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Chronique du crime et de l'innocence, tome 3/8: Recueil des événements les plus tragiques;...

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LES ÉPOUX MONTBAILLI,
CONDAMNÉS COMME PARRICIDES, ET RECONNUS
INNOCENS APRÈS LE SUPPLICE DU MARI.

Aujourd'hui que la jurisprudence criminelle s'est prodigieusement réformée depuis le dernier siècle, et tend à se réformer encore au profit de l'humanité; aujourd'hui que les lois, sans avoir atteint la perfection, sont plus claires, plus uniformes; que les juges motivent leurs arrêts; que les peines sont en plus équitable proportion avec les délits; que les tortures sont abolies; on a beaucoup moins à redouter ces trop fréquens écarts du glaive de la justice qui laissait de côté le crime pour frapper l'innocence, ou qui, souvent, comme s'il eût eu soif de sang humain, voulait trouver des criminels là même où il n'y avait point eu de crime. Car on a vu plus d'une fois des juges, égarés par leur ignorance, séduits par leur illusion, et jugeant consciencieusement et sans passion, envoyer des innocens à une mort infamante. L'histoire des Montbailli en offre un déplorable exemple.

La veuve Montbailli, âgée de soixante ans, d'un embonpoint et d'une grosseur énorme, avait l'habitude de s'enivrer d'eau-de-vie. Toute la ville de Saint-Omer savait que cette femme était adonnée à cette funeste passion, et qu'il en était déjà résulté plusieurs accidens qui faisaient craindre pour ses jours. Son fils et sa femme vivaient avec elle; ils couchaient dans son antichambre. Une manufacture de tabac, que la veuve avait entreprise, fournissait à leur subsistance. C'était une concession des fermiers-généraux, qu'on pouvait perdre par sa mort, et par conséquent un lien de plus qui attachait les enfans à leur mère. Montbailli était de mœurs douces et d'un caractère recommandable.

Il se plaisait à élever des plantes, à cultiver des fleurs, et il consacrait tous ses momens de loisir à ces occupations champêtres.

Sa mère, malgré toutes les précautions qu'elle prenait pour cacher son funeste et honteux penchant, se trouvait encore souvent gênée par la présence de sa belle-fille. Elle résolut de se délivrer de ce témoin importun, en l'éloignant de sa maison.

Cette femme, dont la violence naturelle se trouvait encore excitée par l'abus des liqueurs fortes, faisait fréquemment éclater sa haine pour la femme de son fils. Elle se livra à des emportemens plus violens encore que de coutume, l'accabla d'injures et de menaces, et chercha, par toutes sortes de mauvais traitemens, à lui rendre sa maison insupportable. Elle réussit dans son projet. La jeune femme, effrayée de pareilles scènes, alla chercher un refuge dans la maison paternelle.

Il y avait un mois qu'elle était chez ses parens, lorsque son mari vint la conjurer de revenir. Elle s'y refusa opiniâtrément, et il fallut que la justice lui ordonnât de retourner au domicile conjugal. Elle y retrouva la discorde et la haine. La mère de Montbailli se retira dans sa chambre, et prit la résolution d'y vivre séquestrée; mais ce genre de vie lui parut bientôt une sorte d'exil; elle voulut reprendre un empire absolu dans sa maison, et en conséquence se débarrasser de ses enfans.

Pour y parvenir, elle eut recours à l'autorité de la justice, et fit faire, le 26 juillet 1770, à son fils et à sa bru, une sommation qui leur enjoignait d'évacuer sa maison dans les vingt-quatre heures. Montbailli, étonné, atterré de cette détermination, court aussitôt se jeter aux genoux de sa mère, dans l'espoir de la fléchir. Il lui exprime la douleur que lui cause la démarche qu'elle vient de faire; il baigne ses mains de larmes; elle est attendrie; la nature reprend ses droits sur ce cœur plus aigri que méchant. Il profita de ce moment pour la conjurer au nom du plus tendre amour de ne point se séparer de ses enfans; il lui exposa le danger d'une pareille solitude pour une femme de son âge; il lui rappela les périls qu'elle avait déjà courus. Enfin, désarmée par ses prières, et prête à renoncer à son projet, elle répondit avec douceur: Nous verrons cela demain. Ces paroles annonçaient assez de meilleures dispositions. En effet, un instant après, elle vint, en signe de réconciliation passer une heure avec ses enfans; ensuite elle se retira dans sa chambre pour se livrer à sa funeste habitude.

Les jeunes époux s'applaudissaient de cet heureux changement, mais une scène horrible les attendait à leur réveil.

C'était le 28 juillet 1770. Une ouvrière frappe à cinq heures du matin à la porte, et demande à parler à la veuve. Montbailli et sa femme étaient couchés; cette dernière était encore endormie. Montbailli se lève, et dit à l'ouvrière que sa mère n'est pas éveillée. On attend son réveil; mais au bout de quelque temps, l'heure ordinaire étant passée, et aucun mouvement ne se faisant entendre dans sa chambre, on entre, et l'on trouve la vieille femme renversée sur un petit coffre, près de son lit, l'œil droit meurtri d'une plaie assez profonde, faite par un coin du coffre sur lequel elle était tombée, le visage livide et enflé, quelques gouttes de sang échappées du nez, dans lequel il s'était formé un caillot considérable. Il était clair pour tous ceux qui voulaient le voir qu'elle avait succombé à une apoplexie foudroyante, en sortant de son lit et en se débattant. L'usage ou plutôt l'abus des liqueurs fortes a produit plus d'une fois de ces accidens funestes.

A cette vue, le fils s'écrie: Ah! mon Dieu, ma mère est morte! et il tombe sans connaissance. Sa femme se lève à ce cri, elle accourt dans la chambre, appelle au secours; les voisins arrivent; un médecin vient, il examine le corps de la mère; elle a cessé de vivre; il saigne le fils, qui revient enfin à lui. Tous les assistans consolent Montbailli et sa femme. Tout se passe selon l'usage; le corps est enseveli et inhumé au temps prescrit; les scellés sont apposés, l'inventaire est dressé; tout se fait sans trouble, sans récrimination.

Cependant la voix de la populace, qui est presque toujours absurde, cette voix qui, comme le dit Voltaire, n'est point une voix, mais un cri de brutes, ne garda pas long-temps le silence sur cet événement d'ailleurs vulgaire. Quelques commères désœuvrées se mettent à raisonner ou plutôt à déraisonner sur la mort de la mère Montbailli; et notez qu'aucune d'elles n'avait rien vu de tout ce qu'on vient de raconter. L'une se ressouvient qu'il y avait eu un peu de mésintelligence entre la mère et les enfans quelque temps auparavant. Une autre fait remarquer qu'on a vu quelques gouttes de sang sur un des bas du fils Montbailli. C'était un peu de sang qui avait jailli sur lui pendant sa saignée. Au dire de plusieurs de ces bêtes malignes, c'est peut-être le sang de la mère. On en vient à conjecturer que Montbailli et sa femme l'ont assassinée pour hériter d'elle. Mais comment cela? La mère Montbailli ne laisse pas de bien. Oh! alors ils l'ont tuée par esprit de vengeance. Enfin ils l'ont tuée, c'est évident. C'est ainsi que se forme l'opinion publique. Dès le lendemain, ce propos passe de bouche en bouche dans la populace; le crime est regardé certain, et l'on désigne hautement les coupables.

La rumeur devint si bruyante, si imposante, que les juges de Saint-Omer sont obligés de faire arrêter Montbailli et sa femme. On les interroge séparément; nulle apparence de preuves, nul indice. D'ailleurs le tribunal connaissait la conduite et le caractère des deux époux; il ne put les condamner. Mais, par égard pour la rumeur publique, il ordonna un plus ample informé d'un an, et les accusés devaient demeurer en prison pendant tout ce temps. Le magistrat qui faisait les fonctions de procureur du roi en appela a minima au conseil d'Artois, tribunal souverain de la province. Appeler a minima, c'est demander que celui qui a été condamné à une peine en subisse une plus forte. Le conseil souverain d'Artois se fit un mérite d'être plus sévère que celui de Saint-Omer. Sans interroger les témoins nécessaires, sans confronter les accusés avec les autres témoins entendus, les juges eurent la barbarie de condamner Montbailli à être rompu vif, et à expirer dans les flammes, et sa femme à être brûlée vive. Ce luxe de peines, appliquées aussi légèrement, révolterait même dans la relation des mœurs d'un peuple anthropophage.

La femme de Montbailli, âgée de vingt-quatre ans, était enceinte; on attendit ses couches pour exécuter son arrêt, et elle resta chargée de fers dans un cachot d'Arras. Son mari fut reconduit à Saint-Omer pour y subir son jugement, protestant toujours de son innocence. Mais, plein de patience, de douceur et de résignation, il leva les yeux au ciel en arrivant au lieu du supplice. Le bourreau lui coupa d'abord la main droite: «On ferait bien de la couper, dit-il, si elle avait commis un parricide.» Deux moines qui l'exhortaient, ou plutôt qui semblaient ajouter à ses tortures, le pressaient, dans les intervalles des coups de barres, d'avouer son crime. Il leur dit: «Pourquoi vous obstinez-vous à me presser de mentir? Prenez-vous devant Dieu ce crime sur vous? Laissez-moi mourir innocent.»

Tous les assistans fondaient en larmes. Cette même populace, dont les propos indiscrets avaient causé la mort de cet infortuné, le regardait comme un saint, comme un martyr: on alla même jusqu'à recueillir ses cendres.

Cependant le bûcher allait bientôt se rallumer pour sa femme; elle avançait dans sa grossesse. Le bourreau se préparait à réclamer sa proie. Voltaire, instruit de cette infortune, adressa un mémoire au chef suprême de la magistrature en France. La révision du procès fut remise entre les mains d'un nouveau conseil établi dans Arras.

Ce tribunal, par arrêt unanime et définitif du 8 avril 1772, proclama l'innocence de Montbailli et de sa femme. L'avocat qui avait embrassé leur défense ramena la veuve en triomphe dans sa patrie. On lui rendit l'honneur et la liberté; mais elle ne laissait pas d'être veuve, et ses enfans orphelins. Fatal exemple des erreurs de la justice, presque toujours irréparables!


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