Aphorismes du temps présent
VIII
L’ART DE GOUVERNER
Il n’y a pas de société possible sans principe d’autorité, de même qu’il n’y a pas de fleuve sans rives pour l’endiguer.
Le plus sûr moyen de détruire le principe d’autorité est de parler à chacun de ses droits et jamais de ses devoirs. Tous les hommes sont prêts à exercer les premiers, très peu se préoccupent des seconds.
On ne gouverne pas un peuple en tenant compte seulement de ses besoins matériels, mais aussi de ses rêves.
Les puissances morales ne se combattent ni avec des lois, ni avec des armées.
Pour manier les hommes, il ne faut pas oublier, que leur moi affectif et leur moi intellectuel, n’ont pas d’évolution parallèle et ne s’influencent guère.
Utiliser les impulsions affectives et mystiques des peuples comme moyen d’action en tâchant de leur donner une orientation rationnelle, est un des secrets de l’art de gouverner.
Une idée nouvelle a besoin d’appuis pour se faire accepter. Devenue forte, elle sert d’appui.
On ne doit jamais partager les passions des hommes qu’on dirige, mais il faut les connaître.
Impossible de gouverner un peuple si l’on oublie que des croyances, jugées absurdes par la raison, sont parfois plus puissantes que des vérités démontrées.
Il est fort dangereux d’avoir la foi pour ennemie. Un gouvernement qui persécute une croyance religieuse s’expose à périr par cette croyance.
En ne se plaçant même qu’au point de vue de l’utilité pure, un gouvernement doit éviter les persécutions. Elles sont toujours plus utiles aux doctrines persécutées, qu’à leurs persécuteurs.
Le rôle du savant est de détruire les chimères, celui de l’homme d’État de s’en servir.
Quand un gouvernement demande à suivre l’opinion au lieu de l’orienter, il cesse d’être le maître.
Un pouvoir discuté n’est bientôt plus un pouvoir respecté.
Une responsabilité morcelée devient vite de l’irresponsabilité.
Gouverner exclusivement au profit d’une classe, c’est accroître indéfiniment les exigences de cette classe, et se condamner à l’avoir bientôt pour ennemie.
Un des éléments de l’art de gouverner consiste à conquérir les meneurs des majorités, ou à leur en opposer d’autres.
Les meneurs ne se combattent qu’avec des meneurs.
On peut désagréger facilement l’âme transitoire d’une foule, on demeure impuissant contre l’âme permanente d’une race.
Temporiser pour avoir le temps de se préparer, comme le conseillait Machiavel, est très sage. Temporiser, pour laisser au hasard le soin d’arranger les événements, est fort dangereux.
Le mécontentement fut toujours générateur d’effort, l’homme trop content de son sort ne poursuit aucun progrès.
Un gouvernement doit élever des barrières morales avant qu’elle soient indispensables. Au moment où elles le deviennent, il est trop tard pour les construire.
Dès qu’on entrevoit la nécessité de céder, il ne faut pas attendre le moment où il sera impossible de ne pas céder.
L’humanitarisme et la peur font partie des facteurs de dissociation des peuples. Ces sentiments sont sans excuse pour qui prétend gouverner.
Céder toujours aux menaces et aux violences, c’est faire naître dans l’âme populaire l’idée qu’il suffit de menacer, et au besoin de saccager, pour être obéi.
Les concessions n’empêchent pas les batailles devenues nécessaires. Elles les rendent plus coûteuses et plus dures.
Une répression énergique momentanée est beaucoup plus efficace qu’une répression faible et continue.
La terreur n’est un procédé psychologique utile, qu’à la condition de ne pas durer.
Un gouvernement qui pactise sans cesse avec l’émeute périt par l’émeute.
Quand on ne peut pas gouverner un peuple avec des idées vraies, il faut se résigner à le gouverner avec des idées tenues pour vraies.
Les grands courants sociaux ne se remontent pas. La sagesse consiste à les dévier lentement.
L’homme supérieur sait utiliser la fatalité, comme le marin utilise le vent, quelle que soit sa direction.
Chaque événement visible a derrière lui des forces invisibles qui le déterminent. Qui ne sait les découvrir ignore l’art de gouverner.
Une politique, ne tenant compte que de l’heure présente, est toujours d’ordre inférieur.
Le bon sens et le caractère sont souvent plus utiles que le génie à un homme d’Etat.
Une société ne dure pas sans pensées fixes, l’individu ne progresse pas sans pensées mobiles.
L’avenir étant toujours chargé de passé, pour prévoir, c’est-à-dire voir en avant, il faut d’abord regarder en arrière.
Prévoir est utile, prévenir l’est davantage. Prévoir, élimine les surprises de l’avenir. Prévenir, empêche leur action.
Un homme d’État sans prévoyance est un créateur de fatalités désastreuses.