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Chronique du crime et de l'innocence, tome 3/8: Recueil des événements les plus tragiques;...

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CRIMES PRÉTENDUS,
CONDAMNATION ET SUPPLICE DU CHEVALIER
DE LA BARRE.

Encore une erreur, ou plutôt encore un crime de la justice des hommes! Au moins, dans l'histoire de la famille d'Anglade, des indices qui semblaient marqués du sceau de l'évidence pouvaient, jusqu'à un certain point, justifier l'horrible condamnation de deux innocens. Mais le délit imputé au chevalier de la Barre ne fut même pas constaté. Il n'existait pas en France de loi qui prononçât la peine de mort contre aucune des actions dont on l'accusait, et pourtant la vengeance, aidée du fanatisme religieux, parvint à le faire expirer dans d'affreux tourmens. Ce jugement souleva d'indignation tous les honnêtes gens, tous les hommes éclairés, d'un bout de l'Europe à l'autre. Voyons les faits.

Il y avait à Abbeville, en Picardie, une abbesse, fille d'un conseiller d'état très-estimé; femme aimable, de mœurs régulières, bienfaisante, d'une humeur douce et enjouée. Un habitant de la même ville, nommé Duval de Saucourt, âgé de soixante ans, vivait avec elle dans une grande intimité; il était chargé de quelques affaires du couvent, et remplissait les fonctions de lieutenant du tribunal de l'élection. Cet homme se prit d'une belle passion pour l'abbesse; celle-ci ne le repoussa d'abord qu'avec sa douceur ordinaire; mais plus tard, fatiguée de ses importunités sans mesure, elle fut forcée de lui témoigner son aversion et son mépris.

Dans ce temps-là, en 1764, elle fit venir auprès d'elle un de ses neveux, le chevalier de la Barre, petit-fils d'un lieutenant-général des armées, mais dont le père avait dissipé une fortune de plus de quarante mille livres de rente; elle prit soin de ce jeune homme comme de son propre enfant, et elle était sur le point d'obtenir pour lui une compagnie de cavalerie. Le chevalier de la Barre fut logé hors du couvent, et sa tante lui donnait souvent à souper, ainsi qu'à quelques jeunes gens de ses amis. Le sieur Duval, exclu de ces soupers, suscita à l'abbesse quelques affaires d'intérêt, pour se venger d'elle.

Le jeune de la Barre prit chaudement la défense de sa tante, et parla à cet homme avec une hauteur qui le révolta. Il résolut d'en tirer vengeance. Ayant appris que le chevalier de la Barre, et le jeune d'Étallonde, fils du président de l'élection, avaient passé depuis peu devant une procession sans ôter leur chapeau, il chercha dès ce moment à faire regarder cet oubli momentané de bienséance comme une insulte préméditée faite à la religion. Quelques jours après, le 9 août 1765, il arriva que l'on s'aperçut que le crucifix de bois posé sur le Pont-Neuf d'Abbeville était endommagé, et l'on soupçonna de cette impiété quelques soldats ivres, sortant du cabaret.

L'évêque d'Amiens, qui était aussi évêque d'Abbeville, donna à cette aventure un éclat et une importance qu'elle ne méritait pas. Il fit lancer des monitoires, et vint faire, en expiation, une procession solennelle auprès de ce crucifix. Pendant une année entière, il ne fut bruit dans Abbeville que d'impiétés et de sacriléges. On disait qu'il se formait une nouvelle secte qui brisait tous les crucifix, qui foulait aux pieds toutes les hosties qu'elle pouvait se procurer, et les perçait à coups de couteau. On assurait que ces hosties, ainsi percées, avaient répandu beaucoup de sang. Il se trouva des femmes qui crurent avoir été témoins de ce miracle. Enfin on renouvela, dans cette circonstance, toutes les absurdités, toutes les fables calomnieuses débitées contre les Juifs dans tant de villes de l'Europe.

Voyant les esprits ainsi préparés, le sieur Duval jugea le moment propice pour ourdir la trame qu'il avait déjà commencée, et assurer l'exécution de ses projets de vengeance. Il confondit malicieusement ensemble l'aventure du crucifix et celle de la procession, qui n'avaient pas le moindre rapport, du moins quant aux personnes. Il fit une enquête sourde sur toute la vie du chevalier de la Barre; appela auprès de lui valets, servantes, manœuvres, et leur dit, d'un ton d'inspiré, qu'ils étaient obligés, en vertu des monitoires de l'église, de révéler tout ce qu'ils avaient pu apprendre à la charge de ce jeune homme; ils répondirent tous qu'ils croyaient le chevalier de la Barre innocent de l'endommagement du crucifix.

On ne découvrit aucun indice touchant cette prétendue profanation, et même alors on pencha généralement à croire qu'elle n'était que l'œuvre du hasard. On supposa même, ce qui était assez vraisemblable, que cet accident avait été causé par quelque charrette chargée de bois.

Cependant Duval, qui n'était pas homme à abandonner ainsi sa proie, intimidant, par ses discours et par ses menaces, ceux qu'il avait intérêt de faire parler, leur persuada qu'ils étaient obligés, sous peine de péché mortel, d'accuser le chevalier d'avoir passé dans une rue, avec deux de ses amis, à trente pas d'une procession, sans ôter son chapeau, et d'avoir chanté une fois des chansons libertines.

Après ces préliminaires, Duval se rendit lui-même chez le premier juge de la sénéchaussée d'Abbeville, y fit sa déposition, et força ce magistrat à entendre les dénonciateurs. Une fois la procédure entamée, les délations vinrent en foule. Chacun disait ce qu'il avait vu ou cru voir, ce qu'il avait entendu ou cru entendre. Duval fut un moment sur le point d'être puni de sa perversité. Les témoins qu'il avait suscités lui-même contre le chevalier de la Barre dénoncèrent son propre fils comme l'un des principaux complices des impiétés secrètes que l'on cherchait à dévoiler. Duval fut d'abord atterré, mais bientôt, inspiré par l'esprit de la vengeance, il fit évader secrètement son fils, et n'en poursuivit qu'avec plus d'acharnement cette affreuse procédure.

Les dépositions des témoins n'offrirent qu'un tissu d'assertions sans preuves, de ouï-dire ridicules, de propos de jeune homme envenimés par la mauvaise foi, de folies sans doute très-blâmables, mais nullement justiciables des tribunaux. Pas un seul fait public dans les accusations portées contre les accusés, qui étaient au nombre de cinq, de la Barre, Moinel, d'Étallonde, Douville de Maillefeu et le fils Duval.

Il était bien constant qu'il n'y avait eu aucun scandale public, puisque La Barre et Moinel ne furent arrêtés que sur des monitoires lancés à l'occasion de la mutilation du crucifix, mutilation dont ils ne furent chargés par aucun témoin. On rechercha toutes les actions de leur vie, leurs conversations secrètes, des propos tenus un an auparavant; on accumula, on amalgama une foule de choses qui n'avaient pas le moindre rapport entre elles; on fit enfin une procédure atrocement informe. C'était le résultat des menées de Duval.

On n'interrogea que La Barre et Moinel, enfant d'environ quinze ans. Étourdi par les mots d'attentat contre la religion que prononçait le juge, Moinel fut si hors de lui qu'il se jeta à genoux, et fit une confession générale comme devant un prêtre. Le chevalier de la Barre, d'un esprit plus ferme, touché de la situation du jeune Moinel, le disculpa entièrement, et persista jusqu'au dernier moment dans cette généreuse conduite, qui prouvait qu'il avait une belle âme, et qui eût dû frapper les juges d'admiration.

Il n'y avait point, en France, de loi expresse qui condamnât à mort pour des blasphèmes. L'ordonnance de 1666 prescrivait une amende, pour la première fois; le double, pour la seconde, etc.; et le pilori, pour la sixième récidive. Cependant les juges d'Abbeville, par une ignorance et une cruauté inconcevables, condamnèrent le jeune d'Étallonde, âgé de dix-huit ans, à souffrir le supplice de l'amputation de la langue jusqu'à la racine, à avoir la main droite coupée à la porte de la principale église de la ville, enfin à être attaché, avec une chaîne de fer, à un poteau, sur la place du marché, et à être brûlé à petit feu.

Heureusement d'Étallonde, en prenant la fuite, avait épargné à ses juges l'horreur de cette exécution.

Le chevalier de la Barre étant en leur pouvoir, ils le condamnèrent à avoir la tête tranchée avant d'être jeté dans les flammes; mais s'ils diminuèrent le supplice d'un côté, ils l'augmentèrent de l'autre, en le condamnant à la question ordinaire et extraordinaire pour lui faire déclarer ses complices. «Comme si, dit Voltaire, des extravagances de jeune homme, des paroles emportées, dont il ne reste pas le moindre vestige, étaient un crime d'état, une conspiration.»

Cette sentence fut rendue le 28 février de l'année 1766.

Comme la sénéchaussée d'Abbeville était du ressort du parlement de Paris, le chevalier de la Barre y fut transféré. Son procès y fut instruit, et la sentence des premiers juges confirmée. La France entière apprit ce jugement avec horreur. Le chevalier de la Barre fut renvoyé à Abbeville pour y être exécuté. On fit prendre à ceux qui le conduisaient des chemins détournés. Ce triste cortége passa par Rouen. Le malheureux de la Barre était dans une chaise de poste, au milieu de deux exempts, et escorté de plusieurs archers déguisés en courriers: on craignait qu'il ne fût délivré sur la route par ses amis.

Enfin, le premier juillet 1766, Abbeville fut témoin de la barbare exécution de cet infortuné. On lui fit subir la question, supplice horrible dont on a vu les détails révoltans dans l'article d'Urbain Grandier. Le chevalier s'évanouit; mais il revint bientôt à lui, à l'aide de quelques liqueurs spiritueuses, et déclara, sans se plaindre, qu'il n'avait point de complices.

Son confesseur, religieux dominicain, ami de sa tante l'abbesse, ne pouvait retenir ses larmes, et le chevalier le consolait. Après la question, on leur servit à dîner; le dominicain, le cœur brisé, ne pouvait manger. «Prenons un peu de nourriture, lui dit le chevalier, vous aurez besoin de force autant que moi pour soutenir le spectacle que je vais vous donner.» Après le dîner le plus paisible, et quelques heures avant son exécution, le chevalier proposa de prendre du café, ajoutant: Il ne m'empêchera pas de dormir.

Le spectacle de l'exécution fut terrible. On avait envoyé, à cet effet, cinq bourreaux de Paris. L'arrêt du parlement portait qu'on lui couperait la langue, c'est-à-dire qu'on la percerait avec un fer rouge. Le chevalier de la Barre s'y étant refusé, les bourreaux ne furent pas assez impitoyables pour le vouloir exécuter à la lettre: ils en simulèrent l'action. Le chevalier monta sur l'échafaud avec un courage tranquille, sans plainte, sans colère, sans ostentation; tout ce qu'il dit au religieux qui l'assistait se réduit à ces paroles: «Je ne croyais pas qu'on pût faire mourir un jeune gentilhomme pour si peu de chose!»

Lorsque la nouvelle de sa mort arriva à Paris, le nonce du pape dit publiquement que ce jeune homme n'eût pas été traité aussi durement à Rome, et que, s'il avait avoué ses fautes à l'inquisition d'Espagne ou de Portugal, il n'eut été condamné qu'à une pénitence de quelques années. Et l'on sait pourtant combien étaient sévères encore à cette époque ces puissans tribunaux de l'église.

L'exécution du chevalier de la Barre répandit dans Abbeville une telle consternation, et remplit tous les esprits d'une telle horreur, qu'on n'osa pas poursuivre le procès des autres accusés.

Voltaire, qui avait déjà vengé la mémoire de l'infortuné Calas, ne s'éleva pas avec moins de force contre le jugement du chevalier de la Barre, et publia sous le nom de M. Casen, avocat, la relation de la mort du chevalier de la Barre, écrit remarquable par la chaleur et la simplicité du style, et dont nous avons emprunté les principaux traits de notre narration.


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