Voyage à l'Ile-de-France (1/2)
LETTRE XI.
MŒURS DES HABITANS BLANCS.
L'Ile-de-France était déserte lorsque Mascarenhas la découvrit. Les premiers Français qui s'y établirent, furent quelques cultivateurs de Bourbon. Ils y apportèrent une grande simplicité de mœurs, de la bonne foi, l'amour de l'hospitalité, et même de l'indifférence pour les richesses. M. de La Bourdonnais, qui est en quelque sorte le fondateur de cette colonie, y amena des ouvriers, bonne espèce d'hommes, et quelques mauvais sujets que leurs parens y avaient fait passer ; il les força d'être utiles.
Lorsqu'il eut rendu cette île intéressante par ses travaux, et qu'on la crut propre à devenir l'entrepôt du commerce de l'Inde, il y vint des gens de tout état.
D'abord des employés de la Compagnie. Comme les premiers emplois de l'île étaient exercés par eux, ils y vécurent à peu près comme les nobles à Venise. Ils joignirent à ces mœurs aristocratiques, un peu de cet esprit financier qui effarouche tant l'agriculteur. Tous les moyens d'établissement étaient entre leurs mains. Ils avaient à la fois la police, l'administration et les magasins. Quelques-uns faisaient défricher et bâtir, et ils revendaient leurs travaux assez cher à ceux qui cherchaient fortune. On cria contre eux ; mais ils étaient tout-puissans.
Il s'y établit des marins de la Compagnie, qui depuis long-temps ne peuvent pas concevoir que les dangers et la peine du commerce des Indes soient pour eux, tandis que les honneurs et le profit sont pour d'autres. Cet établissement, voisin des Indes, faisant naître de grandes espérances, ils s'y arrêtèrent ; ils étaient mécontens avant de s'y établir, ils le furent encore après.
Il y vint des officiers militaires de la Compagnie. C'étaient de braves gens dont plusieurs avaient de la naissance. Ils ne pouvaient pas imaginer qu'un militaire pût s'abaisser à aller prendre l'ordre d'un homme qui, quelquefois, avait été garçon de comptoir : passe pour en recevoir sa paye. Ils n'aimaient pas les marins, qui sont trop décisifs : en se faisant habitans, ils ne changèrent point d'esprit, et ne firent pas fortune.
Quelques régimens du roi y relâchèrent, et même y séjournèrent. Des officiers, séduits par la beauté du ciel et par l'amour du repos, s'y fixèrent. Tout ployait sous le nom de la Compagnie. Ce n'étaient plus de ces distinctions de garnison qui flattent tant l'officier subalterne : chacun avait là ses prétentions ; on les regardait presque comme des étrangers. Ce furent de grandes clameurs au nom du roi.
Il y était venu des missionnaires de Saint-Lazare, qui avaient gouverné paisiblement les hommes simples qui s'étaient les premiers établis ; mais quand ils virent que la société, en s'augmentant, se divisait, ils s'en tinrent à leurs fonctions curiales, et à quelques bonnes habitations : ils n'allaient chez les autres que quand ils y étaient appelés.
Il y passa quelques marchands avec un peu d'argent. Dans une île sans commerce, ils augmentèrent les abus d'un agio qu'ils y trouvèrent établi, et se livrèrent à de petits monopoles. Ils ne tardèrent pas à se rendre odieux à ces différentes classes d'hommes qui ne pouvaient se souffrir, on les désigna sous le nom de Banians ; c'est comme qui dirait Juifs. D'un autre côté, ils affectèrent de mépriser les distinctions particulières de chaque habitant, prétendant qu'après avoir passé la Ligne, tout le monde était à peu près égal.
Enfin la dernière guerre de l'Inde y jeta, comme une écume, des banqueroutiers, des libertins ruinés, des fripons, des scélérats, qui, chassés de l'Europe par leurs crimes, et de l'Asie par nos malheurs, tentèrent d'y rétablir leur fortune sur la ruine publique. A leur arrivée, les mécontentemens généraux et particuliers augmentèrent ; toutes les réputations furent flétries avec un art d'Asie inconnu à nos calomniateurs ; il n'y eut plus de femme chaste ni d'homme honnête ; toute confiance fut éteinte, toute estime détruite. Ils parvinrent ainsi à décrier tout le monde, pour mettre tout le monde à leur niveau.
Comme leurs espérances ne se fondaient que sur le changement d'administration, ils vinrent enfin à bout de dégoûter la Compagnie, qui céda au roi, en 1765, une colonie si orageuse et si dispendieuse.
Pour cette fois on crut que la paix et l'ordre allaient régner dans l'île ; mais on n'avait fait qu'ajouter de nouveaux levains à la fermentation.
Il y débarqua un grand nombre de protégés de Paris, pour faire fortune dans une île inculte et sans commerce, où il n'y avait que du papier pour toute monnaie. Ce fut des mécontens d'une autre espèce.
Une partie des habitans, qui restaient attachés à la Compagnie par reconnaissance, virent avec peine l'administration royale. L'autre portion, qui avait compté sur les faveurs du nouveau gouvernement, voyant qu'il ne s'occupait que de plans économiques, fut d'autant plus aigrie, qu'elle avait espéré plus long-temps.
A ces nouveaux schismes se joignirent les dissensions de plusieurs corps, qui, en France même, ne peuvent se concilier, dans la marine du roi, la plume et l'épée ; et enfin l'esprit de chacun des corps militaires et d'administration, lequel n'étant point, comme en Europe, dissipé par les plaisirs ou par les affaires générales, s'isole et se nourrit de ses propres inquiétudes.
La discorde règne dans toutes les classes, et a banni de cette île l'amour de la société, qui semble devoir régner parmi des Français exilés au milieu des mers, aux extrémités du monde. Tous sont mécontens, tous voudraient faire fortune et s'en aller bien vite. A les entendre, chacun s'en va l'année prochaine. Il y en a qui, depuis trente ans, tiennent ce langage.
L'officier qui arrive d'Europe, y perd bientôt l'émulation militaire. Pour l'ordinaire il a peu d'argent, et il manque de tout : sa case n'a point de meubles ; les vivres sont très-chers en détail ; il se trouve seul consommateur entre l'habitant et le marchand, qui renchérissent à l'envi. Il fait d'abord contre eux une guerre défensive ; il achète en gros ; il songe à profiter des occasions, car les marchandises haussent au double après le départ des vaisseaux. Le voilà occupé à saisir tous les moyens d'acheter à bon marché. Quand il commence à jouir des fruits de son économie, il pense qu'il est expatrié, pour un temps illimité, dans un pays pauvre : l'oisiveté, le défaut de société, l'appât du commerce, l'engagent à faire par intérêt ce qu'il avait fait par nécessité. Il y a sans doute des exceptions, et je les citerais avec plaisir, si elles n'étaient pas un peu nombreuses. M. de Steenhovre, le commandant, y donne l'exemple de toutes les vertus.
Les soldats fournissent beaucoup d'ouvriers, car la chaleur permet aux blancs d'y travailler en plein air. On n'a pas tiré d'eux, pour le bien de cette colonie, un parti avantageux. Souvent, dans les recrues qu'on envoie d'Europe, il se trouve des misérables, coupables des plus grands crimes. Je ne conçois pas la politique d'imaginer que ceux qui troublent une société ancienne, peuvent servir à en faire fleurir une nouvelle. Souvent le désespoir prend ces malheureux ; ils s'assassinent entre eux à coups de baïonnette.
Quoique les marins ne fassent qu'aller et venir, ils ne laissent pas d'influer beaucoup sur les mœurs de cette colonie. Leur politique est de se plaindre des lieux d'où ils sont partis, et de ceux où ils arrivent. A les entendre, le bon temps est passé, ils sont toujours ruinés : ils ont acheté fort cher et vendu à perte. La vérité est qu'ils croient n'avoir fait aucun bénéfice, s'ils n'ont vendu à cent cinquante pour cent : la barrique de vin de Bordeaux coûte jusqu'à cinq cents livres ; le reste à proportion. On ne croirait jamais que les marchandises de l'Europe se paient plus ici qu'aux Indes, et celles des Indes plus qu'en Europe. Les marins sont fort considérés des habitans, parce qu'ils en ont besoin. Leurs murmures, leurs allées et venues perpétuelles, donnent à cette île quelque chose des mœurs d'une auberge.
De tant d'hommes de différens états, résulte un peuple de différentes nations, qui se haïssent très-cordialement. On n'y estime que la fausseté. Pour y désigner un homme d'esprit, on dit : C'est un homme fin. C'est un éloge qui ne convient qu'à des renards. La finesse est un vice, et malheur à la société où il devient une qualité estimable. D'un autre côté, on n'y aime point les gens méfians. Cela paraît se contredire ; mais c'est qu'il n'y a rien à gagner avec des gens qui sont sur leurs gardes. Le méfiant déconcerte les fripons et les repousse. Ils se rassemblent auprès de l'homme fin : ils l'aident à faire des dupes.
On y est d'une insensibilité extrême pour tout ce qui fait le bonheur des âmes honnêtes. Nul goût pour les lettres et les arts. Les sentimens naturels y sont dépravés : on regrette la patrie à cause de l'Opéra et des filles ; souvent ils sont éteints : j'étais un jour à l'enterrement d'un habitant considérable, où personne n'était affligé ; j'entendis son beau-frère remarquer qu'on n'avait pas fait la fosse assez profonde.
Cette indifférence s'étend à tout ce qui les environne. Les rues et les cours ne sont ni pavées ni plantées d'arbres ; les maisons sont des pavillons de bois, que l'on peut aisément transporter sur des rouleaux ; il n'y a, aux fenêtres, ni vitres ni rideaux ; à peine y trouve-t-on quelques mauvais meubles.
Les gens oisifs se rassemblent sur la place, à midi et au soir ; là, on agiote, on médit, on calomnie. Il y a très-peu de gens mariés à la ville. Ceux qui ne sont pas riches, s'excusent sur la médiocrité de leur fortune : les autres veulent, disent-ils, s'établir en France ; mais la facilité de trouver des concubines parmi les négresses, en est la véritable raison. D'ailleurs, il y a peu de partis avantageux : il est rare de trouver une fille qui apporte dix mille francs comptant en mariage.
La plupart des gens mariés vivent sur leurs habitations. Les femmes ne viennent guère à la ville que pour danser ou faire leurs pâques. Elles aiment la danse avec passion. Dès qu'il y a un bal, elles arrivent en foule, voiturées en palanquin. C'est une espèce de litière, enfilée d'un long bambou, que quatre noirs portent sur leurs épaules : quatre autres les suivent pour les relayer. Autant d'enfans, autant de voitures attelées de huit hommes, y compris les relais. Les maris économes s'opposent à ces voyages, qui dérangent les travaux de l'habitation ; mais, faute de chemins, il ne peut y avoir de voitures roulantes.
Les femmes ont peu de couleur, elles sont bien faites, et la plupart jolies. Elles ont naturellement de l'esprit : si leur éducation était moins négligée, leur société serait fort agréable ; mais j'en ai connu qui ne savaient pas lire. Chacune d'elles pouvant réunir à la ville un grand nombre d'hommes, les maîtresses de maison se soucient peu de se voir hors le temps du bal. Lorsqu'elles sont rassemblées, elles ne se parlent point. Chacune d'elles apporte quelque prétention secrète, qu'elles tirent de la fortune, des emplois ou de la naissance de leurs maris ; d'autres comptent sur leur beauté ou leur jeunesse ; une Européenne se croit supérieure à une créole, et celle-ci regarde souvent l'autre comme une aventurière.
Quoi qu'en dise la médisance, je les crois plus vertueuses que les hommes, qui ne les négligent que trop souvent pour des esclaves noires. Celles qui ont de la vertu, sont d'autant plus louables, qu'elles ne la doivent point à leur éducation. Elles ont à combattre la chaleur du climat, quelquefois l'indifférence de leurs maris, et souvent l'ardeur et la prodigalité des jeunes marins : si l'hymen donc se plaint de quelques infidélités, la faute en est à nous, qui avons porté des mœurs françaises sous le ciel de l'Afrique.
Au reste, elles ont des qualités domestiques très-estimables, elles sont fort sobres, ne boivent presque jamais que de l'eau. Leur propreté est extrême dans leurs habits. Elles sont habillées de mousseline, doublée de taffetas couleur de rose. Elles aiment passionnément leurs enfans. A peine sont-ils nés, qu'ils courent tout nus dans la maison ; jamais de maillot ; on les baigne souvent ; ils mangent des fruits à discrétion ; point d'étude, point de chagrin : en peu de temps, ils deviennent forts et robustes. Le tempérament s'y développe de bonne heure dans les deux sexes ; j'y ai vu marier des filles à onze ans.
Cette éducation, qui se rapproche de la nature, leur en laisse toute l'ignorance ; mais les vices des négresses, qu'ils sucent avec leur lait, et leurs fantaisies, qu'ils exercent avec tyrannie sur les pauvres esclaves, y ajoute toute la dépravation de la société. Pour remédier à ce mal, les gens aisés font passer de bonne heure leurs enfans en France, d'où ils reviennent souvent avec des vices plus aimables et plus dangereux.
On ne compte guère que quatre cents cultivateurs dans l'île. Il y a environ cent femmes d'un certain état, dont tout au plus dix restent à la ville. Vers le soir, on va en visite dans leurs maisons : on joue, ou l'on s'ennuie. Au coup de canon de huit heures, chacun se retire et va souper chez soi.
Adieu, mon ami ; en parlant des hommes, il me fâche de n'avoir que des satires à faire.
Au Port-Louis de l'Ile-de-France, ce 10 février 1769.