Voyage à l'Ile-de-France (1/2)
VOYAGE
A L'ILE-DE-FRANCE.
LETTRE PREMIÈRE.
De Lorient, le 4 janvier 1768.
Je viens d'arriver à Lorient après avoir éprouvé un froid excessif. Tout était glacé depuis Paris jusqu'à dix lieues au-delà de Rennes. Cette ville, qui fut incendiée en 1720, a quelque magnificence, qu'elle doit à son malheur. On y remarque plusieurs bâtimens neufs, deux places assez belles, la statue de Louis XV, et surtout celle de Louis XIV. L'intérieur du Parlement est assez bien décoré, mais, ce me semble, avec trop d'uniformité. Ce sont partout des lambris peints en blanc, relevés de moulures dorées. Ce goût règne dans la plupart des églises et des grands édifices. D'ailleurs, Rennes m'a paru triste. Elle est au confluent de la Vilaine et de l'Ille, deux petites rivières qui n'ont point de cours. Ses faubourgs sont formés de petites maisons assez sales ; ses rues mal pavées. Les gens du peuple s'habillent d'une grosse étoffe brune, ce qui leur donne un air pauvre.
J'ai vu en Bretagne quantité de terres incultes. Il n'y croît que du genêt, et une plante à fleurs jaunes qui ne paraît composée que d'épines : les paysans l'appellent lande ou jan ; ils la pilent et la font manger aux bestiaux. Le genêt ne sert qu'à chauffer les fours : on pourrait en tirer un meilleur parti, surtout dans une province maritime. Les Romains en faisaient d'excellens cordages, qu'ils préféraient au chanvre pour le service des vaisseaux. C'est à Pline que je dois cette observation ; on sait qu'il commanda les flottes de l'empire.
Ne pourrait-on pas, dans ces landes, planter avec succès la pomme de terre, subsistance toujours assurée, qui ne craint ni l'inconstance des saisons, ni les magasins des monopoleurs?
L'industrie paraît étouffée par le gouvernement aristocratique ou des États. Le paysan, qui n'y a point de représentans, n'y trouve aucune protection. En Bretagne, il est mal vêtu, ne boit que de l'eau, et ne vit que de blé noir.
La misère des hommes croît toujours avec leur dépendance. J'ai vu le paysan riche en Hollande, à son aise en Prusse, dans un état supportable en Russie, et dans une pauvreté extrême en Pologne : je verrai donc le nègre, qui est le paysan de nos colonies, dans une situation déplorable. En voici, je crois, la raison. Dans une république il n'y a point de maître, dans une monarchie il n'y en a qu'un ; mais le gouvernement aristocratique donne à chaque paysan un despote particulier.
De la liberté naît l'industrie. Le paysan suisse est ingénieux, le serf polonais n'imagine rien. Cette stupeur de l'âme, plus propre que la philosophie à supporter les grands maux, paraît un bienfait de la Providence. « Quand Jupiter, dit Homère, réduit un homme à l'esclavage, il lui ôte la moitié de son esprit. »
Passez-moi ces réflexions. Il est difficile de voir de grandes misères, sans en chercher le remède ou la cause.
Vers la Basse-Bretagne, la nature paraît, en quelque sorte, rapetissée. Les collines, les vallons, les arbres, les hommes et les animaux y sont plus petits qu'ailleurs. La campagne, divisée en champs de blé, en pâturages entourés de fossés, et ombragés de chênes, de châtaigniers et de haies vives, a un air négligé et mélancolique qui me plairait, sans la saison qui rend tous les paysages tristes.
On trouve, en plusieurs endroits, des carrières d'ardoise, de marbre rouge et noir, des mines de plomb mêlé d'un argent très-ductile. Mais les véritables richesses du pays sont ses toiles, ses fils et ses bestiaux. L'industrie renaît avec la liberté, par le voisinage des ports de mer. C'est peut-être le seul bien que produise le commerce maritime, qui n'est guère qu'une avarice dirigée par les lois. Singulière condition de l'homme de tirer souvent de ses passions plus d'avantages que de sa raison!
Le paysan bas-breton est à son aise. Il se regarde comme libre dans le voisinage d'un élément sur lequel tous les chemins sont ouverts. L'oppression ne peut s'étendre plus loin que sa fortune. Est-il trop pressé? il s'embarque. Il retrouve sur le vaisseau où il se réfugie, le bois des chênes de son enclos, les toiles que sa famille a tissues, le blé de ses guérets, et les dieux de ses foyers qui l'ont abandonné. Quelquefois dans l'officier de son vaisseau, il reconnaît le seigneur de son village. A leur misère commune, il voit que ce n'est qu'un homme souvent plus à plaindre que lui. Libre sur sa propre réputation, il devient le maître de la sienne ; et, du bout de la vergue où il est perché, il juge, au milieu du feu et de l'orage, celui qu'aux États il n'eût osé examiner.
Je n'ai point encore vu Lorient. Une demi-lieue avant d'arriver, nous avons passé en bac, un petit bras de mer ; voilà tout ce que j'ai pu distinguer. Un brouillard épais couvrait tout l'horizon : c'est un effet du voisinage de la mer ; aussi l'hiver y est moins rude.
Cette observation a encore lieu le long des étangs et des lacs. Ne serait-ce point pour favoriser, même en hiver, la génération d'une multitude d'insectes et de vermisseaux aquatiques qui habitent le sable des rivages? Quoi qu'il en soit, la facilité d'y vivre et la température y attirent, du nord, un nombre infini d'oiseaux de mer et de rivière. La nature peut bien leur réserver quelques lisières de côte, quelque portion d'air tempéré, elle qui a destiné plus de la moitié de ce globe aux seuls poissons.
Je suis, etc.