Voyage à l'Ile-de-France (1/2)
LETTRE XVII.
VOYAGE, A PIED, AUTOUR DE L'ILE.
Un officier m'avait proposé de faire le tour de l'île à pied ; mais, quelques jours avant le départ, il s'excusa : je résolus d'exécuter seul ce projet.
Je pouvais compter sur Côte, ce noir du roi, qui m'avait déjà accompagné ; il était petit, suivant la signification de son nom, mais il était très-robuste. C'était un homme d'une fidélité éprouvée, parlant peu, sobre, et ne s'étonnant de rien.
J'avais acheté un esclave depuis peu, à qui j'avais donné votre nom, comme un bon augure pour lui. Il était bien fait, d'une figure intéressante, mais d'une complexion délicate ; il ne parlait point français.
Je pouvais encore compter sur mon chien, pour veiller la nuit, et aller le jour à la découverte.
Comme je savais bien que je serais plus d'une fois seul, sans gîte dans les bois, je me pourvus de tout ce que je crus nécessaire pour moi et pour mes gens. Je fis mettre à part une marmite, quelques plats, dix-huit livres de riz, douze livres de biscuit, autant de maïs, douze bouteilles de vin, six bouteilles d'eau-de-vie, du beurre, du sucre, des citrons, du sel, du tabac, un petit hamac de coton, un peu de linge, un plan de l'île dans un bambou, quelques livres, un sabre, un manteau : le tout ensemble pesait deux cents livres. Je partageai toute ma cargaison en quatre paniers, deux de soixante livres et deux de quarante. Je les fis attacher au bout de deux forts roseaux. Côte se chargea du poids le plus fort, Duval prit l'autre. Pour moi, j'étais en veste, et je portais un fusil à deux coups, une paire de pistolets de poche, et mon couteau de chasse.
Je résolus de commencer mon voyage par la partie de l'île qui est sous le vent. Je me proposai de suivre constamment le bord de la mer, afin de pouvoir tracer un système de la défense de l'île, et de faire, dans l'occasion, quelques observations d'histoire naturelle.
M. de Chazal s'offrit de m'accompagner jusqu'à sa terre, à cinq lieues de la ville, aux plaines Saint-Pierre. M. le marquis d'Albergati se mit encore de la partie.
Nous partîmes de bon matin le 26 août 1769 ; nous prîmes le long du rivage depuis le fort Blanc, sur la gauche du port ; la mer se répand sur cette grève, qui n'est point escarpée, jusqu'à la pointe de la plaine aux Sables. On a construit là la batterie de Paulmy. Le débarquement serait impossible sur cette plage, parce qu'à deux portées de fusil, il y a un banc de récifs qui la défend naturellement. Depuis la batterie de Paulmy, le rivage devient à pic ; la mer y brise de manière qu'on ne peut y aborder. Quant à la plaine, elle serait impraticable à la cavalerie et à l'artillerie, par la quantité prodigieuse de roches dont elle est couverte. Il n'y a point d'arbres ; on y voit seulement quelques mapous et des veloutiers : l'escarpement finit à la Baie de la petite rivière, où il y a une petite batterie.
Nous trouvâmes là un homme de mérite, trop peu employé, M. de Séligny, chez lequel nous dînâmes. Il nous fit voir le plan de la machine avec laquelle il traça un canal au vaisseau le Neptune, échoué dans l'ouragan de 1760. C'étaient deux râteaux de fer mis en action par deux grandes roues portées sur des barques : ces roues augmentaient leur effet en agissant sur des leviers supportés par des radeaux.
Nous vîmes un moulin à coton de son invention : l'eau le faisait mouvoir. Il était composé d'une multitude de petits cylindres de métal posés parallèlement. Des enfans présentent le coton à deux de ces cylindres, le coton passe et la graine reste. Ce même moulin servait à entretenir le vent d'une forge, à battre des grains et à faire de l'huile. Il nous apprit qu'il avait trouvé une veine de charbon de terre, un filon de mine de fer, une bonne terre à faire des creusets, et que les cendres des songes, espèce de nymphæa, brûlées avec du charbon, donnaient des verres de différentes couleurs. Nous quittâmes, l'après-midi, ce citoyen utile et mal récompensé.
Nous suivîmes un sentier qui s'éloigne du rivage d'une portée de fusil. Nous passâmes à gué la rivière Belle-Ile, dont l'embouchure est fort encaissée. A un quart de lieue de là, on entre dans un bois qui conduit à l'habitation de M. de Chazal. Ce terrain, qu'on appelle les plaines Saint-Pierre, est encore plus couvert de rochers que le reste de la route. En plusieurs endroits, nos noirs étaient obligés de mettre bas leurs charges, et de nous donner la main pour grimper. Une demi-heure avant d'arriver, Duval, ne pouvant plus supporter sa charge, la mit bas. Nous nous trouvâmes fort embarrassés, car il faisait nuit, et les autres noirs avaient pris les devans. Comment le retrouver au milieu des herbes et des bois? J'allumai du feu avec mon fusil, et nous l'entretînmes avec de la paille et des branches sèches ; après quoi, nous laissâmes là Duval, et lorsque nous fûmes arrivés à la maison, nous envoyâmes des noirs le chercher avec ses paniers.
Toute la côte est fort escarpée depuis la petite rivière jusqu'aux plaines Saint-Pierre. Nos curieux avaient trouvé dans les rochers la pourpre de Panama, la bouche-d'argent, des nérites, et des oursins à longues pointes. Sur le sable, on ne trouve que des débris de cames, de rouleaux, et de grappes-de-raisin, espèces de coraux.
Nous avions marché cinq heures le matin, et quatre heures l'après-midi.
DU 27 AOUT 1769.
Nous nous reposâmes tout le jour. Tout ce terrain pierreux est assez propre à la culture du coton, dont cependant le fil est court. Le café y est d'une bonne qualité, mais d'un faible rapport, comme dans tous les endroits secs.
LE 28.
Mes compagnons voulurent m'accompagner jusqu'à la dînée : nous nous mîmes en route à huit heures du matin.
Nous passâmes d'abord la rivière du Dragon à gué, ensuite celle du Galet de la même manière. La côte cesse là d'être escarpée, et nous eûmes le plaisir de marcher sur le sable, le long de la mer dans une grande plaine qui mène jusqu'à l'anse du Tamarin : elle peut avoir un quart de lieue de largeur, sur plus d'une lieue de longueur. Il n'y croît rien. On pourrait, ce me semble, y planter des cocotiers, qui se plaisent dans le sable. A droite, il y a un ruisseau de mauvaise eau, qui coule le long des bois.
Nous trouvâmes, dans des endroits que la mer ne couvre plus, des couches de madrépores fossiles, ce qui prouve qu'elle s'est éloignée de cette côte[6]. Nous dînâmes sur la rive droite de l'anse ; ensuite nous nous quittâmes en nous embrassant, et nous souhaitant un bon voyage. Nous avions trouvé, sur le sable, des débris de harpes, et d'olives très-grosses.
[6] J'observai que là où la mer étale, indépendamment des récifs du large, il y a à terre une espèce d'enfoncement ou chemin couvert naturel. On y pourrait mettre du canon ; mais avant tout, il faudrait des chemins.
De la Rivière-Noire il n'y avait plus qu'une petite lieue à faire pour aller coucher chez M. de Messin. Je passai d'abord à gué le fond de l'anse de Tamarin, et de là je suivis le bord de la mer avec beaucoup de fatigue : il est escarpé jusqu'à la Rivière-Noire. Je trouvai, le long de ses rochers, beaucoup d'espèces de crabes, et cette espèce de boudin dont j'ai parlé.
Le fond de l'anse est de sable, et on y pourrait débarquer, si ces positions rentrantes n'exposaient à des feux croisés. Une batterie à la pointe de sable de la rive droite de la Rivière-Noire y serait fort utile. J'avais marché trois heures le matin, et trois heures l'après-midi.
LE 29 ET LE 30.
A marée basse je fus me promener sur le bord de la mer : j'y trouvai le grand buccin et une espèce de faux-amiral.
LE 31.
Je partis à six heures du matin. Je passai la première Rivière-Noire à gué, près de la maison. Ensuite ayant voulu couper une petite presqu'île couverte de bois et de pierres, je m'embarrassai dans les herbes, et j'eus beaucoup de peine à retrouver le sentier ; il me mena sur le rivage, que je côtoyai, la marée étant basse. Sur toute cette plage, il y a beaucoup d'huîtres collées aux rochers : Duval, mon nouveau noir, se coupa le pied profondément en marchant sur leurs écailles : c'était à l'une des deux embouchures de la petite Rivière-Noire. Nous fîmes halte en cet endroit sur les huit heures du matin : je lui fis bassiner sa plaie, et boire de l'eau-de-vie, ainsi qu'à Côte. Comme ils étaient fort chargés, je pris le parti de faire deux haltes par jour, qui coupassent mes deux courses du matin et du soir, et de leur donner alors quelques rafraîchissemens. Cette légère douceur les remplit de force et de bonne volonté : ils m'eussent volontiers suivi ainsi jusqu'au bout du monde.
Entre les deux embouchures de la Rivière-Noire, un cerf poursuivi par des chiens et des chasseurs vint droit à moi. Il pleurait et bramait : ne pouvant pas le sauver, et ne voulant pas le tuer, je tirai un de mes coups en l'air. Il fut se jeter à l'eau, où les chiens en vinrent à bout. Pline observe que cet animal, pressé par une meute, vient se jeter à la merci de l'homme. Je m'arrêtai au premier ruisseau qu'on trouve après avoir passé les deux Rivières-Noires : il se jette à la mer vis-à-vis un petit îlot appelé l'îlot du Tamarin, qui n'est pas sur la carte ; on y va à pied à mer basse, et à l'îlot du Morne, où quelquefois l'on met les vaisseaux en quarantaine.
J'avais tout ce qui était nécessaire à mon dîner, hors la bonne chère. Je vis passer le long du rivage une pirogue pleine de pêcheurs malabares. Je leur demandai s'ils n'avaient point de poisson ; ils m'envoyèrent un fort beau mulet, dont ils ne voulurent pas d'argent. Je fis mettre ma cuisine au pied d'un tatamaque : j'allumai du feu ; un de mes noirs fut chercher du bois, l'autre de l'eau, celle de cet endroit étant saumâtre. Je dînai très-bien de mon poisson, et j'en régalai mes gens.
J'observai des blocs de roche ferrugineuse très-abondante en minéral. Il y a une bande de récifs qui s'étend depuis la Rivière-Noire jusqu'au morne Brabant, qui est la pointe de l'île, tout-à-fait sous le vent. Il n'y a qu'un passage pour venir à terre derrière le petit îlot de Tamarin.
A deux heures après midi je partis, mettant plus d'ordre dans ma marche. J'allais faire plus de vingt lieues dans une partie déserte de l'île, où il n'y a que deux habitans. C'est là que se réfugient les noirs marrons. Je défendis à mes gens de s'écarter : mon chien même, qui me devançait toujours, ne me précédait plus que de quelques pas ; à la moindre alerte, il dressait les oreilles et s'arrêtait ; il sentait qu'il n'y avait plus d'hommes. Nous marchâmes ainsi en bon ordre, en suivant le rivage, qui forme une infinité de petites anses. A gauche nous longions les bois, où règne la plus profonde solitude. Ils sont adossés à une chaîne de montagnes peu élevées, dont on voit la cime ; ce terrain n'est pas fort bon. Nous y vîmes d'abord des polchers, arbre venu des Indes, et d'autres preuves qu'on y avait commencé des établissemens. J'avais eu la précaution de prendre quelques bouteilles d'eau, et je fis bien, car je trouvai les ruisseaux, marqués sur le plan, absolument desséchés.
J'avais des inquiétudes sur la blessure de mon noir, qui saignait continuellement ; je marchais à petits pas ; nous fîmes une halte à quatre heures. Comme la nuit s'approchait, je ne voulus point faire le tour du morne ; mais je le coupai dans le bois par l'isthme qui le joint aux autres montagnes. Cet isthme n'est qu'une médiocre colline. Étant sur cette hauteur, je rencontrai un noir appartenant à M. Le Normand, habitant chez lequel j'allais descendre, et dont la maison était à un quart de lieue. Cet homme nous devança pendant que je m'arrêtais avec plaisir à considérer le spectacle des deux mers. Une maison placée en cet endroit y serait dans une situation charmante ; mais il n'y a pas d'eau. Comme je descendais ce monticule, un noir vint au-devant de moi avec une carafe pleine d'eau fraîche, et m'annonça que l'on m'attendait à la maison. J'y arrivai. C'était une longue case de palissades, couverte de feuilles de latanier. Toute l'habitation consistait en huit noirs, et la famille en neuf personnes : le maître et la maîtresse, cinq enfans ; une jeune parente et un ami. Le mari était absent ; voilà ce que j'appris avant d'entrer.
Je ne vis dans toute la maison qu'une seule pièce ; au milieu, la cuisine ; à une extrémité, les magasins et les logemens des domestiques ; à l'autre bout, le lit conjugal, couvert d'une toile sur laquelle une poule couvait ses œufs ; sous le lit, des canards ; des pigeons sous la feuillée, et trois gros chiens à la porte. Aux parois étaient accrochés tous les meubles qui servent au ménage ou au travail des champs. Je fus véritablement surpris de trouver dans ce mauvais logement une dame très-jolie. Elle était Française, née d'une famille honnête, ainsi que son mari. Ils étaient venus, il y avait plusieurs années, chercher fortune ; ils avaient quitté leurs parens, leurs amis, leur patrie, pour passer leur vie dans un lieu sauvage où l'on ne voyait que la mer et les escarpemens affreux du morne Brabant : mais l'air de contentement et de bonté de cette jeune mère de famille semblait rendre heureux tout ce qui l'approchait. Elle allaitait un de ses enfans ; les quatre autres étaient rangés autour d'elle, gais et contens.
La nuit venue, on servit avec propreté tout ce que l'habitation fournissait. Ce souper me parut fort agréable. Je ne pouvais me lasser de voir ces pigeons voler autour de la table, ces chèvres qui jouaient avec les enfans, et tant d'animaux réunis autour de cette famille charmante. Leurs jeux paisibles, la solitude du lieu, le bruit de la mer, me donnaient une image de ces premiers temps où les filles de Noé, descendues sur une terre nouvelle, firent encore part aux espèces douces et familières, du toit, de la table et du lit.
Après souper, on me conduisit coucher à deux cents pas de là, à un petit pavillon en bois, que l'on venait de bâtir. La porte n'était pas encore mise, j'en fermai l'ouverture avec les planches dont on devait la faire. Je mis mes armes en état ; car cet endroit est environné de noirs marrons. Il y a quelques années que quarante d'entre eux s'étaient retirés sur le morne, où ils avaient fait des plantations : on voulut les forcer ; mais plutôt que de se rendre, ils se précipitèrent tous dans la mer.
LE 1er SEPTEMBRE.
Le maître de la maison étant revenu pendant la nuit, il m'engagea à différer mon départ jusqu'à l'après-midi : il voulait m'accompagner une partie du chemin. Il n'y avait que trois petites lieues de là à Belle-Ombre, dernière habitation où je devais coucher. Comme mon noir était blessé, la jeune dame voulut elle-même lui préparer un remède pour son mal. Elle fit sur le feu une espèce de baume samaritain, avec de la térébenthine, du sucre, du vin et de l'huile. Après l'avoir fait panser, je le fis partir d'avance avec son camarade. A trois heures après dîner, je pris congé de cette demeure hospitalière et de cette femme aimable et vertueuse. Nous nous mîmes en route, son mari et moi ; c'était un homme très-robuste : il avait le visage, les bras et les jambes brûlés du soleil. Lui-même travaillait à la terre, à abattre les arbres, à les charrier ; mais il ne souffrait, disait-il, que du mal que se donnait sa femme pour élever sa famille : elle s'était encore depuis peu chargée d'un orphelin. Il ne me conta que ses peines, car il vit bien que je sentais son bonheur.
Nous passâmes un ruisseau près de la maison, et nous marchâmes sur la pelouse jusqu'à la pointe du corail. Dans cet endroit la mer pénètre dans l'île entre deux chaînes de rochers à pic : il faut suivre cette chaîne, en marchant par des sentiers rompus et en s'accrochant aux pierres. Le plus difficile est de l'autre côté de l'anse, en doublant la pointe appelée le Cap. Je vis passer des noirs ; ils se collaient contre les flancs du roc : s'ils eussent fait un faux pas, il tombaient à la mer. Dans les gros temps ce passage est impraticable ; la mer s'y engouffre et y brise d'une manière effroyable. En calme, les petits vaisseaux entrent dans l'anse, au fond de laquelle ils chargent du bois. Heureusement il s'y trouva le Désir, senau du roi : il nous prêta sa chaloupe pour passer le détroit. M. Le Normand me conduisit de l'autre côté, et nous nous dîmes adieu en nous embrassant cordialement.
J'arrivai, en trois heures de marche sur une pelouse continuelle, au-delà de la pointe de Saint-Martin. Souvent j'allais sur le sable, et quelquefois sur ce gazon fin, qui croît par flocons épais comme la mousse. Dans cet endroit je trouvai une pirogue, où M. Étienne, associé à l'habitation de Belle-Ombre, m'attendait. Nous fûmes en peu de temps rendus à sa maison, située à l'entrée de la rivière des citronniers. On construisait sur la rive gauche un vaisseau de deux cents tonneaux.
Depuis M. Le Normand, toute cette partie est d'une fraîcheur et d'une verdure charmante : c'est une savanne sans roche, entre la mer et les bois, qui sont très-beaux.
Avant de passer le Cap, on remarque un gros banc de corail, élevé de plus de quinze pieds. C'est une espèce de récif que la mer a abandonné : il règne au pied une longue flaque d'eau dont on pourrait faire un bassin pour de petits vaisseaux. Depuis le morne Brabant, il y a, au large, une ceinture de brisans, où il n'y a de passage que vis-à-vis des rivières.
DU 2.
Le remède appliqué à la blessure de mon noir l'ayant presque guéri, je fixai mon départ à l'après-midi. Le matin, je me promenai en pirogue, entre les récifs et la côte. L'eau du fond était très-claire : on y voyait des forêts de madrépores de cinq ou six pieds d'élévation, semblables à des arbres : quelques-uns avaient des fleurs. Différentes espèces de poissons de toutes couleurs nageaient dans leurs branches, on y voyait serpenter de belles coquilles, entre autres une tonne magnifique, que le mouvement de la pirogue effraya ; elle fut se nicher sous une touffe de corail. J'aurais fait une riche collection, mais je n'avais ni plongeur, ni pince de fer, pour soulever les plantes de ce jardin maritime, et pour déraciner ces arbres de pierre. J'en rapportai le rocher appelé l'oreille-de-Midas, le drap-d'or, et quelques gros rouleaux garnis de leur peau velue.
Nous eûmes à dîner deux officiers du Désir, qui, conjointement avec M. Étienne, voulurent m'accompagner jusqu'au bras de mer de la Savanne, à trois lieues de là. Personne n'y demeure, mais il y a quelques cases de paille. Le matin on avait fait partir d'avance tous les noirs ; après midi je me mis en route, et je pris seul le devant. J'arrivais au Poste-Jacotet : c'est un endroit où la mer entre dans les terres, en formant une baie de forme ronde. On voit au milieu un petit îlot triangulaire : cette anse est entourée d'une colline qui la clôt comme un bassin. Elle n'est ouverte qu'à l'entrée où passe l'eau de la mer, et au fond, où coulent, sur un beau sable, plusieurs ruisseaux qui sortent d'une pièce d'eau douce où je vis beaucoup de poissons. Autour de cette pièce d'eau sont plusieurs monticules qui s'élèvent les uns derrière les autres en amphithéâtre. Ils étaient couronnés de bouquets d'arbres, les uns en pyramide comme des ifs, les autres en parasol : derrière eux s'élançaient quelques têtes de palmistes avec leurs longues flèches garnies de panaches. Toute cette masse de verdure, qui s'élève du milieu de la pelouse, se réunit à la forêt et à une branche de montagne qui se dirige à la Rivière-Noire. Le murmure des sources, le beau vert des flots marins, le souffle toujours égal des vents, l'odeur parfumée des veloutiers, cette plaine si unie, ces hauteurs si bien ombragées, semblaient répandre autour de moi la paix et le bonheur. J'étais fâché d'être seul : je formais des projets ; mais du reste de l'univers, je n'eusse voulu que quelques objets animés, pour passer là ma vie.
Je quittai à regret ces beaux lieux. A peine j'avais fait deux cents pas que je vis venir à ma rencontre une troupe de noirs armés de fusils. Je m'avançai vers eux, et je les reconnus pour des noirs de détachement, sorte de maréchaussée de l'île : ils s'arrêtèrent auprès de moi. L'un d'eux portait dans une calebasse deux petits chiens nouveaux-nés ; un autre menait une femme attachée par le cou à une corde de jonc : c'était le butin qu'ils avaient fait sur un camp de noirs marrons qu'ils venaient de dissiper. Ils en avaient tué un, dont ils me montrèrent le gris-gri, espèce de talisman fait comme un chapelet. La négresse paraissait accablée de douleur. Je l'interrogeai ; elle ne me répondit pas. Elle portait sur le dos un sac de vacoa. Je l'ouvris. Hélas! c'était une tête d'homme. Le beau paysage disparut, je ne vis plus qu'une terre abominable[7].
[7] Cette femme appartenait à un habitant appelé M. de Laval.
Mes compagnons me retrouvèrent comme je descendais par une pente difficile au bras de mer de la Savanne. Il était nuit, nous nous assîmes sous des arbres dans le fond de l'anse : on alluma des flambeaux, et on servit à souper.
On parla des noirs marrons ; car ils avaient aussi rencontré le détachement où était cette malheureuse, qui portait peut-être la tête de son amant! M. Étienne nous dit qu'il y avait des troupes de deux et trois cents noirs fugitifs aux environs de Belle-Ombre, qu'ils élisaient un chef auquel ils obéissaient sous peine de la vie. Il leur est défendu de rien prendre dans les habitations du voisinage, d'aller le long des rivières fréquentées chercher du poisson ou des songes. La nuit, ils descendent à la mer pour pêcher ; le jour, ils forcent des cerfs dans l'intérieur des bois avec des chiens bien dressés. Quand il n'y a qu'une femme dans la troupe elle est pour le chef ; s'il y en a plusieurs, elles sont communes. Ils tuent, dit-on, les enfans qui en naissent, afin que leurs cris ne les dénoncent pas. Ils s'occupent tous les matins à jeter les sorts pour présager la destinée du jour.
Il nous conta qu'étant à la chasse l'année précédente, il rencontra un noir marron ; que s'étant mis à le poursuivre en l'ajustant, son fusil manqua jusqu'à trois fois. Il allait l'assommer à coups de crosse, lorsque deux négresses sortirent du bois et vinrent en pleurant se jeter à ses pieds. Le noir profita du moment et s'enfuit. Il amena chez lui ces deux généreuses créatures ; il nous en avait montré une le matin.
Nous passâmes la nuit sous des paillettes.
J'avais remarqué qu'on pouvait faire du Poste-Jacotet, cette position si riante, un très-bon port pour de petits vaisseaux, en ôtant du bassin quelques plateaux de corail. Le bras de mer de la Savanne sert aussi aux embarcations des gaulettes. Toute cette partie est la plus belle portion de l'île ; cependant elle est inculte, parce qu'il est difficile d'y communiquer avec le chef-lieu, à cause des montagnes de l'intérieur, et par la difficulté de revenir au vent du port en doublant le morne Brabant.
LE 3 SEPTEMBRE.
M. Étienne et M. de Clèzemure, capitaine du Désir, vinrent m'accompagner jusqu'au bord de la rive gauche de la Savanne, qui est encore plus escarpée que la rive droite ; en cet endroit leurs chiens forcèrent un cerf. Je pris congé d'eux pour faire seul les douze lieues qui restaient dans un pays où il n'y a plus d'habitans.
J'observai, chemin faisant, que la prairie devenait plus large, les bois plus épais et plus beaux. Les montagnes sont enfoncées dans l'intérieur ; on n'en voit que les sommets dans le lointain.
De temps en temps je trouvai quelques ravins. En deux heures de marche, je passai trois rivières à gué. La seconde, qui est celle des Anguilles, est assez difficile ; son lit est plein de rochers, et son courant rapide. Il s'y jette des sources d'eau ferrugineuse qui la couvrent d'une huile couleur de gorge-de-pigeon.
Chemin faisant, je vis un de ces éperviers appelés mangeurs de poules. Il était perché sur un tronc de latanier ; je l'ajustai presque à bout portant, les deux amorces de mon fusil s'embrasèrent et les coups ne partirent pas. L'oiseau resta tranquille, et je le laissai là. Cette petite aventure me fit faire attention à tenir mes armes en meilleur état, en cas d'attaque des noirs marrons.
Je m'arrêtai sur la rive gauche de la troisième rivière, au bord de la mer, sur des plateaux de rochers ombragés par un veloutier. Mes noirs m'en firent une espèce de tente en jetant mon manteau dessus les branches. Ils me firent à dîner, et me pêchèrent quelques conques persiques et des oreilles-de-Midas.
A deux heures après dîner, je me mis en route, mon fusil en bon état et mes gens en bon ordre. Les surprises n'étaient point à craindre : la plaine est découverte et les bois assez éloignés. Le sentier était très-beau et sablé. Pour marcher plus à mon aise, et n'être pas obligé de me déchausser au passage de chaque rivière, je résolus de marcher nu-pieds comme les chasseurs du matin[8]. Cette façon d'aller est non seulement la plus naturelle, mais la plus sûre ; le pied saisit comme une main les angles des rochers. Les noirs ont cette partie si exercée qu'ils s'en servent pour ramasser une épingle à terre. Ce n'est donc pas en vain que la nature divisa ces membres en doigts, et les doigts en articulations.
[8] L'homme civilisé enferme son pied dans une chaussure ; il est sujet aux cors que les nègres ne connaissent pas. De toutes les parties de son individu qu'il immole à son opinion, c'est sans doute le sacrifice qui lui coûte le moins. On prétend même qu'il y a un plus grand inconvénient à porter perruque, surtout lorsqu'on se fait raser la tête. On croit que cette opération est cause des apoplexies si fréquentes aujourd'hui, et qui étaient si rares chez les anciens. Je crois même que Pline, qui parle des maladies de son temps, ne fait pas mention de celle-là.
Après avoir fait ces réflexions, je me déchaussai et je passai à gué la première rivière ; mais en sortant de l'eau, je reçus un violent coup de soleil sur les jambes ; elles devinrent rouges et enflammées. Au passage de la seconde, je me blessai à un talon et à un orteil. En mettant mon pied dans l'eau, j'éprouvai à mes blessures une douleur fort vive. Je renonçai à mon projet, fâché d'avoir perdu un des avantages de la constitution humaine, faute d'exercice.
J'arrivai à la rivière du Poste, que je traversai à gué sur le dos de mon noir, à une portée de canon de son embouchure. Elle coule avec grand bruit sur des rochers. Ses eaux sont si transparentes que je distinguais au fond des limaçons noirs à pointes. J'éprouvai dans ce passage une sorte d'horreur. Le soleil était près de se coucher ; je ne voulus pas aller plus loin. Je marchai sur les pierres, le long de sa rive gauche, pour gagner une paillotte que j'avais aperçue adossée à un des caps de son embouchure. Il me fut impossible d'aller jusque là. Ce n'étaient que des monceaux de roches. Je revins sur mes pas, et je repris le sentier qui me mena au haut du ravin au bas duquel elle coule. J'aperçus, à main gauche, dans un enfoncement, un petit bouquet détaché de buissons, d'arbres et de lianes, dans lequel on ne pouvait pénétrer. L'idée me vint de m'ouvrir un passage avec une hache et de me loger au centre comme dans un nid. Ce gîte me paraissait sûr ; mais comme il vint à tomber un peu de pluie, je pensai qu'il vaudrait mieux encore loger sous le plus mauvais toit. Je descendis l'enfoncement jusqu'au bord de la mer, et j'eus un grand plaisir de trouver sur ma droite la paillotte que j'avais aperçue de l'autre rive : c'était un toit de feuilles de latanier appliqué contre la roche. A droite, était le chemin impraticable que j'avais tenté ; à gauche, le chemin par où j'étais descendu, et devant moi le bord de la mer. Tout me parut également disposé pour la sûreté et la commodité ; on me fit un lit d'herbes sèches, et je me couchai. Je fis mettre mes paniers enfilés de leur bâton, à droite et à gauche de mon lit, comme des barrières, un de mes noirs à chaque entrée de l'ajoupa, mes pistolets sous mon oreiller, mon fusil auprès de moi, et mon chien à mes pieds.
A peine ces dispositions étaient faites qu'un frisson me saisit. C'est la suite des coups de soleil, qui sont presque toujours suivis de la fièvre. Mes jambes étaient douloureuses et enflées. On me fit de la limonade ; on alluma de la bougie, et je m'occupai à noter des observations sur ma route, et quelques erreurs sur la carte.
Toute la côte, depuis le bras de mer de la Savanne, est escarpée et inabordable. Les rivières qui s'y jettent sont fort encaissées. Il serait impossible de faire ce chemin à cheval. On s'opposerait aisément à la marche d'une troupe ennemie, chaque rivière étant un fossé d'une profondeur effrayante. Quant au pays, il m'a paru la plus belle portion de l'île.
Sur le minuit, la fièvre me quitta et je m'endormis. A trois heures et demie du matin, mon chien me réveilla, et sortit de l'ajoupa en aboyant de toutes ses forces. J'appelai Côte et lui dis de se lever. Je sortis avec mes armes ; mais je ne vis qu'un ciel bien étoilé. Mon noir revint au bout de quelques momens, et me dit qu'il avait entendu siffler deux fois auprès du bois. Je fis rallumer le feu ; j'ordonnai à mes gens de veiller et je posai Côte en sentinelle avec mon sabre.
La mer venait briser dans les rochers, presque jusqu'à ma chaumière. Ce fracas joint à l'obscurité m'invitait au sommeil ; mais je n'étais pas sans inquiétude : j'étais à cinq lieues de toute habitation, si la fièvre me reprenait, je ne savais où trouver des secours. Les noirs marrons me donnaient peu de crainte : mes deux noirs paraissaient bien déterminés, et j'étais dans un lieu où je pouvais soutenir un siége. Après tout, je me félicitai de ne m'être pas campé dans le bosquet.
Dès qu'on put distinguer les objets, je fis boire un verre d'eau-de-vie à mes factionnaires, et je me mis en route : ils commençaient à être bien moins chargés, nos provisions diminuant chaque jour.
LE 4 SEPTEMBRE.
Je partis à cinq heures et demie du matin, résolu de faire un effort pour arriver à la première habitation d'une seule traite.
A peu de distance, nous trouvâmes une petite rivière, et un peu plus loin un ruisseau presque à sec. Après une heure de marche, toute cette belle pelouse qui commence au morne Brabant finit, et l'on entre sur un terrain couvert de rochers comme dans le reste de l'île. L'herbe, cependant, en est plus verte ; c'est un gramen à large feuille, très-propre au pâturage.
Je passai à gué le bras de mer du Chalan, sur un banc de sable. Il est mal figuré sur le plan. La mer entre profondément dans les terres par un passage étroit, dont je pense qu'on pourrait faire un grand parc pour la pêche, en le barrant de claires-voies.
Je trouvai sur sa rive gauche un ajoupa où je me reposai.
A une demi-lieue de là, le sentier se divise en deux ; je pris celui de la gauche, qui entre dans les bois ; il me conduisit dans un grand chemin frayé de chariots. La vue des ornières qui me désignaient le voisinage de quelque maison considérable, me fit un grand plaisir : j'aimais encore mieux voir des pas de cheval que des pas d'homme. Nous arrivâmes à une habitation dont le maître était absent, ce qui nous fit revenir sur nos pas, et suivre un sentier du bois qui nous mena chez un habitant appelé M. Delaunay. Il était temps d'arriver ; je ne pouvais plus me soutenir sur mes jambes qui étaient très-enflées. Il me prêta un cheval pour me rendre à deux lieues de là à l'habitation des prêtres.
Je passais successivement la rivière de la Chaux qui est fort encaissée, et celle des Créoles. A trois quarts de lieue de cette dernière, je traversai en pirogue une des anses du port du sud-est.
Les bords en sont couverts de mangliers. Tout ce paysage est fort agréable ; il est coupé de collines couvertes d'habitations. De temps en temps on traverse des bouquets de bois remplis d'orangers. Il était six heures du soir quand j'arrivai chez le frère directeur de l'habitation. On me bassina les jambes d'eau de fleur de sureau, et je me reposai avec grand plaisir.
DU 5.
Il n'y a qu'une lieue de là au grand Port. Le frère me prêta un cheval, et j'arrivai à la ville sur les dix heures. C'est une espèce de bourg où il y a une douzaine de maisons. Les édifices les plus remarquables sont un moulin ruiné, et le gouvernement qui ne vaut guère mieux. Derrière la ville est une grande montagne, et devant elle est la mer, qui forme en cet endroit une baie profonde de deux lieues, à compter des récifs de son ouverture, et de quatre lieues de longueur depuis la pointe des deux Cocos jusqu'à celle du Diable.
Je descendis chez le curé.
DES 6, 7 ET 8.
J'étais enchanté de mon hôte, et du paysage que j'avais vu ; mais il faut se méfier des lieux où vient la fleur d'orange : le curé ne buvait que de l'eau, ainsi que ses paroissiens. Il faut souvent un mois de navigation pour venir du Port-Louis ; souvent les habitans sont exposés à manquer de tout ce qui vient d'Europe. Je fis part de mes provisions à M. Delfolie ; c'était le nom du missionnaire, qui était un fort honnête homme.
Le Port du sud-est fut d'abord habité par les Hollandais ; on voit encore un de leurs anciens édifices qui sert de chapelle. On entre dans le port par deux passes, l'une à la pointe du Diable pour les petits vaisseaux ; l'autre, plus considérable, à côté d'un îlot, vers le milieu. Il y a deux batteries à ces deux endroits, et une troisième appelée batterie de la Reine, située au fond de la baie.
Si mon indisposition l'eût permis j'aurais examiné les corps étrangers que la mer jette sur les récifs, pour former quelques conjectures sur les terres qui sont au vent ; mais je pouvais à peine me soutenir ; la peau de mes jambes tomba même entièrement.
Voici les observations que je pus recueillir.
Les baleines entrent quelquefois dans le Port du sud-est, où il serait aisé de les harponner. Cette côte est fort poissonneuse, et c'est l'endroit de l'île où l'on trouve les plus beaux coquillages, entre autres des olives et des vis. On me donna quelques huîtres violettes de l'embouchure de la rivière de la Chaux, et une espèce de cristallisation que l'on trouve au fond du lit de la rivière Sorbès qui en est voisine.
Je vis pendant trois nuits une comète qui paraissait depuis quinze jours. Son noyau était pâle et nébuleux, sa queue blanche et très-étendue, les rayons en divergeaient peu. Je dessinai sa position dans le ciel, au-dessous des Trois Rois. Sa route était vers l'est, et sa queue dirigée à l'ouest. Le 6, à deux heures et demie du matin, elle me parut élevée de plus de 50 degrés sur l'horizon. Je ne pus rendre mon observation plus précise faute d'instrument.
Je trouvai ici l'air d'une fraîcheur agréable, la campagne belle et fertile ; mais ce bourg est si désert que dans un jour je ne vis passer que deux noirs sur la place publique.
LE 9 SEPTEMBRE.
Je me sentais assez rétabli pour continuer ma route dans des lieux habités. Je fixai ma couchée à quatre lieues de là, à l'embouchure de la grande rivière, qui est un peu plus grande que celle qui porte le même nom, près du Port-Louis.
Nous partîmes à six heures du matin, en suivant le rivage qui est découpé d'anses où croissent des mangliers. Il est probable que la mer en a apporté les graines de quelque terre plus au vent. Nous longions, sur la gauche, une chaîne de montagnes élevées, couvertes de bois. La campagne est coupée de petites collines couvertes d'une herbe fraîche ; ce pays, où l'on élève beaucoup de bestiaux, est agréable à voir, mais fatigant à parcourir.
Après avoir marché deux lieues, nous vîmes, sur une hauteur, une belle maison de pierre. Je m'y arrêtai pour m'y reposer ; elle appartenait à un riche habitant appelé La V***. Il était absent. Sa femme était une grande créole sèche, qui allait nu-pieds suivant l'usage du canton. En entrant dans l'appartement, je la trouvai au milieu de cinq ou six filles, et d'autant de gros dogues qui voulurent étrangler mon chien ; on les mit à la porte, et madame de La V*** y posa en faction une négresse nue, qui n'avait pour tout habit qu'une mauvaise jupe. Je demandai à passer le temps de la chaleur. Après les premiers complimens, un des chiens trouva le moyen de rentrer dans la salle, et le vacarme recommença. Madame de la V*** tenait à la main une queue de raie épineuse ; elle en lâcha un coup sur les épaules nues de l'esclave qui en furent marquées d'une longue taillade, et un revers sur le mâtin qui s'enfuit en hurlant.
Cette dame me conta qu'elle avait manqué de se noyer en allant en pirogue harponner la tortue sur les brisans. Elle allait dans les bois, à la chasse des noirs marrons ; elle s'en faisait honneur : mais elle me dit que le gouverneur lui avait reproché de chasser le cerf, ce qui est défendu ; ce reproche l'avait outrée : « J'eusse mieux aimé, me dit-elle, qu'il m'eût donné un coup de poignard dans le cœur. »
A quatre heures après midi, je quittai cette Bellone qui chassait aux hommes ; nous coupâmes par un sentier la pointe du Diable, ainsi appelée, parce que les premiers navigateurs y virent, dit-on, varier leur boussole sans en savoir la raison. Nous passâmes en canot l'embouchure de la grande rivière qui n'est point navigable, à cause d'un banc de sable qui la traverse, et d'une cascade qu'elle forme à un demi-quart de lieue de là.
On a bâti sur sa gauche une redoute en terre, au commencement du chemin qui mène à Flacque : nous le suivîmes par l'impossibilité de marcher le long du rivage, tout rompu de roches. On rentre ici dans les bois, qui sont très-beaux, et pleins d'orangers. A un quart de lieue de là je trouvai une habitation dont le maître était absent : je m'y arrêtai.
J'avais marché deux heures et demie le matin, et autant l'après-midi.
LE 10 SEPTEMBRE.
Nous suivîmes la grande route de Flacque, jusqu'à un quart de lieue au-delà de la rivière Sèche, que nous passâmes à gué comme les autres ; ensuite, prenant à droite par un sentier, j'arrivai sur le bord de la mer à l'Anse d'eau douce, où il y avait un poste de trente hommes.
Nous reprîmes le rivage, qui commence là à être praticable. Je passai, sur le dos de Côte, un petit bras de mer assez profond. De temps en temps le sable est couvert de rochers, jusqu'à une longue prairie couverte du même chiendent que j'avais trouvé aux environs de Belle-Ombre. Toute cette partie est sèche et aride ; les bois sont petits et maigres, et s'étendent aux montagnes qu'on voit de loin : cette plaine, qui a trois grandes lieues, ne vaut pas grand'chose ; elle s'étend jusqu'à un établissement appelé les Quatre Cocos. Il n'y a d'autre eau que celle d'un puits saumâtre percé dans des rochers pleins de mines de fer.
Après dîner, un sentier sur la gauche nous mena dans les bois, où nous retrouvâmes des rochers. Nous arrivâmes sur le bord de la rivière de Flacque, à un quart de lieue de son embouchure : nous la traversâmes sur des planches. Je la côtoyai en traversant les habitations, qui y sont en grand nombre, et je vins descendre au magasin, situé sur la rive gauche. Il y avait un poste commandé par un capitaine de la légion, appelé M. Gautier, qui m'offrit un gîte.
LE 11.
Je me reposai. Le quartier de Flacque est un des mieux cultivés de l'île : on en tire beaucoup de riz. Il y a une passe dans les récifs, qui permet aux gaulettes de venir charger jusqu'à terre.
LE 12.
Mon hôte voulut m'accompagner une partie du chemin ; nous fûmes en pirogue jusqu'auprès du poste de Fayette. Presque toute la côte est couverte jusque là de roches brisées et de mangliers. Près du débarquement nous vîmes sur le sable des traces de tortue, ce qui nous fit mettre pied à terre ; mais nous ne trouvâmes que le nid. Nous passâmes à gué l'anse aux Aigrettes, bras de mer assez large. J'étais sur les épaules de mon noir ; quand nous fûmes au milieu du trajet, la mer qui montait pensa le renverser : il eut de l'eau jusqu'au cou, et je fus bien mouillé. A quelque distance, nous en trouvâmes une autre, appelée l'Anse aux Requins. J'y remarquai de larges plateaux de rochers, percés d'un grand nombre de trous ronds, d'un pied de diamètre : quelques-uns étaient de la profondeur de ma canne. Je présumai que quelque lave de volcan, ayant coulé jadis sur une portion de forêt, avait consumé les troncs des arbres, et conservé leur empreinte.
Du poste de Fayette à la rivière du Rempart, la prairie continue. Ce quartier est encore bien cultivé : nous y dînâmes. Je passai la rivière ; ensuite je continuai seul ma route jusqu'au-delà de la rivière des Citronniers. Le soleil baissait déjà à l'horizon, lorsque je rencontrai un habitant qui m'engagea fort honnêtement à entrer chez lui ; cet honnête homme s'appelait le sieur Gole.
LE 13 SEPTEMBRE.
Il m'offrit, le matin, son cheval pour me rendre à la ville, dont je n'étais plus éloigné que de cinq lieues. J'aurais bien voulu achever le tour de l'île ; mais il y avait quatre lieues de pays inhabité, où l'on ne trouve pas d'eau. D'ailleurs, de la pointe des Canonniers, je connaissais le rivage jusqu'au Port.
J'acceptai l'offre de mon hôte. Je partis de ce quartier qu'on appelle la Poudre-d'Or, à cause, dit-on, de la couleur du sable, qui me parut blanc comme ailleurs. Je passai d'abord la rivière qui porte le nom du quartier. J'entrai ensuite dans de grands bois ; le sol en est bon, mais il n'y a point d'eau. J'arrivai au quartier des Pamplemousses : les terres en paraissent épuisées, parce qu'on les cultive depuis plus de trente ans sans les fumer. J'en passai la rivière à gué, ainsi que la rivière Sèche et celle des Lataniers, et j'arrivai le soir au Port.
J'avais trouvé toutes les campagnes en rapport couvertes de pierres, excepté quelques cantons des Pamplemousses.
Je n'ai vu sur ma route aucun monument intéressant. Il y a trois églises dans l'île : la première au Port-Louis, la seconde au Port du sud-est, et la troisième, qui est la plus propre, aux Pamplemousses. Les deux autres ressemblent à de petites églises de village. On en avait construit une au Port-Louis, sur un assez beau plan ; mais le comble en étant trop élevé, les ouragans ont fait fendre les murs qui le supportent. On s'en sert quelquefois au lieu de magasins, qui sont rares dans l'île. La plupart sont construits en bois ; c'est une matière qu'on ne devrait jamais employer pour les bâtimens publics, surtout ici, où les poutres ne durent pas plus de quarante ans, quand les carias ne les détruisent pas plus tôt. D'ailleurs, la pierre se rencontre partout, et l'île est entourée de corail, dont on fait de la chaux. La plus grande difficulté est aux fondations, où l'on est toujours obligé de faire sauter des roches avec de la poudre, mais, tout compensé, je ne crois pas qu'un bâtiment en pierre coûte ici un tiers plus cher qu'un bâtiment en bois. Celui-ci, il est vrai, est bientôt prêt, mais bientôt ruiné. Les gens pressés de jouir ne jouissent jamais.
On compte que l'île a environ quarante-cinq lieues de tour. Elle est arrosée d'un grand nombre de ruisseaux fort encaissés : ils sortent du centre de l'île pour se rendre à la mer. Quoique nous fussions dans la saison sèche, j'en ai traversé plus de vingt-quatre, remplis d'une eau fraîche et saine. J'estime qu'il y a la moitié de l'île en friche, un quart de cultivé, un autre quart en pâturages, bons et mauvais.