← Retour

Voyage à l'Ile-de-France (1/2)

16px
100%

LETTRE XV.
ANIMAUX APPORTÉS A L'ILE-DE-FRANCE.

On a fait venir ici jusqu'à des poissons étrangers. Le gourami vient de Batavia ; c'est un poisson d'eau douce, il passe pour le meilleur de l'Inde : il ressemble au saumon, mais il est plus délicat. On y voit des poissons dorés de la Chine, qui perdent leur beauté en grandissant. Ces deux espèces se multiplient assez dans les étangs.

On a essayé, mais sans succès, d'y transporter des grenouilles, qui mangent les œufs que les moustiques déposent sur les eaux stagnantes.

On a fait venir du Cap un oiseau bien plus utile. Les Hollandais l'appellent l'ami du jardinier. Il est brun, et de la grosseur d'un gros moineau. Il vit de vermisseaux, de chenilles et de petits serpens. Non seulement il les mange, mais il en fait d'amples provisions, en les accrochant aux épines des haies. Je n'en ai vu qu'un ; quoique privé de la liberté, il avait conservé ses mœurs, et suspendait la viande qu'on lui donnait aux barreaux de sa cage.

Un oiseau qui a multiplié prodigieusement dans l'île, est le martin, espèce de sansonnet de l'Inde, au bec et aux pattes jaunes. Il ne diffère guère du nôtre que par son plumage, qui est moins moucheté ; mais il en a le gazouillement, l'aptitude à parler, et les manières mimes ; il contrefait les autres oiseaux. Il s'approche familièrement des bestiaux, pour les éplucher ; mais surtout, il fait une consommation prodigieuse de sauterelles. Les martins sont toujours accouplés deux à deux. Ils se rassemblent les soirs, au coucher du soleil, par troupes de plusieurs milliers, sur des arbres qu'ils affectionnent. Après un gazouillement universel, toute la république s'endort ; et, au point du jour, ils se dispersent par couples dans les différens quartiers de l'île. Cet oiseau ne vaut rien à manger ; cependant on en tue quelquefois malgré les défenses. Plutarque rapporte que l'alouette était adorée à Lemnos, parce qu'elle vivait d'œufs de sauterelles ; mais nous ne sommes pas des Grecs.

On avait mis dans les bois plusieurs paires de corbeaux pour détruire les souris et les rats. Il n'en reste plus que trois mâles. Les habitans les ont accusés de manger leurs poulets ; or, dans cette querelle, ils sont juges et parties.

Il n'y a pas moyen de dissimuler les désordres de l'oiseau du Cap, espèce de petit tarin, le seul des habitans de ces forêts que j'aie entendu chanter. On les avait d'abord apportés par curiosité ; mais quelques-uns s'échappèrent dans les bois, où ils ont beaucoup multiplié. Ils vivent aux dépens des récoltes. Le gouvernement a mis leur tête à prix.

Il y a une jolie mésange, dont les ailes sont piquetées de points blancs, et le cardinal, qui, dans une certaine saison, a la tête, le cou et le ventre d'un rouge vif : le reste du plumage est d'un beau gris-de-perle. Ces oiseaux viennent du Bengale.

Il y a trois sortes de perdrix, plus petites que les nôtres. Le cri du mâle ressemble à celui d'un coq un peu enroué : elles perchent la nuit sur les arbres, sans doute dans la crainte des rats.

On a mis dans les bois des pintades, et depuis peu, le beau faisan de la Chine. On a lâché sur quelques étangs, des oies et des canards sauvages : il y en a aussi de domestiques, entre autres le canard de Manille, qui est très-beau. Il y a des poules d'Europe ; une espèce, d'Afrique, dont la peau, la chair et les os sont noirs ; une petite espèce, de Chine, dont les coqs sont très-courageux. Ils se battent contre les coqs-d'Inde. Un jour, j'en vis un attaquer un gros canard de Manille ; celui-ci ne faisait que saisir ce petit champion avec son bec, et le couvrait de son ventre et de ses larges pattes, pour l'étouffer. Quoique on eût tiré plusieurs fois de cette situation le coq à demi-mort, il revenait à la charge avec une nouvelle fureur.

Beaucoup d'habitans tirent de grands revenus de leur poulailler, à cause de la rareté des autres viandes. Les pigeons y réussissent bien, et c'est le meilleur de tous les volatiles de l'île. On y a mis deux espèces de tourterelles et des lièvres.

Il y a dans les bois des chèvres sauvages, des cochons marrons, mais surtout des cerfs qui avaient tellement multiplié, que des escadres entières en ont fait des provisions. Leur chair est fort bonne, surtout pendant les mois d'avril, mai, juin, juillet et août. On en élève quelques troupeaux apprivoisés, mais qui ne multiplient pas.

Dans les quadrupèdes domestiques, il y a des moutons qui y maigrissent et perdent leur laine, des chèvres qui s'y plaisent, des bœufs dont la race vient de Madagascar. Ils portent une grosse loupe sur leur cou. Les vaches de cette race donnent très-peu de lait ; celles d'Europe en rendent davantage, mais leurs veaux y dégénèrent. J'y ai vu deux taureaux et deux vaches, de la taille d'un âne ; ils venaient du Bengale : cette petite espèce n'a pas réussi.

La viande de boucherie manque souvent ici. On y a pour ressource celle de cochon, qui vaut mieux que celle d'Europe ; cependant on ne saurait en faire de bonnes salaisons : ce qui vient, je crois, du sel, qui est trop âcre. La femelle de cet animal est sujette, dans cette île, à produire des monstres. J'ai vu dans un bocal un petit cochon, dont le groin était allongé comme la trompe d'un éléphant.

Les chevaux n'y sont pas beaux ; ils y sont d'un prix excessif : un cheval ordinaire coûte cent pistoles. Ils dépérissent promptement au port, à cause de la chaleur. On ne les ferre jamais, quoique l'île soit pleine de roches. Les mulets y sont rares, les ânes y sont petits, et il y en a peu. L'âne serait peut-être l'animal le plus utile du pays, parce qu'il soulagerait le noir dans ses travaux. On fait porter tous les fardeaux sur la tête des esclaves, ils en sont accablés.

Depuis quelque temps, on a amené du Cap deux beaux ânes sauvages, mâle et femelle, de la taille d'un mulet. Ils étaient rayés sur les épaules comme le zèbre du Cap, dont ils différaient cependant. Ces animaux, quoique jeunes, étaient indomptables.

Les chats y ont dégénéré ; la plupart sont maigres et efflanqués : les rats ne les craignent guère. Les chiens valent beaucoup mieux pour cette chasse : mon Favori s'y est distingué plus d'une fois. Je l'ai vu étrangler les plus gros rats de l'hémisphère austral. Les chiens perdent, à la longue, leurs poils et leur odorat. On prétend que jamais ils n'enragent ici.

Au Port-Louis de l'Ile-de-France, ce 15 juillet 1769.

Chargement de la publicité...