ses feuilles cotonnées paraissent couvertes de farine. Il y a plusieurs autres espèces de lianes à fleur dans les jardins ; mais j'en ignore les noms.

Le mougris est un jasmin dont la feuille ressemble à celle de l'oranger. Il y en a à fleur double et simple ; son odeur est très-agréable.

Le frangipanier est un jasmin d'une autre espèce : cet arbrisseau croît de la forme d'un bois de cerf ; de l'extrémité de ses cornichons sortent des bouquets de longues feuilles, au centre desquelles se trouvent de grandes fleurs blanches en entonnoir, d'une odeur charmante.

Le lilas des Indes vient et meurt fort vite ; sa feuille est découpée et d'un beau vert. Il se charge de grappes de fleurs d'une odeur assez douce, qui se changent en graines. Cet arbrisseau s'élève à la hauteur d'un arbre ; son port est agréable ; son vert est plus beau, mais sa fleur est moins belle que celle de notre lilas, qui n'y vient point. Celui de Perse y réussit peu. Il y a des lauriers-thyms, des lauriers-roses, et le citronnier-galet, dont on fait des haies ; son fruit est rond, petit et très-acide. Le palma-christi croît partout ; son huile est un vermifuge.

Le poivrier est une liane qui s'accroche comme le lierre : il végète bien, mais ne donne pas de fruit. On ne sait pas si l'arbrisseau du thé, qu'on y a apporté de la Chine, s'y plaira, ainsi que le rotin, d'un usage aussi universel aux Indes que l'osier en Europe.

Le cotonnier vient dans les lieux les plus secs, en arbrisseau. Il porte une jolie fleur jaune, à laquelle succède une gousse qui contient sa bourre. On ne récolte pas son coton, faute de moulins pour l'éplucher : d'ailleurs on n'en fait pas commerce. Sa graine fait venir le lait aux nourrices.

La canne à sucre y mûrit bien ; les habitans en font une liqueur appelée flangourin, qui ne vaut pas grand'chose. Il n'y a qu'une sucrerie dans l'île.

Le cafier est l'arbre ou l'arbrisseau le plus utile de l'île. C'est une espèce de jasmin. Sa fleur est blanche ; ses feuilles, d'un beau vert, sont opposées et de la forme de celles du laurier. Son fruit est une olive rouge comme une cerise, qui se sépare en deux féves. On les plante à sept pieds et demi de distance ; on les étête à six pieds de hauteur. Il ne dure que sept ans : à trois ans il est dans son rapport. On évalue le produit annuel de chaque arbre à une livre de graines. Un noir peut en cultiver par an un millier de pieds, indépendamment des grains nécessaires à sa subsistance. L'île ne produit pas encore assez de café pour sa consommation. Les habitans prétendent qu'il suit en qualité celui de Moka.

Parmi les arbres d'Europe, le pin, le sapin et le chêne y végètent jusqu'à une hauteur médiocre ; après quoi ils dépérissent.

J'y ai vu aussi des cerisiers, des abricotiers, des néfliers, des pommiers, des poiriers, des oliviers, des mûriers ; mais sans fruits, quoique quelques-uns donnent des fleurs. Le figuier y rapporte des fruits médiocres ; la vigne n'y réussit pas en échalas ; elle donne en treille des grappes, dont il ne mûrit qu'une partie[2] à la fois comme celles des jardins d'Alcinoüs ; ce qui ne vaut rien pour la vendange. Le pêcher donne assez de fruits, d'un bon goût, mais qui ne sont jamais fondans. Il y a un pou blanc qui les détruit.

[2] En Europe, les fruits du même arbre arrivent presque ensemble à leur maturité : ici c'est tout le contraire ; ils mûrissent tous successivement, ce qui varie singulièrement le goût des mêmes fruits cueillis sur le même arbre.

Ces arbres sont ici dans une sève perpétuelle ; peut-être serait-il avantageux de les enfouir en terre, pour arrêter leur végétation. Il faudrait essayer de les préserver de la chaleur, comme on les garantit du froid dans le nord de l'Allemagne. Ces arbres d'Europe quittent ici leurs feuilles dans la saison froide, qui est votre été ; cependant, la chaleur et l'humidité sont égales à celles de vos printemps : il y a donc quelque cause inconnue de la végétation.

Les arbres étrangers de simple agrément sont : le laurier, qui s'y plaît, ainsi que l'agati de plusieurs sortes, dont la feuille est découpée, et qui donne des grappes de fleurs blanches papillionacées, auxquelles succèdent de longues gousses légumineuses. Les Chinois le représentent souvent dans leurs paysages.

Le polcher vient de l'Inde. Son feuillage est touffu ; sa feuille est en cœur. Il ne sert qu'à donner de l'ombre. Il donne un fruit inutile, de la nature du bois et de la forme d'une nèfle.

Le bambou ressemble de loin à nos saules. C'est un roseau qui s'élève aussi haut que les plus grands arbres, et qui jette des branches garnies de feuilles comme celles de l'olivier : on en fait de belles avenues, que le vent fait murmurer sans cesse. Il croît vite, et on peut employer ses cannes, aux mêmes usages que les branches d'osier. Il y a beaucoup de toiles des Indes où ce roseau est assez mal figuré.

Les arbres fruitiers sont : l'attier, dont la fleur triangulaire, formée d'une substance solide, a un goût de pistache ; son fruit ressemble à une pomme de pin : quand il est mûr, il est rempli d'une crême blanche sucrée et d'une odeur de fleur d'orange. Il est plein de pepins noirs. L'atte est fort agréable, mais on s'en lasse bien vite. Il échauffe et donne des maux de gorge.

Le manguier est un fort bel arbre : les Indiens le représentent souvent sur leurs étoffes de soie. Il se couvre de superbes girandoles de fleurs, comme le marronnier d'Inde. Il leur succède quantité de fruits de la forme d'une très-grosse prune aplatie, couverte d'un cuir d'une odeur de térébenthine. Ce fruit a un goût vineux et agréable ; et son odeur à part, il pourrait le disputer en bonté à nos bons fruits d'Europe. Il ne fait jamais de mal. On pourrait, je crois, en tirer une boisson saine et agréable. Il a l'inconvénient d'être chargé de fruits dans le temps des ouragans, qui en font tomber la plus grande partie.

Le bananier vient partout. Il n'a point de bois : ce n'est qu'une touffe de feuilles qui s'élèvent en colonne, et qui s'épanouissent au sommet en larges bandes d'un beau vert satiné. Au bout d'un an, il sort du sommet une longue grappe tout hérissée de fruits, de la forme d'un concombre ; deux de ces régimes font la charge d'un noir : ce fruit, qui est pâteux, est d'un goût agréable et fort nourrissant ; les noirs l'aiment beaucoup. On leur en donne au jour de l'an pour leurs étrennes ; et ils comptent leurs tristes années par le nombre de fêtes bananes. Des fils du bananier, on peut faire de la toile. La forme de ses feuilles semblables à des ceintures de soie, la longueur de sa grappe, qui descend à la hauteur d'un homme, et dont l'extrémité violette ressemble à une tête de serpent, peuvent lui avoir fait donner le nom de figuier d'Adam. Ce fruit dure toute l'année : il y en a de beaucoup d'espèces ; les uns de la grosseur d'une prune, d'autres de la longueur du bras.

Le goyavier ressemble assez au néflier. Sa fleur est blanche. Son fruit a toujours une odeur de punaise ; il est astringent. C'est le seul des fruits de ce pays où j'aie trouvé des vers.

Le jam-rose est un arbre qui donne un bel ombrage. Il s'élève peu ; ses fruits ont l'odeur d'un bouton de rose ; ils sont d'un goût un peu sucré et insipide.

Le papayer est une espèce de figuier sans branches. Il croît vite, et s'élève comme une colonne, avec un chapiteau de larges feuilles. De son tronc, sortent ses fruits, semblables à de petits melons, d'une saveur médiocre : leurs grains ont le goût de cresson. Le tronc de cet arbre est d'une substance de navet. Le papayer femelle ne porte que des fleurs ; elles sont d'une forme et d'une odeur aussi agréables que celles du chèvre-feuille.

Le badamier semble avoir été formé pour donner de l'ombrage. Il s'élève comme une belle pyramide, formée de plusieurs étages bien séparés les uns des autres : on pourrait, dans leurs intervalles, construire des cabinets charmans ; son feuillage est beau. Il donne quelques amandes d'assez bon goût.

L'avocat est un assez bel arbre. Il donne une poire qui renferme un gros noyau. La substance de ce fruit est semblable à du beurre. Quand on l'assaisonne avec le sucre et le jus de citron, il n'est pas mauvais. Il échauffe.

Le jacq est un arbre d'un beau feuillage, qui donne un fruit monstreux. Il est de la grosseur d'une longue citrouille ; sa peau est d'un beau vert, et toute chagrinée. Il est rempli de grains dont on mange l'enveloppe, qui est une pellicule blanche, gluante et sucrée. Il a une odeur empestée de fromage pourri. Ce fruit est aphrodisiaque[3] : j'ai vu des femmes qui l'aimaient passionnément.

[3] On sait qu'Aphrodite est un des noms de Vénus.

Le tamarinier porte une belle tête ; ses feuilles sont opposées sur une côte, et se ferment la nuit, comme la plupart des plantes légumineuses. Sa gousse donne un mucilage dont on fait d'excellente limonade. Il s'est perpétué dans les bois.

Il y a plusieurs espèces d'orangers, entre autres une qui donne une orange appelée mandarine, grosse comme une pomme d'api. Une grosse espèce de pamplemousse, orange à chair rouge, d'un goût médiocre. Un citronnier, qui donne de très-gros fruits avec peu de suc.

On y a planté le cocotier, sorte de palmier qui se plaît dans le sable. C'est un des arbres les plus utiles du commerce des Indes ; cependant il ne sert guère qu'à donner de mauvaise huile, et de mauvais câbles. On prétend qu'à Pondichéry chaque cocotier rapporte une pistole par an. Des voyageurs font de grands éloges de son fruit ; mais notre lin donnera toujours de plus belle toile que sa bourre, nos vins seront toujours préférés à sa liqueur, et nos simples noisettes à sa grosse noix.

Le cocotier se plaît tellement près de l'eau salée, qu'on met du sel dans le trou où l'on plante son fruit, pour faciliter le développement du germe. Le coco paraît destiné à flotter dans la mer par une bourre qui l'aide à surnager, et par la dureté de sa coque impénétrable à l'humidité. Elle ne s'ouvre pas par une suture comme nos noix ; mais le germe sort par un des trois petits trous que la nature a ménagés à son extrémité, après les avoir recouverts d'une pellicule. On a trouvé des cocotiers sur le bord de la mer, dans des îles désertes, et jusque sur les bancs de sable. Ce palmier est l'arbre des rivages méridionaux, comme le sapin est l'arbre du nord, et le dattier celui des montagnes brûlées de la Palestine.

Je ne crois pas me tromper en disant que le coco a été fait pour flotter, et pour germer ensuite dans les sables ; chaque graine a sa manière de se ressemer, qui lui est propre ; mais cet examen me mènerait trop loin. Peut-être l'entreprendrai-je un jour, et ce sera avec grand plaisir. L'étude de la nature dédommage de celle des hommes : elle nous fait voir partout l'intelligence de concert avec la bonté. Mais, s'il était possible en cela de se tromper encore, si tout ce qui environne l'homme était fait pour l'égarer, au moins choisissons nos erreurs, et préférons celles qui consolent.

Quant à ceux qui croient que la nature, en élevant si haut le fruit lourd du cocotier, s'est fort écartée de la loi qui fait ramper la citrouille, ils ne font pas attention que le cocotier n'a qu'une petite tête qui donne fort peu d'ombre : on n'y va point, comme sous les chênes, chercher l'ombrage et la fraîcheur. Pourquoi ne pas observer plutôt, qu'aux Indes comme en Europe, les arbres fruitiers qui donnent des fruits mous sont d'une hauteur médiocre, afin qu'ils puissent tomber à terre sans se briser ; qu'au contraire, ceux qui portent des fruits durs comme le coco, la châtaigne, le gland, la noix, sont fort élevés, parce que leurs fruits, en tombant, n'ont rien à risquer? D'ailleurs les arbres feuillés des Indes donnent, comme en Europe, de l'ombre sans danger. Il y en a qui donnent de très-gros fruits comme le jacq ; mais alors ils les portent attachés au tronc, et à la portée de la main : ainsi la nature que l'homme accuse d'imprudence, a ménagé à la fois son abri et sa nourriture.

Depuis peu, on a découvert un crabe qui loge au pied des cocotiers. La nature lui a donné une longue patte, terminée par un ongle. Elle lui sert à tirer la substance du fruit par ses trous. Il n'a point de grosses pinces comme les autres crabes : elles lui seraient inutiles. Cet animal se trouve sur l'île des Palmes, au nord de Madagascar, découverte en 1769 par le naufrage du vaisseau l'Heureux, qui y périt en allant au Bengale. Ce crabe servit de nourriture à l'équipage.

On vient de trouver à l'île Séchelle un palmier qui porte des cocos doubles, dont quelques-uns pèsent plus de quarante livres. Les Indiens lui attribuent des vertus merveilleuses. Ils le croyaient une production de la mer, parce que les courans en jetaient quelquefois sur la côte Malabare ; ils l'appelaient coco marin. Ce fruit, dépouillé de sa bourre[4], mulieris corporis bifurcationem cum naturâ et pilis repræsentat. Sa feuille, faite en éventail, peut couvrir la moitié d'une case. Comme tout est compensé, l'arbre qui donne cet énorme coco, en rapporte au plus trois ou quatre : le cocotier ordinaire porte des grappes où il y en a plus de trente. J'ai goûté de l'un et de l'autre fruit, qui m'ont paru avoir la même saveur. On a planté à l'Ile-de-France des cocos marins, qui commencent à germer.

[4] Je ne traduirai point ce passage. Pourquoi la langue française est-elle plus réservée que la langue latine! Sommes-nous plus chastes que les Romains?

Il y a encore quelques arbres qui ne sont guère que des objets de curiosité, comme le dattier, qui donne rarement des fruits ; le palmier qui porte le nom d'araque, et celui qui produit le sagou. Le caneficier et l'acajou n'y donnent que des fleurs sans fruits. Le cannellier, dont j'ai vu des avenues, ressemble à un grand poirier, par son port et son feuillage. Ses petites grappes de fleurs sentent les excrémens ; sa cannelle est peu aromatique. Il n'y a qu'un seul cacaotier dans l'île ; ses fruits ne mûrissent jamais. On doit y apporter le muscadier et le giroflier[5] ; le temps décidera du succès de ces arbres transplantés des environs de la Ligne, au 20e degré de latitude.

[5] Je les ai vus arriver en 1770.

On y a planté, depuis long-temps, quelques pieds de ravinesara, espèce de muscadier de Madagascar ; des mangoustans et des litchi, qui produisent, dit-on, les meilleurs fruits du monde ; l'arbre de vernis, qui donne une huile qui conserve la menuiserie ; l'arbre de suif, dont les graines sont enduites d'une espèce de cire ; un arbre de Chine, qui donne de petits citrons en grappes semblables à des raisins ; l'arbre d'argent du Cap ; enfin le bois de teck, presque aussi bon que le chêne pour la construction des vaisseaux. La plupart de ces arbres y végètent difficilement.

La température de cette île me paraît trop froide pour les arbres d'Asie, et trop chaude pour ceux d'Europe. Pline observe que l'influence du ciel est plus nécessaire que les qualités de la terre, à la culture des arbres. Il dit, que de son temps, on voyait en Italie des poivriers et des cannelliers, et en Lydie des arbres d'encens ; mais ils ne faisaient qu'y végéter. Je crois cependant qu'on pourrait naturaliser dans les provinces méridionales de France le café, qui se plaît dans les lieux frais et tempérés. Ces essais coûteux ne peuvent guère être faits que par des princes : mais aussi l'acquisition d'une plante nouvelle est une conquête douce et humaine, dont toute la nation profite. A quoi ont servi tant de guerres au dehors et au dedans de notre continent? Que nous importe aujourd'hui que Mithridate ait été vaincu par les Romains, et Montézume par les Espagnols? Sans quelques fruits, l'Europe n'aurait qu'à pleurer sur des trophées inutiles ; mais des peuples entiers vivent, en Allemagne, des pommes de terre venues de l'Amérique, et nos belles dames mangent des cerises qu'elles doivent à Lucullus. Le dessert a coûté cher ; mais ce sont nos pères qui l'ont payé. Soyons plus sages, rassemblons les biens que la nature a dispersés, et commençons par les nôtres.

Si jamais je travaille pour mon bonheur, je veux faire un jardin comme les Chinois. Ils choisissent un terrain sur le bord d'un ruisseau ; ils préfèrent le plus irrégulier, celui où il y a de vieux arbres, de grosses roches, quelques monticules. Ils l'entourent d'une enceinte de rocs bruts avec leurs cavités et leurs pointes : ces rocs sont posés les uns sur les autres, de manière que les assises ne paraissent point. Il en sort des touffes de scolopendre, des lianes à fleurs bleues et pourpres, des lisières de mousses de toutes les couleurs. Un filet d'eau circule parmi ces végétaux, d'où il s'échappe en gouttes ou en glacis. La vie et la fraîcheur sont répandues sur cet enclos, qui n'est, chez nous, qu'une muraille rapide.

S'il se trouve quelque enfoncement sur le terrain, on en fait une pièce d'eau. On y met des poissons, on la borde de gazon et on l'environne d'arbres. On se garde bien de rien niveler ou aligner ; point de maçonnerie apparente : la main des hommes corrompt la simplicité de la nature.

La plaine est entremêlée de touffes de fleurs, de lisières de prairies, d'où s'élèvent quelques arbres fruitiers. Les flancs de la colline sont tapissés de groupes d'arbrisseaux à fruits ou à fleurs, et le haut est couronné d'arbres bien touffus, sous lesquels est le toit du maître.

Il n'y a point d'allées droites qui vous découvrent tous les objets à la fois, mais des sentiers commodes qui les développent successivement. Ce ne sont point des statues, ni des vases inutiles ; mais une vigne chargée de belles grappes, ou des buissons de roses. Quelquefois on lit sur l'écorce d'un oranger des vers agréables, ou une sentence philosophique sur un vieux rocher.

Ce jardin n'est ni un verger, ni un parc, ni un parterre, mais un mélange, semblable à la campagne, de plaines, de bois, de collines, où les objets se font valoir les uns par les autres. Un Chinois ne conçoit pas plus un jardin régulier qu'un arbre équarri. Les voyageurs assurent qu'on sort toujours à regret de ces retraites charmantes ; pour moi, j'y voudrais encore une compagne aimable, et dans le voisinage un ami comme vous.

Au Port-Louis de l'Ile-de-France, le 10 juin 1769.

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