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Voyage à l'Ile-de-France (1/2)

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LETTRE XVIII.
SUR LE COMMERCE, L'AGRICULTURE ET LA DÉFENSE DE L'ILE.

Une lettre ne suffirait pas pour détailler ces trois objets, qui sont immenses. A commencer par le premier, je ne connais point de coin de terre qui étende ses besoins si loin. Cette colonie fait venir sa vaisselle de Chine, son linge et ses habits de l'Inde, ses esclaves et ses bestiaux de Madagascar, une partie de ses vivres du cap de Bonne-Espérance, son argent de Cadix, et son administration de France. M. de La Bourdonnais voulait en faire l'entrepôt du commerce de l'Inde[9], une seconde Batavia. Avec les vues d'un grand génie, il avait le faible d'un homme : mettez-le sur un point, il en fera le centre de toutes choses.

[9] Tout entrepôt augmente les frais du commerce ; quand il est inutile, il ne faut pas l'établir. Aucune nation n'a aux Indes d'entrepôt placé hors des lieux de son commerce. Batavia est dans une île qui donne des épiceries.

On regarde encore l'Ile-de-France comme une forteresse qui assure nos possessions dans l'Inde. C'est comme si on regardait Bordeaux comme la citadelle de nos colonies de l'Amérique. Il y a quinze cents lieues de l'Ile-de-France à Pondichéry. Quand on supposerait dans cette île une garnison considérable, encore faut-il une escadre pour la transporter aux Indes. Il faut que cette escadre soit toujours rassemblée dans un port, où les vers dévorent un vaisseau en trois ans. L'île ne fournit ni goudron, ni cordages, ni mâture : les bordages même n'y valent rien, le bois du pays étant lourd et sans élasticité.

On court les risques d'un combat naval. Si on est battu, le secours est manqué ; si on est victorieux, les soldats, transportés tout d'un coup d'un climat tempéré dans un climat très-chaud, ne peuvent supporter les fatigues du service.

Si on eût fait pour quelque endroit de la côte Malabare, ou de l'embouchure du Gange, la moitié de la dépense qu'on a faite à l'Ile-de-France, nous aurions dans l'Inde même une forteresse respectable et une armée acclimatée : les Anglais ne se seraient pas emparés du Bengale. On peut s'en rapporter à eux sur ce qu'il convient de faire pour protéger un établissement. Ils entretiennent trois ou quatre mille soldats Européens sur les bords mêmes du Gange : ils avaient cependant assez d'îles éloignées à leur disposition. Il ne tient encore qu'à eux de s'établir sur la côte de l'ouest de Madagascar : mais dans leurs entreprises, ils ne séparent jamais les moyens de leur fin. Les moutons sont mal gardés quand le chien est à quinze cents lieues de la bergerie.

A quoi donc l'Ile-de-France est-elle bonne? A donner du café, et à servir de relâche à nos vaisseaux.

Ce pays, qui ne produit qu'un peu de café, ne doit s'occuper que de ses besoins ; et il devrait se pourvoir en France, afin d'être utile par sa consommation à la métropole, à laquelle il ne rendra jamais rien. Nos denrées, nos draps, nos toiles, nos fabriques y suffisent, et les cotonnines de Normandie sont préférables aux toiles du Bengale qu'on donne aux esclaves. Notre argent seul devrait y circuler. On a imaginé une monnaie de papier, à laquelle personne n'a de confiance. Dans son plus grand crédit elle perd trente-trois et souvent cinquante pour cent. Il est impossible que ce papier perde moins : il est payable en France à six mois de vue ; il faut six mois pour le voyage, six mois pour le retour ; voilà dix-huit mois. On compte ici qu'en dix-huit mois, l'argent comptant placé dans le commerce maritime doit rapporter trente-trois pour cent. Celui qui reçoit du papier pour des piastres, le regarde comme une marchandise qui court plus d'un risque.

Le roi paie tout ce qu'il achète un tiers au moins au-dessus de sa valeur : les grains des habitans, la construction de ses édifices, les fournitures et les entreprises en tout genre. Un habitant vous fera un magasin pour vingt mille francs comptant ; si vous le payez en papier, c'est dix mille écus ; il n'y a pas là-dessus de dispute.

C'est pourtant la seule monnaie dont tout le monde est payé. On avait pensé qu'elle ne sortirait pas de l'île ; non seulement elle en sort, mais les piastres aussi, pour n'y jamais rentrer ; autrement la colonie manquerait de tout.

De tous les lieux étrangers où elle commerce, le seul indispensable à sa constitution présente, est Madagascar ; à cause des esclaves et des bestiaux. Ses insulaires se contentaient autrefois de nos mauvais fusils, mais ils veulent aujourd'hui des piastres cordonnées : tout le monde se perfectionne.

Au reste, si on compte qu'il y ait un jour assez de superflu pour y faire fleurir le négoce, il faut se hâter de nettoyer le port. Il y a sept ou huit carcasses de vaisseaux qui y forment autant d'îles, que les madrépores augmentent chaque jour.

Il ne devrait être permis à personne de posséder des terres faciles à défricher, et à la portée de la ville, sans les mettre en valeur. Personne ne devrait se faire concéder de grands et beaux terrains pour les revendre à d'autres. Les lois défendent ces abus ; mais on ne suit pas les lois.

On devrait multiplier les bêtes de somme, surtout les ânes si utiles dans un pays de montagnes : un âne porte deux fois la charge d'un noir. Le nègre ne coûte guère davantage ; mais l'âne est plus fort et plus heureux.

On a fait beaucoup de lois de police sur ce qu'il convient de planter. Personne ne connaît mieux que l'habitant ce qui est de son intérêt et ce qui convient à son sol. Il vaudrait mieux trouver le moyen d'attacher l'agriculteur au champ qu'il cultive à regret : car les ordonnances ne peuvent rien sur les sentimens.

Il y a un grand nombre de soldats inutiles, auxquels on pourrait donner des terrains à cultiver, en faisant les avances du défriché : on pourrait les marier avec des négresses libres. Si on eût suivi ce plan, depuis dix ans l'île entière serait en rapport ; on aurait une pépinière de matelots et de soldats indiens. Cette idée est si simple, que je ne suis pas étonné qu'on l'ait méprisée.

Quant aux moyens à proposer pour adoucir l'esclavage des nègres, j'en laisse le soin à d'autres ; il y a des abus qui ne comportent aucune tolérance.

Si vous consultez sur la défense de l'île, un officier de marine, il vous dira qu'une escadre suffit ; un ingénieur vous proposera des fortifications ; un brigadier d'infanterie est persuadé qu'il ne faut que des régimens ; et l'habitant croit que l'île se défend d'elle-même. Les trois premiers objets dépendent de l'administration, et sont dispendieux et nécessaires en partie. Je m'arrêterai au dernier, afin de vous faire part de quelques vues économiques.

J'ai observé, en faisant le tour de l'île, qu'elle était entourée, en grande partie, à quelque distance du rivage, d'une ceinture de brisans ; que là où cette ceinture n'est pas continuée, la côte est formée de rochers inabordables. Cette disposition m'a paru étonnante ; mais elle est certaine. L'île serait inaccessible, s'il ne se trouvait des passages dans les récifs. J'en ai compté onze : ils sont formés par le courant des rivières, qui se trouvent toujours vis-à-vis.

La défense extérieure de l'île consiste donc à interdire ces ouvertures. Quelques-unes peuvent se fermer par des chaînes flottantes, les autres peuvent être défendues par des batteries posées sur le rivage.

Comme on peut naviguer en bateau entre les récifs et la côte, on pourrait se servir de chaloupes canonnières, dont le service me paraît fort commode, par la facilité d'avancer ses feux, lorsque la passe se trouve à une grande distance du canon de la côte.

Derrière les récifs, le rivage est d'un abord aisé ; on descend sur un sable uni. On pourrait rendre ces endroits impraticables, ainsi qu'ils le sont devenus naturellement dans le fond des anses du Port du sud-est. Il n'y a qu'à y planter des mangliers, la même espèce d'arbres qui y ont crû bien avant dans la mer en formant des forêts impénétrables : ce moyen est si facile que personne ne s'en avise.

Dans les parties de la côte battues par les lames, s'il se trouve quelques plateaux de rochers accessibles, ces lieux n'étant jamais fort étendus, on peut les défendre par quelques pans de muraille sèche, par des chevaux de frise tout prêts à jeter à l'eau, par des raquettes qui croissent sur les lieux les plus secs : mais, pour peu qu'il y ait de sable au pied, les mangliers y viendront ; leurs branches et leurs racines s'entrelacent de telle sorte qu'aucun bateau n'y peut aborder. On néglige trop les moyens naturels de défense, les arbres, les buissons épineux, etc… Ils ont cet avantage, qu'ils coûtent peu, et que le temps qui détruit les autres, ne fait qu'augmenter ceux-ci. Voilà quant à la défense maritime.

Je considère l'île comme un cercle, et chaque rivière venant du centre, comme un des rayons de ce cercle. On peut escarper, et planter de raquettes et de bambous toutes les rives qui sont du côté de la ville, et découvrir à trois cents toises le bord opposé. Alors chaque terrain compris entre deux ruisseaux, devient un espace tout fortifié, et le canal de ces ruisseaux, un fossé très-dangereux. Tous les côtés par où l'ennemi voudrait les passer seraient découverts, tous ceux que l'habitant défendrait seraient protégés : l'ennemi n'arriverait à la ville qu'à travers mille difficultés. Ce système de défense peut s'appliquer à toutes les îles de peu d'étendue ; les eaux y coulent toujours du centre à la circonférence.

Des deux ailes de montagnes qui embrassent la ville et le port, il n'y a guère à défendre que la partie qui regarde la mer. On bâtirait sur l'île aux Tonneliers une citadelle, dont les batteries placées dans des espèces de chemins couverts donneraient des feux rasans ; on y mettrait beaucoup de mortiers, si redoutés des vaisseaux. A droite et à gauche jusques aux mornes, on saisirait le terrain par des lignes de fortification respectables. La nature en a déjà fait une partie des frais sur la droite ; la rivière des Lataniers protége tout ce front.

Le fond du bassin, formé derrière la ville par les montagnes, comprend un vaste terrain, où l'on peut rassembler tous les habitans de l'île et leurs noirs. Le revers de ces montagnes est inaccessible, ou peut l'être à peu de frais.

Il y a même un avantage fort rare ; c'est qu'au fond de ce bassin, dans la partie la plus élevée de la montagne, à l'endroit appelé le Pouce, il se trouve un espace considérable, planté de grands arbres, où coulent deux ou trois ruisseaux d'une eau très-saine. On ne peut y monter de la ville, que par un sentier très-difficile. On a essayé d'y faire, à force de mines, un grand chemin pour communiquer de là dans l'intérieur de l'île ; mais le revers de ces montagnes est d'un escarpement effroyable ; il n'y a guère que des nègres ou des singes qui puissent y grimper. Quatre cents hommes dans ce poste, avec des vivres, ne pourraient jamais y être forcés ; toute la garnison même peut s'y retirer.

Si à ces moyens naturels de défense, on ajoute ceux qui dépendent de l'administration, une escadre et des troupes ; voici les obstacles que l'ennemi aura à surmonter :

1o Il sera obligé de livrer un combat en mer.

2o En supposant l'escadre vaincue, elle peut retarder la descente du vainqueur, en le forçant de dériver, dans le combat, sous le vent de l'île.

3o Il lui reste à vaincre les difficultés du débarquement ; il ne peut attaquer la côte que par des points, et jamais sur un grand front.

4o Chaque passage de ruisseau lui coûte un combat très-désavantageux, si on le force à se présenter toujours à découvert.

5o Il est obligé de faire le siége de la ville par un côté peu étendu, sous le feu des mornes qui le commandent, et d'ouvrir la tranchée dans les rochers.

6o La garnison contrainte d'abandonner la ville, trouve au haut des montagnes un réduit sûr et pourvu d'eau, où elle peut elle-même recevoir des secours de l'intérieur de l'île.

Ce serait ici le lieu de vous parler de la défense de l'île de Bourbon, voisine de celle-ci : mais je ne la connais pas. Je sais seulement qu'elle est inabordable, bien peuplée, et qu'il y croît plus de blés qu'elle n'en peut consommer ; cependant j'entends dire à tout le monde que le sort de Bourbon est attaché à celui de l'Ile-de-France. Serait-ce parce que la caisse militaire est ici[10]?

[10] L'auteur a supprimé quelques observations sur l'Ile-de-France, afin qu'on ne pût employer à l'attaquer ce qui était imaginé pour la défendre. C'est une discrétion qu'auraient dû avoir ceux qui ont publié des cartes et des plans de nos colonies, dont nos ennemis ont tiré plus d'une fois parti. Les Hollandais ne permettent pas qu'on grave les plans de leurs îles ; on en donne des copies manuscrites à chaque capitaine de vaisseau, qui les remet à son retour dans les bureaux de l'amirauté.

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