Voyage à l'Ile-de-France (1/2)
JOURNAL MÉTÉOROLOGIQUE.
QUALITÉ DE L'AIR.
JUILLET, 1768.
Pendant ce mois, les vents régnèrent de la partie sud-est, d'où ils soufflent presque toute l'année. La brise est forte pendant le jour ; il fait calme la nuit. Quoique nous soyons dans la saison sèche, il tombe souvent de la pluie. Ce sont des grains assez violens ; ils ne sont pas de durée. L'air est très-frais. On ne peut guère se passer d'habits de drap.
AOUT.
Il pleut presque tous les jours. Le sommet des montagnes est couvert de vapeurs semblables à des fumées, qui descendent dans la plaine, accompagnées de coups de vent. Ces pluies forment souvent des arcs-en-ciel sur les flancs de la montagne, qui n'en sont pas moins noirs.
SEPTEMBRE.
Même temps et même vent. C'est la saison des récoltes. Si la chaleur et l'humidité sont la seule cause de la végétation, pourquoi rien ne pousse-t-il dans cette saison? il ne fait pas moins chaud qu'au mois de mai en France. Y aurait-il quelque esprit de vie qui accompagne le retour du soleil? Les Romains en faisaient honneur au vent d'ouest, et fixaient son arrivée au huitième de février. Ils l'appelaient favonius, c'est-à-dire, nourricier. C'est le même que le zéphir des Grecs. Pline dit qu'il « sert de mari à toutes choses qui prennent vie de la terre. » Ils étaient peut-être aussi ignorans que nous ; mais leur philosophie me paraît plus touchante, et ils ne se fâchaient pas quand on n'était point de leur avis.
OCTOBRE.
Même température, l'air un peu plus chaud, il est toujours frais dans l'intérieur de l'île. A la fin de ce mois, on ensemence les terres en blé ; dans quatre mois on le récolte ; ensuite on sème du maïs, qui est mûr en septembre. Ce sont deux moissons dans le même champ ; mais ce n'est pas trop pour les fléaux dont cette terre est désolée.
NOVEMBRE.
Les chaleurs commencent à se faire sentir ; les vents varient, et vont quelquefois au nord-ouest. Il tombe des pluies orageuses.
Point de vaisseau de France, point de lettres. Il est triste d'attendre de l'Europe quelque portion de son bonheur.
DÉCEMBRE.
Les chaleurs sont fatigantes, le soleil est au zénith ; mais l'air est tempéré par des pluies abondantes : il me semble même que j'ai éprouvé des chaleurs plus fortes dans quelques jours de l'été à Pétersbourg. Au commencement du mois j'ai entendu le tonnerre, pour la première fois depuis mon arrivée.
Le 23 au matin, les vents étant au sud-est, le temps se disposa à un coup de vent. Les nuages s'accumulèrent au sommet des montagnes. Ils étaient olivâtres et couleur de cuivre. On en remarquait une longue bande supérieure, qui était immobile. On voyait des nuages inférieurs courir très-rapidement. La mer brisait avec grand bruit sur les récifs. Beaucoup d'oiseaux marins venaient du large se réfugier à terre. Les animaux domestiques paraissaient inquiets. L'air était lourd et chaud, quoique le vent ne fût pas tombé.
A tous ces signes, qui présageaient l'ouragan, chacun se hâta d'étayer sa maison avec des arcs-boutans, et d'en condamner toutes les ouvertures.
Vers les dix heures du soir, l'ouragan se déclara. C'étaient des rafales épouvantables suivies d'instans de calme effrayans, où le vent semblait reprendre des forces. Il fut ainsi en augmentant pendant la nuit. Ma case en étant ébranlée, je passai dans un autre corps-de-logis. Mon hôtesse fondait en larmes, dans la crainte de voir sa maison détruite. Personne ne se coucha. Vers le matin, le vent ayant encore redoublé, je m'aperçus que tout un front de la palissade de l'entourage allait tomber, et qu'une partie de notre toit se soulevait à un des angles : avec quelques planches et des cordes, je fis prévenir le dommage. En traversant la cour, pour donner quelques ordres, je pensai, plusieurs fois, être renversé. Je vis au loin des murailles tomber, et des couvertures dont les bardeaux s'envolaient comme des jeux de cartes.
Il tomba de la pluie vers les huit heures du matin, mais le vent ne cessa point. Elle était chassée horizontalement, et avec tant de violence, qu'elle entrait comme autant de jets d'eau par les plus petites ouvertures. Elle gâta une partie de mes papiers.
A onze heures, la pluie tombait du ciel par torrens. Le vent se calma un peu ; les ravines des montagnes formaient, de tous côtés, des cascades prodigieuses. Des parties de roc se détachaient avec un bruit semblable à celui du canon. Elles formaient en roulant de larges trouées dans les bois. Les ruisseaux se débordaient dans la plaine, qui était semblable à une mer. On n'en voyait plus ni les digues, ni les ponts.
A une heure après midi, les vents sautèrent au nord-ouest. Ils chassaient l'écume de la mer par grands nuages sur la terre. Ils jetèrent du port sur le rivage, les navires qui tiraient en vain du canon : on ne pouvait leur envoyer du secours. Par ces nouvelles secousses, les édifices furent ébranlés en sens contraire, et presque avec autant de violence. Vers midi, ils passèrent à l'est, ensuite au sud. Ils firent ainsi le tour de l'horizon dans les vingt-quatre heures, suivant l'ordinaire ; après quoi tout se calma.
Beaucoup d'arbres furent renversés, des ponts furent emportés. Il ne resta pas une feuille dans les jardins. L'herbe même, ce chiendent si dur, paraissait, en quelques lieux, rasée au niveau de la terre.
Pendant la tempête, un bon citoyen, appelé Leroux, envoya partout ses noirs, ouvriers, offrir gratuitement leurs services. Cet homme était menuisier. Il ne faut pas oublier les bonnes actions, surtout ici.
On avait annoncé, le 23, une éclipse de lune, à cinq heures quatre minutes du soir ; mais le mauvais temps empêcha les observations.
L'ouragan arrive tous les ans assez régulièrement au mois de décembre ; quelquefois en mars. Comme les vents font le tour de l'horizon, il n'y a point de souterrain où la pluie ne pénètre. Il détruit un grand nombre de rats, de sauterelles et de fourmis, et on est quelque temps sans en voir. Il tient lieu d'hiver ; mais ses ravages sont plus terribles. On se ressouviendra long-temps de celui de 1760. On vit un contrevent enlevé en l'air, et dardé comme une flèche dans une couverture. Les mâts inférieurs d'un vaisseau de 64 canons, qui étaient sans vergues, furent tors et rompus. Il n'y a point d'arbre d'Europe qui pût résister à de si violens tourbillons. Nous avons vu comment la nature avait défendu les forêts de ce pays.
JANVIER, 1769.
Temps pluvieux, chaud et lourd. Grands orages, mais peu de tonnerre. Comme les coups de vent sont violens dans cette saison, la navigation cesse depuis décembre jusqu'en avril.
Toutes les prairies ont reverdi ; le paysage est plus gai, mais le ciel est plus triste.
FÉVRIER.
Temps orageux et coups de vent violens. Le paquebot l'Heureux, envoyé à Madagascar, a péri, ainsi que le vaisseau le Favori, parti du Cap.
Le 25 de ce mois, les nuages rassemblés par le vent de nord-ouest, se formèrent en longue bande immobile depuis la montagne du Pavillon jusqu'à l'île aux Tonneliers. Il en sortit une quantité prodigieuse de coups de tonnerre ; l'orage dura depuis six heures du matin jusqu'à midi. La foudre tomba un grand nombre de fois. Un grenadier fut tué d'un coup ; une négresse d'un autre, ainsi qu'un bœuf sur l'île aux Tonneliers : un fusil fut fondu dans la maison d'un officier. Ces gens-ci disent qu'il n'y a pas d'exemple que le tonnerre soit tombé dans la ville ; pour moi, je n'en ai jamais entendu de si violent : il semblait que c'était un bombardement. Je crois que si on eût tiré le canon, l'explosion eût dissipé ces nuages qui étaient immobiles.
MARS.
Les pluies sont un peu moins fréquentes, les vents toujours au sud-est. La chaleur supportable.
AVRIL.
La saison est belle. Les herbes commencent à sécher, et quand on y aura mis le feu, il y en a pour sept mois d'un paysage teint en noir.
MAI.
Vers la fin de ce mois, les vents tournèrent à l'ouest et au nord-ouest, suivant l'ordinaire. Nous voilà dans la saison sèche. Je fus aux plaines de Williams, où je trouvai l'air d'une fraîcheur fort agréable.
JUIN.
Les vents sont fixes au sud-est, où ils sont presque toujours. Les petits grains pluvieux recommencent.
Il n'y a point de maladie particulière au pays ; mais on y meurt de toutes celles de l'Europe. J'ai vu mourir d'apoplexie, de petite-vérole, de maux de poitrine, d'obstructions au foie, ce qui vient de chagrin plutôt que de la qualité des eaux, comme on le prétend. J'y ai vu une pierre plus grosse qu'un œuf, qu'on avait tirée à un noir du pays. J'y ai vu des paralytiques et des goutteux très-tourmentés, des épileptiques saisis de leurs accès. Les enfans et les noirs sont très-sujets aux vers. Les maladies vénériennes produisent des crabes dans ceux-ci : ce sont des crevasses douloureuses qui viennent sous la plante des pieds. L'air y est bon comme en Europe ; mais il n'a en lui aucune qualité médicinale : je ne conseille pas même aux goutteux d'y venir, car j'en ai vu rester plus de six mois de suite au lit.
Les tempéramens sont sensiblement altérés aux révolutions des saisons. On y est sujet aux fièvres bilieuses, et la chaleur occasionne aussi des descentes ; mais avec de la tempérance et des bains, on se porte bien. J'observe cependant qu'on jouit dans les pays froids d'une santé plus forte, et d'un esprit plus vigoureux : il est même très-singulier que l'histoire ne parle d'aucun homme célèbre né entre les deux tropiques, excepté Mahomet.