Voyage à l'Ile-de-France (1/2)
LETTRE XIII.
AGRICULTURE. HERBES, LÉGUMES ET FLEURS APPORTÉS
DANS L'ILE.
Le gouvernement a fait apporter la plupart des plantes, des arbres et des animaux que je vais décrire. Quelques habitans y ont contribué, entre autres MM. de Cossigny, Poivre, Hermans et le Juge. J'eusse désiré savoir le nom des autres, afin de leur rendre l'honneur qu'ils méritent. Le don d'une plante utile me paraît plus précieux que la découverte d'une mine d'or, et un monument plus durable qu'une pyramide.
Voici dans quel ordre je les dispose. 1o Les plantes qui se reproduisent d'elles-mêmes, et qui se sont comme naturalisées dans la campagne. 2o Celles qu'on cultive dans la campagne. 3o Les herbes des jardins potagers. 4o Celles des jardins à fleurs. Je suivrai le même plan pour les arbrisseaux et les arbres. De ceux que je connais, je n'en omettrai aucun. On ne doit pas dédaigner de décrire ce que la nature n'a pas dédaigné de former.
1o Plantes sauvages.
On trouve dans quelques plaines voisines de la ville une espèce d'indigo que je crois étranger à l'île. On n'en tire aucun parti.
Le pourpier croît dans les lieux sablonneux ; il peut être naturel au pays : je serais assez porté à le croire, en ce qu'il est de la famille des plantes grasses. La nature paraît avoir destiné cette classe, qui croît dans les lieux les plus arides, à faciliter d'autres végétations.
Le cresson se trouve dans tous les ruisseaux. On l'a apporté il y a dix ans. La dent-de-lion ou pissenlit et l'absinthe, croissent volontiers dans les décombres et sur les terres remuées ; mais surtout la molène y étale ses larges feuilles cotonnées, et y élève sa girandole de fleurs jaunes à une hauteur extraordinaire.
La squine (qui n'est pas la plante de Chine de ce nom) est un gramen de la grandeur des plus beaux seigles. Elle s'étend chaque jour en étouffant les autres herbes. Elle a le défaut d'être coriace lorsqu'elle est sèche. Il faudrait la couper avant sa maturité. Elle n'est verte que cinq mois de l'année, ensuite on y met le feu, malgré les ordonnances. Ces incendies brûlent et dessèchent les lisières des bois.
L'herbe blanche (ainsi nommée de la couleur de sa fleur) a été apportée comme un bon fourrage. Aucun animal n'en peut manger. Sa graine ressemble à celle du cerfeuil : elle se multiplie si vite, qu'elle est devenue un des fléaux de l'agriculture.
La brette, dont le nom, en langue indienne, signifie une feuille bonne à manger, est une espèce de morelle. Il y en a de deux sortes, l'une appelée brette de Madagascar. Sa feuille est un peu épineuse, mais douce au goût ; c'est un aliment purgatif. L'autre, d'un usage plus commun, se sert sur les tables comme les épinards. C'est le seul mets à la discrétion des noirs ; il croît partout : l'eau où cette feuille a bouilli est fort amère ; ils y trempent leur manioc et ils y mêlent leurs larmes.
2o Plantes que l'on cultive à la campagne.
Le manioc, dont on distingue une seconde espèce appelée camaignoc ; il vient dans les lieux les plus secs : son suc a perdu sa qualité vénéneuse : c'est une sorte d'arbrisseau dont la feuille est palmée comme celle du chanvre. Sa racine est grosse et longue comme le bras : on la râpe, et, sans la presser, on en fait des gâteaux fort lourds. On en donne trois livres par jour à chaque nègre pour toute nourriture. Ce végétal se multiplie aisément. M. de La Bourdonnais l'a fait venir d'Amérique. C'est une plante fort utile, en ce qu'elle est à l'abri des ouragans, et qu'elle assure la subsistance des nègres. Les chiens n'en veulent point.
Le maïs, ou blé turc, y vient très-beau : c'est un grain précieux ; il rapporte beaucoup, et ne se garde qu'un an, parce que les mites s'y mettent. On devrait encourager en Europe la culture d'un blé qu'on ne peut emmagasiner. Il sert à nourrir les noirs, les poules et les bestiaux. Observez que quelques habitans font de grands éloges du maïs et du manioc, mais ils n'en mangent point. J'en ai vu présenter de petits gâteaux au dessert. Quand il y a beaucoup de sucre, de farine de froment et de jaunes d'œuf ils sont assez bons.
Le blé y croît bien : il ne s'élève pas à une grande hauteur. On le plante par grain, à la main, à cause des rochers ; on le coupe avec des couteaux, et on le bat avec des baguettes. Il ne se garde guère plus de deux ans. Au rapport de Pline, en Barbarie et en Espagne on le mettait avec son épi dans des trous en terre, en prenant garde d'y introduire de l'air. Varron dit qu'on le conservait ainsi cinquante ans, et le millet un siècle. Pompée trouva, à Ambracia, des fèves gardées de cette manière du temps de Pyrrhus ; ce qui faisait près de cent vingt ans. Mais Pline ne veut pas que la terre soit cultivée par des forçats ou des esclaves, qui ne font, dit-il, rien qui vaille. Quoique la farine du blé de l'Ile-de-France ne soit jamais bien blanche, j'en préfère le pain à celui des farines d'Europe qui s'éventent ou s'échauffent toujours dans le voyage.
Le riz, le meilleur et peut-être le plus sain des alimens, y réussit très-bien. Il se garde plus long-temps que le blé, et rapporte davantage. Il aime les lieux humides. Il y en a de plus de sept espèces en Asie, dont une croît dans les lieux secs ; il serait à souhaiter qu'elle fût cultivée en Europe, à cause de sa fertilité.
Le petit mil rapporte dans une abondance prodigieuse. On ne le donne guère qu'aux noirs et aux animaux. L'avoine y réussit, mais on en cultive peu. Tout ce qui ne sert qu'au bien-être des esclaves et des bêtes y est fort négligé.
Le tabac n'y est pas d'une bonne qualité. Il n'y a que les nègres qui en cultivent pour leur usage.
La fataque est un gramen à larges feuilles de la nature d'un petit roseau. On en fait de bonnes prairies artificielles. Il vient de Madagascar.
On a essayé, mais sans succès, d'y faire croître le sainfoin, le trèfle, le lin, le chanvre et le houblon.
3o Plantes potagères.
Viendront, 1o celles qui sont utiles par leurs fruits ; 2o par leurs feuilles ou tiges ; 3o par leurs racines ou bulbes.
Vous observerez que la plupart de nos légumes y dégénèrent, et que tous les ans ceux qui ont envie d'en avoir de passables, font venir des graines de l'Europe ou du cap de Bonne-Espérance. Les petits pois sont coriaces et sans sucre ; les haricots sont durs : il y en a une espèce plus grande et plus tendre, appelée pois du Cap ; elle mériterait d'être connue en France. Une autre espèce de haricot, dont on fait des tonnelles : on hache sa gousse en vert, et on l'accommode en petits pois ; il n'est pas mauvais. La féve de marais y vient assez bien. On fait des berceaux avec les rameaux d'une féve dont la gousse est longue d'un pied : son grain est fort gros, on n'en fait point usage.
Les artichauts y poussent de grandes feuilles et des petits fruits. Les cardons y sont toujours coriaces ; on en fait des haies, car ils sont fort épineux, et s'élèvent très-haut.
Le giraumont est une citrouille moins grosse que la nôtre, et je crois, s'il est possible, encore plus fade. Le concombre est plus petit, et vient en moindre quantité qu'en Europe. Le melon n'y vaut rien, quoique vanté parce qu'il y est rare ; la pastèque, ou melon d'eau, est un peu meilleure : le ciel leur est favorable, mais le sol, qui est tenace, leur est contraire. Il y croît des courges d'une grosseur énorme et d'une utilité préférable : c'est la vaisselle des noirs.
La bringelle ou aubergine de deux espèces. L'une à petit fruit rond et jaune ; sa tige est fort épineuse : elle vient de Madagascar. L'autre, que l'on connaît aussi à Paris, est un fruit violet de la grosseur et de la forme d'une grosse figue. Quand ce fruit est bien assaisonné et bien grillé il n'est pas mauvais.
Il y a deux sortes de pimens ; celui qui est connu en Europe, et un autre qui est naturel au pays ; celui-ci est un arbrisseau dont les fruits sont très-petits, et brillent comme des grains de corail sur un feuillage du plus beau vert. Les créoles l'emploient dans tous leurs ragoûts. Il n'y a point de poivre si violent ; il brûle les lèvres comme un caustique. On l'appelle piment enragé.
L'ananas, le plus beau des fruits, par les mailles de sa cuirasse, par son panache teint en pourpre et par son odeur de violette, n'y mûrit jamais parfaitement. Sou suc est très-froid et dangereux à l'estomac. Son écorce a un goût fort poivré et brûlant ; c'est peut-être un correctif. La nature a mis souvent les contraires dans les mêmes sujets : l'écorce du citron échauffe, son suc rafraîchit ; le cuir de la grenade resserre, ses grains relâchent, etc.
Les fraises commencent à se multiplier dans les endroits frais. Elles ont moins de parfum et de sucre que les nôtres ; elles produisent peu, ainsi que le framboisier, dont le fruit a dégénéré. Il y en a une très-belle espèce de Chine, qui vient de la grosseur des cerises, et en abondance : mais elle n'a ni saveur ni odeur.
Les épinards y sont rares ; le cresson des jardins, l'oseille, le cerfeuil, le persil, le fenouil, le céleri, portent des tiges filandreuses et s'y multiplient avec peine. Les poirées, les laitues, les chicorées, les choux-fleurs y sont plus petits et moins tendres que les nôtres ; le chou, le plus utile des légumes et qui réussit partout, y vient bien ; la pimprenelle, le pourpier doré, la sauge y croissent en abondance ; mais surtout la capucine, qui s'élève en grands espaliers, et y est une plante vivace.
L'asperge y est de la grosseur d'une ficelle ; elle y a dégénéré pour la taille et pour le goût, ainsi que les carottes, les panais, les navets, les salsifis, les radis et les raves, qui sont trop épicés. Il y a cependant une espèce de rave de Chine qui y réussit bien. La betterave y vient très-belle, mais très-ligneuse. La pomme de terre, solanum tuberosum, n'y est pas plus grosse qu'une noix. Celle des Indes, qu'on appelle cambar, y pèse souvent plus d'une livre. Sa peau est d'un beau violet ; au dedans elle est très-blanche et très-fade : on en donne pour aliment aux noirs. Elle multiplie beaucoup, ainsi que la patate, dont quelques espèces sont préférables à nos châtaignes. Le safran est une racine qui teint en jaune les ragoûts, ainsi que le pistil de celui d'Europe. Le gingembre y est moins chaud que celui des Indes. La pistache, qui n'est pas le fruit du pistachier, est une petite amande qui croît en terre, dans une coque ridée. Elle est assez bonne rôtie, mais elle est indigeste. On la cultive pour en tirer de l'huile à brûler. Cette plante est une espèce de phénomène en botanique ; car il est rare que les végétaux qui donnent des fruits huileux, les produisent sous terre.
Les ciboules, les poireaux, les oignons y sont plus petits qu'en France, et même qu'à l'île de Bourbon, qui est dans le voisinage.
4o Plantes d'agrément.
Je vous parlerai d'abord des nôtres, ensuite de celles d'Asie et d'Afrique.
Le réséda, la balsamine, la tubéreuse, le pied-d'alouette, la grande marguerite de Chine, les œillets de la petite espèce, s'y plaisent autant qu'en Europe : les grands œillets et les lis, y jettent beaucoup de feuilles, et portent rarement des fleurs. Les anémones, la renoncule, l'œillet et la rose d'Inde, y viennent mal, ainsi que la giroflée et les pavots. Je n'ai point vu d'autres plantes à fleurs d'Europe, chez les curieux. Plusieurs se sont donné des soins inutiles pour y faire venir le thym, la lavande, la marguerite des prés, les violettes si simples et si belles, et le coquelicot, dont l'écarlate brille avec l'azur des bluets sur l'or de vos moissons. Heureux Français! un coin de vos campagnes est plus magnifique que le plus beau de nos jardins.
En simples plantes à fleurs, d'Afrique, je ne connais qu'une belle immortelle du Cap, dont les grains sont gros et rouges comme des fraises, et viennent en grappe au sommet d'une tige, et dont les feuilles ressemblent à des morceaux de drap gris ; une autre immortelle à fleurs pourpres qui vient partout ; un jonc de la grosseur d'un crin, qui porte un groupe de fleurs blanches et violettes adossées : de loin ce bouquet paraît en l'air ; il vient du Cap, ainsi qu'une sorte de tulipe qui n'a que deux feuilles collées contre la terre, qu'elles semblent saisir ; une plante de Chine, qui se sème d'elle-même, à petites fleurs en rose : chaque tige en donne cinq ou six, toutes variées à la fois depuis le rouge sang de bœuf, jusqu'à la couleur de brique. Aucune de ces fleurs n'a d'odeur ; même celles d'Europe la perdent.
Les aloès s'y plaisent. On pourrait tirer parti de leurs feuilles, dont la sève donne une gomme médicinale, et dont les fils sont propres à faire de la toile. Ils croissent sur les rochers et dans les lieux brûlés du soleil. Les uns sont tout en feuilles, fortes et épaisses, de la grandeur d'un homme, armées d'un long dard : il s'élève, du centre, une tige de la hauteur d'un arbre, toute garnie de fleurs, d'où tombent des aloès tout formés. Les autres sont droits comme de grands cierges à plusieurs pans garnis d'épines très-aiguës : ceux-là sont marbrés, et ressemblent à des serpens qui rampent à terre.
Il semble que la nature ait traité les Africains et les Asiatiques en barbares, à qui elle a donné des végétaux magnifiques et monstrueux, et qu'elle agisse avec nous comme avec des êtres amis et sensibles. Oh! quand pourrai-je respirer le parfum des chèvre-feuilles, me reposer sur ces beaux tapis de lait, de safran et de pourpre que paissent nos heureux troupeaux, et entendre les chansons du laboureur qui salue l'aurore avec un cœur content et des mains libres!
Au Port-Louis de l'Ile-de-France, ce 29 mai 1769.