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Voyage à l'Ile-de-France (1/2)

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LETTRE XVI.
VOYAGE DANS L'ILE.

Deux curieux d'histoire naturelle, M. de Chazal, conseiller, et M. le marquis d'Albergati, capitaine de la légion, me proposèrent, il y a quelque temps, d'aller voir, à une lieue et demie d'ici, une caverne considérable ; j'y consentis. Nous nous rendîmes d'abord à la grande rivière. Cette grande rivière, comme toutes celles de cette île, n'est qu'un large ruisseau qu'une chaloupe ne remonterait pas à une portée de fusil de son embouchure. Il y a là un petit établissement formé d'un hôpital et de quelques magasins, et c'est là aussi que commence l'aqueduc qui conduit les eaux à la ville. On voit sur une petite hauteur en pain de sucre, une espèce de fort qui défend la baie.

Après avoir passé la grande rivière, nous prîmes pour guide le meunier du lieu. Nous marchâmes environ trois quarts d'heure, à l'ouest, au milieu des bois. Comme nous étions en plaine, je me croyais fort éloigné de la caverne, dont je supposais l'ouverture au flanc de quelque montagne, lorsque nous la trouvâmes, sans y penser, à nos pieds. Elle ressemble au trou d'une cave dont la voûte se serait éboulée. Plusieurs racines de mapou descendent perpendiculairement, et barrent une partie de l'entrée : on avait cloué au cintre une tête de bœuf.

Avant de descendre dans cet abîme, on déjeuna ; après quoi, on alluma de la bougie et des flambeaux, et nous nous munîmes de briquets pour faire du feu.

Nous descendîmes une douzaine de pas sur les rochers qui en bouchent l'ouverture, et je me trouvai dans le plus vaste souterrain que j'aie vu de ma vie. Sa voûte est formée d'un roc noir, en arc surbaissé. Sa largeur est d'environ trente pieds, et sa hauteur de vingt. Le sol en est fort uni, il est couvert d'une terre fine que les eaux des pluies y ont déposée. De chaque côté de la caverne, à hauteur d'appui, règne un gros cordon avec des moulures. Je le crois l'ouvrage des eaux qui y coulent dans la saison des pluies, à différens niveaux. Je confirmai cette observation par la vue de plusieurs débris de coquilles terrestres et fluviatiles. Cependant, les gens du pays croient que c'est un ancien soupirail de volcan ; il me paraît plutôt que c'est l'ancien lit d'une rivière souterraine. La voûte est enduite d'un vernis luisant et sec, espèce de concrétion pierreuse qui s'étend sur les parois, et, en quelques endroits, sur le sol même. Cette concrétion y forme des stalactites ferrugineuses qui se brisaient sous nos pieds comme si nous eussions marché sur une croûte de glace.

Nous marchâmes assez long-temps, trouvant le terrain parfaitement sec, excepté à trois cents pas de l'entrée par où une partie de la voûte est éboulée. Les eaux supérieures filtraient à travers les terres, et formaient quelques flaques sur le sol.

De là, la voûte allait toujours en baissant. Insensiblement nous étions obligés de marcher sur les pieds et sur les mains : la chaleur m'étouffait ; je ne voulus pas aller plus loin. Mes compagnons, plus lestes, et en déshabillé convenable, continuèrent leur route.

En retournant sur mes pas, je trouvai une racine grosse comme le doigt, attachée à la voûte par de très-petits filamens. Elle avait plus de dix pieds de longueur, sans branches ni feuilles, ni apparence qu'elle en eût jamais eu ; elle était entière à ses deux bouts. Je la crois une plante d'une espèce singulière : elle était remplie d'un suc laiteux.

Je revins donc à l'entrée de la grotte, où je m'assis pour respirer librement. Au bout de quelque temps, j'entendis un bourdonnement sourd, et je vis, à la lueur des flambeaux portés par des nègres, apparaître nos voyageurs en bonnet, en chemise, en caleçon si sales et si rouges qu'on les eût pris pour quelques personnages de tragédie anglaise. Ils étaient baignés de sueur et tout barbouillés de cette terre rouge, sur laquelle ils s'étaient traînés sur le ventre sans pouvoir aller plus loin.

Cette caverne se bouche de plus en plus. Il me semble qu'on en pourrait faire de magnifiques magasins, en la coupant de murs pour empêcher les eaux d'y entrer. Le marquis d'Albergati m'en donna les dimensions que voici, avec mes notes.

  t. p.
Le terrain est très-sec dans toute cette partie : on y remarque plusieurs fentes qui s'étendent dans toute la largeur ; l'entrée est à l'ouest-nord-ouest.  
  Depuis l'entrée, première voûte. { Hauteur. 3 2
Largeur. 5  
Longueur. 22  
Le souterrain tourne au N-O ¼ N ; corrigez N-O ¼ O. Le terrain est sec : il règne dans presque toute cette partie une banquette d'environ deux pieds et demi de hauteur, avec un gros cordon.  
  Deuxième voûte depuis le premier coude. { Hauteur. 2 5
Largeur. 4  
Longueur. 68 2
La voûte tourne au N-O ; corrigez O-N-O, 2 deg. 30 min. N : à son extrémité elle n'a que quatre pieds de hauteur, mais elle se relève à quelques toises de là. Elle est pierreuse et humide. On y remarque de petites congélations ou stalactites.  
  Troisième voûte depuis le deuxième coude. { Hauteur. 1 5
Largeur. 2 2
Longueur. 48 2
Les banquettes et moulures règnent sur les côtés : il y a un espace d'environ cinquante pieds rempli de roches détachées de la voûte. Cet endroit n'est pas sûr. Le terrain va droit sans coude.  
  Quatrième voûte. { Hauteur. 3  
Largeur. 4 3
Longueur. 58 2
Il va au N-N-O, 3 deg. N ; corrigez N-O ¼ N, 5 deg. O.  
  Cinquième voûte et troisième coude. { Hauteur. 1 2
Largeur. 3  
Longueur. 38 2
Au N-O ¼ N-O ; corrigez N-O ¼ N, 2 deg. 30 m.  
  Sixième voûte, quatrième coude. { Hauteur. 1 4
Largeur. 3 3
Longueur. 15 0
Au N-O ¼ O ; corrigez O ¼ N-O, 2 deg. 30 min.  
  Septième voûte, cinquième coude. { Hauteur. 1 3
Largeur. 2 4
Longueur. 26 4
A l'O ¼ N-O ; corrigez O ¼ S-O, 2 deg. 30 min. O.  
  Huitième voûte, sixième coude. { Hauteur. 1 5
Largeur. 3  
Longueur. 15  
Au N ¼ N-O ; corrigez N-O ¼ N, 2 deg. 30 min. N. Ici je m'en retournai.  
  Neuvième voûte, septième coude. { Hauteur. 1 1
Largeur. 3  
Longueur. 28 2
Au N-N-O, 5 deg. 3 min. O ; corrigez N-O, 3 deg. 30 min. O. Il faut marcher le tiers de cette voûte sur le ventre. Il y a deux ans cette partie était plus praticable.  
  Dixième voûte, huitième coude. { Hauteur. 2  
Largeur. 3  
Longueur. 16 4
Au bout sont des flaques d'eau : la voûte menace de s'écrouler en deux ou trois endroits.  
  Onzième voûte. { Hauteur. 0 2
Largeur. 1 4
Longueur. 6 0
D'après ce tableau, la longueur totale de la caverne est de 343 toises.  

Nous revînmes le soir à la ville.

Cette course me mit en goût d'en faire d'autres. Il y avait long-temps que j'étais invité par un habitant de la Rivière-Noire, appelé M. de Messin, à l'aller voir ; il demeure à sept lieues du Port-Louis. Je profitai de sa pirogue qui venait toutes les semaines au port. Le patron vint m'avertir, et je m'embarquai à minuit. La pirogue est une espèce de bateau formé d'une seule pièce de bois, qui va à la rame et à la voile. Nous y étions neuf personnes.

A minuit et demi nous sortîmes du port en ramant. La mer était fort houleuse, elle brisait beaucoup sur les récifs. Souvent nous passions dans leur écume sans les apercevoir, car la nuit était fort obscure. Le patron me dit qu'il ne pouvait pas continuer sa route avant que le jour fût venu, et qu'il allait mettre à terre.

Nous pouvions avoir fait une lieue et demie ; il vint mouiller un peu au-dessous de la petite rivière. Les noirs me descendirent au rivage sur leurs épaules, après quoi ils prirent deux morceaux de bois, l'un de veloutier, l'autre de bambou, et ils allumèrent du feu en les frottant l'un contre l'autre. Cette méthode est bien ancienne ; les Romains s'en servaient. Pline dit qu'il n'y a rien de meilleur que le bois de lierre frotté avec le bois de laurier.

Nos gens s'assirent autour du feu en fumant leur pipe. C'est une espèce de creuset au bout d'un gros roseau ; ils se le prêtent tour-à-tour. Je leur fis distribuer de l'eau-de-vie, et je fus me coucher sur le sable, entouré de mon manteau.

On me réveilla à cinq heures pour me rembarquer. Le jour étant venu à paraître, je vis le sommet des montagnes couvert de nuages épais qui couraient rapidement ; le vent chassait la brume dans les vallons ; la mer blanchissait au large ; la pirogue portait ses deux voiles et allait très-vite.

Quand nous fûmes à l'endroit de la côte, appelé Flicq-en-Flacq, environ à une demi-lieue de terre, nous trouvâmes une lame clapoteuse, et nous fûmes chargés de plusieurs rafales qui nous obligèrent d'amener nos voiles. Le patron me dit dans son mauvais patois : « Ça n'a pas bon, Monsié. » Je lui demandai s'il y avait quelque danger, il me répondit deux fois : « Si nous n'a pas gagné malheur, ça bon. » Enfin il me dit qu'il y avait quinze jours qu'au même endroit la pirogue avait tourné, et qu'il s'était noyé un de ses camarades.

Nous avions le rivage au vent, tout bordé de roches, où il n'est pas possible de débarquer ; d'arriver au vent, cette manœuvre nous portait au-dessous de l'île que nous n'eussions jamais rattrapée : il fallait tenir bon. Nous étions à la rame, ne pouvant plus porter de voile. Le ciel se chargeait de plus en plus, il fallait se hâter. Je fis boire de l'eau-de-vie à mes rameurs ; après quoi, à force de bras et au risque d'être vingt fois submergés, nous sortîmes des lames, et nous parvînmes à nous mettre à l'abri du vent, en longeant la terre entre les récifs et le rivage.

Pendant le mauvais temps, les noirs eurent l'air aussi tranquille que s'ils eussent été à terre. Ils croient à la fatalité. Ils ont pour la vie une indifférence qui vaut bien notre philosophie.

Je descendis à l'embouchure de la Rivière-Noire sur les neuf heures du matin ; le maître de l'habitation ne comptait pas ce jour-là sur le retour de sa pirogue ; j'en fus comblé d'amitiés. Son terrain comprend tout le vallon où coule la rivière. Il est mal figuré sur la carte de l'abbé de La Caille ; on y a oublié une branche de montagne sise sur la rive droite qui prend au morne du Tamarin. De plus, le cours de la rivière n'est pas en ligne droite ; à une petite lieue de son embouchure, il tourne sur la gauche. Ce savant astronome ne s'est assujéti qu'au circuit de l'île. J'ai fait quelques additions sur son plan, afin de tirer quelque fruit de mes courses.

Tout abonde à la Rivière-Noire, le gibier, les cerfs, le poisson d'eau douce et celui de mer. Un jour à table on vint nous avertir qu'on avait vu des lamentins dans la baie ; aussitôt nous y courûmes. On tendit des filets à l'entrée, et après en avoir rapproché les deux bouts sur le rivage, nous y trouvâmes des raies, des carangues, des sabres et trois tortues de mer ; les lamentins s'étaient échappés.

Il règne beaucoup d'ordre dans cette habitation, ainsi que dans toutes celles où j'ai été. Les cases des noirs sont alignées comme les tentes d'un camp. Chacun a un petit coin de jardin où croissent du tabac et des courges. On y élève beaucoup de volailles et des troupeaux. Les sauterelles y font un tort infini aux récoltes. Les denrées s'y transportent difficilement à la ville, parce que les chemins sont impraticables par terre, et que par mer le vent est toujours contraire pour aller au port.

Après m'être reposé quelques jours, je résolus de revenir à la ville en faisant un circuit par les plaines de Williams. Le maître de la maison me donna un guide, et me prêta une paire de pistolets dans la crainte des noirs marrons.

Je partis à deux heures après midi pour aller coucher à Palma, habitation de M. de Cossigny, située à trois lieues de là. Il n'y a que des sentiers au milieu des rochers ; il faut aller nécessairement à pied. Quand j'eus monté et descendu la chaîne de montagnes de la Rivière-Noire, je me trouvai dans de grands bois où il n'y a presque rien de défriché. Le sentier me conduisit à une habitation qui se trouve la seule de ces quartiers : il passe précisément à côté de la maison. Le maître était sur sa porte, nu-jambes, les bras retroussés, en chemise et en caleçon. Il s'amusait à frotter un singe avec des mûres rouges de Madagascar : lui-même était barbouillé de cette couleur. Cet homme était Européen, et avait joui en France d'une fortune considérable qu'il avait dissipée. Il menait là une vie triste et pauvre, au milieu des forêts, avec quelques noirs, et sur un terrain qui n'était pas à lui.

De là, après une demi-heure de marche, j'arrivai sur le bord de la rivière du Tamarin, dont les eaux coulaient avec grand bruit dans un lit de rochers. Mon noir trouva un gué, et me passa sur ses épaules. Je voyais devant moi la montagne fort élevée des Trois-Mamelles, et c'était de l'autre côté qu'était l'habitation de Palma. Mon guide me faisait longer cette montagne en m'assurant que nous ne tarderions pas à trouver les sentiers qui mènent au sommet. Nous la dépassâmes après avoir marché plus d'une heure. Je vis mon homme déconcerté ; je revins sur mes pas, et j'arrivai au pied de la montagne lorsque le soleil allait se coucher. J'étais très-fatigué ; j'avais soif : si j'avais eu de l'eau, je serais resté là pour y passer la nuit.

Je pris mon parti ; je résolus de monter à travers les bois, quoique je ne visse aucune espèce de chemin. Me voilà donc à gravir dans les roches, tantôt me tenant aux arbres, tantôt soutenu par mon noir qui marchait derrière moi. Je n'avais pas marché une demi-heure, que la nuit vint ; alors je n'eus plus d'autre guide que la pente même de la montagne. Il ne faisait point de vent, l'air était chaud ; je ne saurais vous dire ce que je souffris de la soif et de la fatigue. Plusieurs fois je me couchai, résolu d'en rester là. Enfin, après des peines incroyables, je m'aperçus que je cessais de monter ; bientôt après je sentis au visage une fraîcheur de vent de sud-est, et je vis au loin des feux dans la campagne. Le côté que je quittais était couvert d'une obscurité profonde.

Je descendis en me laissant souvent glisser malgré moi. Je me guidais au bruit d'un ruisseau, où je parvins enfin tout brisé. Quoique tout en sueur, je bus à discrétion ; et, ayant senti de l'herbe sous ma main, je trouvai, pour surcroît de bonheur, que c'était du cresson, dont je dévorai plusieurs poignées. Je continuai ma marche vers le feu que j'apercevais, ayant la précaution de tenir mes pistolets armés, dans la crainte que ce ne fût une assemblée de noirs marrons ; c'était un défriché dont plusieurs troncs d'arbres étaient en feu. Je n'y trouvai personne. En vain, je prêtais l'oreille et je criais, dans l'espérance au moins que quelque chien aboierait ; je n'entendis que le bruit éloigné du ruisseau, et le murmure sourd du vent dans les arbres.

Mon noir et mon guide prirent des tisons allumés, et, avec cette faible clarté, nous marchâmes, dans les cendres de ce défriché, vers un autre feu plus éloigné. Nous y trouvâmes trois nègres qui gardaient des troupeaux. Ils appartenaient à un habitant voisin de M. de Cossigny. L'un d'eux se détacha et me conduisit à Palma. Il était minuit, tout le monde dormait, le maître était absent ; mais le noir économe m'offrit tout ce que je voulus. Je partis de grand matin pour me rendre, à deux lieues de là, chez M. Jacob, habitant du haut des plaines de Williams ; je trouvai partout de grandes routes bien ouvertes. Je longeai la montagne du Corps-de-garde, qui est tout escarpée, et j'arrivai de bonne heure chez mon hôte, qui me reçut avec toute sorte d'amitiés.

L'air, dans cette partie, est beaucoup plus frais qu'au port et qu'au lieu que je quittais. Je me chauffais le soir avec plaisir. C'est un des quartiers de l'île le mieux cultivé. Il est arrosé de beaucoup de ruisseaux, dont quelques-uns, comme celui de la Rivière-Profonde, coulent dans des ravins d'une profondeur effrayante. Je m'en approchai en retournant à la ville ; le chemin passe très-près du bord ; je m'estimai à plus de trois cents pieds d'élévation de son lit. Les côtés sont couverts de cinq ou six étages de grands arbres : cette vue donne des vertiges.

A mesure que je descendais vers la ville, je sentais la chaleur renaître, et je voyais les herbes perdre insensiblement leur verdure, jusqu'au port, où tout est sec.

Au Port-Louis de l'Ile-de-France, ce 15 août 1769.

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