← Retour

Chronique du crime et de l'innocence, tome 3/8: Recueil des événements les plus tragiques;...

16px
100%

LES SIRVEN
ET LEURS PERSÉCUTEURS.

On n'a vu que trop d'enfans dénaturés tremper leurs mains dans le sang de leurs pères. Mais les annales du crime fournissent peu d'exemples de pères qui aient égorgé leurs enfans. A Rome, même à Rome, qui donnait à ses citoyens un pouvoir absolu dans leurs familles, à part les fils de Brutus et celui de Manlius, pourrait-on citer beaucoup d'enfans mis à mort par leurs pères? et quand ce crime a été si rare chez un peuple qui ne le punissait pas, doit-on le présumer si facilement dans une nation dont les lois, les mœurs douces, le caractère aimant et sensible le repoussent avec horreur? La calomnie et la prévention ne sont point, il est vrai, arrêtées par de semblables considérations. Elles avaient déjà traîné l'infortuné Calas à l'échafaud dans la ville de Toulouse; elles voulurent aussi une victime, à Castres. «Il semble, écrivait Voltaire, qu'il y ait dans le Languedoc une furie infernale, amenée autrefois par les inquisiteurs, à la suite de Simon de Montfort, et que, depuis ce temps, elle secoue quelquefois son flambeau».

Pierre-Paul Sirven, établi depuis plus de vingt ans à Castres, sa patrie, y exerçait les fonctions de commissaire à terrier. Il épousa, en 1734, Toinette Léger, dont il eut trois filles.

Sirven et sa femme, nés tous deux protestans, élevèrent leurs enfans dans la même croyance; ce fut la cause de leurs infortunes.

Le 6 mars 1760, Élisabeth, leur seconde fille, disparut tout-à-coup de la maison paternelle. Qu'était-elle devenue? Le père, inquiet sur le sort de son enfant, fait d'actives recherches: il découvre enfin que, sans aucun ordre, et contre toutes les lois, on lui avait enlevé sa fille pour la conduire au couvent des dames Régentes. Sirven gémit de cet odieux arbitraire, mais il dévora son chagrin en silence.

Le but de cet enlèvement était de convertir la jeune Élisabeth. On mit tout en œuvre pour y parvenir, promesses, menaces, mauvais traitemens; on ne fit que troubler sa raison et la réduire à un pitoyable état d'imbécillité et de démence. Il y avait sept mois que Sirven et sa femme pleuraient la perte de leur fille, lorsqu'on vint leur annoncer qu'elle allait leur être rendue. A cette nouvelle inespérée, soudain toute la famille est dans la joie; le père et la mère s'embrassent avec transport; ils vont donc revoir leur fille chérie. Madame Sirven bénit le ciel avec transport; car, comme dit le poète,

L'enfant que la mère préfère

Est celui qu'on veut lui ravir.

Tous ils ouvrent leurs bras pour y recevoir, pour y presser Élisabeth..... Elle arrive, la pauvre malheureuse..... Mais quel spectacle douloureux!

C'est un spectre pâle et décharné, une pauvre insensée qui reçoit leurs caresses avec une stupide insensibilité! Le père et la mère ont le cœur brisé; les pleurs amers du désespoir succèdent aux larmes de la joie. Cependant une lueur d'espérance vient ranimer leur courage: peut-être que les soins de ses parens, les efforts de l'art pourront opérer sa guérison. Malheureux père, mère infortunée! L'état de leur fille était désespéré.

Bientôt la démence d'Élisabeth tourna en fureur; dans ces momens de crise, on l'entendait pousser des hurlemens horribles, et elle retombait dans un accablement qui ne tardait pas à être suivi de nouveaux accès de frénésie. Sirven, effrayé des dangers que courait sa fille, fut contraint, pour l'en garantir, d'avoir recours aux précautions que l'on emploie contre les insensés. Il assujétit ses bras au moyen d'un habillement étroit et qui lui ôtait la liberté d'abuser de ses mains furieuses; il fit fermer les volets de sa chambre avec un cadenas; enfin il éloigna de sa portée tout ce qui pouvait compromettre sa propre sûreté et celle des autres.

Mais bientôt la calomnie lui imputa à crime toutes ces précautions que lui inspiraient la prudence et la tendresse paternelle; on l'accusa auprès de l'intendant de la province de tenir sa fille renfermée depuis six mois, de l'avoir mise dans un sac, et de l'accabler de mauvais traitemens pour l'empêcher de se faire catholique; ces imputations tombèrent devant l'évidence, lorsque Sirven eut fait visiter sa fille par des médecins désignés par l'intendant.

La calomnie ne se rebuta pas pour cet échec; elle suscita tribulations sur tribulations à la famille. Sirven était déterminé à réduire ses calomniateurs à l'impossibilité de l'accuser désormais de s'opposer aux intentions pieuses d'Élisabeth; il prit le parti d'éloigner de sa maison cette malheureuse fille qui en troublait si cruellement le repos, et de la déposer entre les mains de l'évêque de Castres. Avant de mettre ce projet à exécution, il voulut consulter la dame d'Esperandieu, dont il faisait le terrier, et se rendit à cet effet au château d'Ayguefondes qu'habitait cette dame.

Mais pendant sa courte absence, le génie du mal conspirait sa perte dans sa maison. Au moment où Sirven se disposait à quitter le château d'Ayguefondes, tout-à-coup arrive à la hâte un exprès qui lui annonce qu'Élisabeth s'est évadée pendant la nuit, et qu'on l'a vainement cherchée.

Alarmé de cette nouvelle, Sirven part sans délai, arrive chez lui, trouve sa femme et ses deux filles éplorées. Tous les habitans de Saint-Alby, lieu de sa nouvelle résidence, lui apprennent qu'on n'a fait que d'inutiles recherches. Il donne de nouveaux ordres; il fait partir de toutes parts des gens de confiance pour découvrir les traces de sa fille; tous reviennent sans en rapporter aucune nouvelle; elle avait disparu.

Qu'on se figure la consternation du père, de la mère, des deux sœurs! ces infortunés passaient les jours et les nuits dans les angoisses et dans les larmes. Sirven se flattait quelquefois que sa fille avait été enlevée par ordre supérieur et conduite dans quelque maison religieuse.

Plus de quinze jours s'étaient écoulés depuis la disparition d'Élisabeth, lorsque des enfans qui cherchaient des oiseaux près du puits de Saint-Alby, aperçurent un cadavre flottant sur l'eau; à cette vue, ils jettent des cris d'alarme. On court avertir le juge de Mazamet; il arrive; il fait retirer du puits le cadavre; on l'entoure; on regarde; on reconnaît la fille de Sirven. Le cri général fut qu'elle s'était précipitée elle-même dans le puits. Quelques personnes se rappelèrent alors que le jour même de la disparition de cette fille, on l'avait vue se tourner vers le puits, en faisant des grimaces comme une folle, et comme si elle eût annoncé son funeste dessein. Tout le monde, d'un commun accord, plaignait les parens d'Élisabeth, et personne ne les soupçonnait alors d'avoir eu la moindre part à la mort de leur fille.

Les ennemis de Sirven surent peu de temps après donner un autre tour à l'opinion publique. Calas, aussi protestant, venait de perdre son fils par un événement à peu près semblable, et sa famille était plongée depuis deux mois dans les cachots de Toulouse. Le fanatisme accréditait, chez les catholiques de la province, qu'un des points capitaux de la religion protestante est que les pères et mères sont tenus de pendre, d'égorger ou de noyer tous leurs enfans qu'ils soupçonnent avoir quelque penchant pour la religion catholique. On en vint à dire publiquement que c'était Sirven et sa femme qui avaient précipité leur fille dans un puits. Tous ces récits absurdement atroces furent accueillis avec avidité par une populace crédule et superstitieuse, et l'opinion que Sirven avait fait périr sa fille devint bientôt générale. Le juge de Mazamet se conduisit dans cette circonstance, non comme un magistrat loyal et intègre, mais comme un bourreau qui demande une victime, comme un assassin qui tend des piéges à celui qu'il veut égorger. On avait dressé sur la découverte du cadavre d'Élisabeth un rapport d'experts, conforme à la vérité; on en produisit un second qui détruisait le premier presqu'entièrement, et où tous les faits étaient altérés ou changés. On osa y insérer que la tête du cadavre paraissait ébranlée, qu'on avait trouvé du sang caillé à la nuque du cou; qu'il n'y avait point d'eau dans l'estomac, et que la fille était dans un parfait état de virginité. Donc, ajoutait-on, elle n'avait eu aucune faiblesse qui, par la crainte des suites, l'eût forcée de recourir au suicide; donc ce n'étaient point des scélérats qui lui avaient ainsi donné la mort, après lui avoir ravi l'honneur. Elle n'avait point d'eau dans l'estomac, donc ses meurtriers l'avaient étouffée avant de la jeter dans le puits; donc il n'y avait eu ni assassinat ordinaire, ni suicide; donc ce ne pouvait être que son père....... Telle était pourtant la conséquence atroce que l'on cherchait dans cet étrange abus du raisonnement; telles étaient les absurdes conjectures à l'aide desquelles on prétendait prouver le plus invraisemblable, le plus incroyable des crimes.

Sirven, alors, se porte partie civile, poursuit l'instruction avec chaleur, fait constater la démence de sa fille, et prouver son alibi par une foule de témoins. Il commençait à reprendre sa tranquillité, et, par suite des nombreux témoignages qu'il avait produits, se croyait désormais à l'abri des attaques de ses fanatiques calomniateurs; déjà il les bravait et se promettait de faire tomber sur eux tout l'opprobre de l'horrible accusation qu'ils avaient voulu faire peser sur lui, lorsque par l'effet d'une machination ourdie par le procureur-fiscal et le juge de Mazamet, un décret de prise de corps fut lancé contre lui, contre sa femme et ses deux filles.

Le 21 janvier 1761, de grand matin, Sirven voit entrer dans sa chambre sa femme et la plus jeune de ses filles, toutes deux pâles et consternées. «Mon mari! mon père! s'écrient-elle en se jetant dans ses bras, nous sommes perdus. On nous accuse d'avoir assassiné.....» Les sanglots étouffaient leur voix. «Ma fille? reprend Sirven.—Oui, votre fille.—Ma sœur!—Le juge a lancé contre nous un décret de prise de corps.—Le juge! est-il possible?—La maréchaussée est commandée, et va marcher contre nous.....» Le premier mouvement de ce père indigné fut de marcher à la rencontre de ces sbires, et de présenter ses mains à leurs chaînes. «Que voulez-vous faire? s'écria sa femme.—Que peuvent-ils contre moi? ne suis-je pas innocent?—Tremblez, lui dirent ses amis, il n'y a plus de sûreté pour l'innocence quand son juge est aveuglé par la passion. Ne voyez-vous pas que tout est arrangé pour votre perte? A quoi vous sert la pureté de votre conscience? Un décret de prise de corps n'est-il pas déjà lancé contre vous? Cet acte n'annonce-t-il pas assez que l'on vous poursuit comme un coupable? Défiez-vous de votre innocence; fuyez!—Quoi! fuir! fuir, chargé d'une accusation de parricide! Sauver ma vie pour la réserver à la honte! Un cri général va s'élever contre nous. Le juge inique qui nous poursuit triomphera dans son iniquité; c'est la justifier nous-mêmes, que de lui dérober notre tête. Qui voudra croire à notre innocence si nous fuyons, comme des criminels, devant la justice?—Quoi! lui répondit-on, vous appelez justice les passions de vos ennemis, l'oubli total des lois les plus sacrées? La fuite est un devoir quand on se dérobe à une mort infâme et imméritée. Vivez plutôt pour manifester un jour votre innocence, pour faire trembler à son tour le juge qui triomphe aujourd'hui. L'erreur, la prévention, le fanatisme, n'ont qu'un temps; la vérité finit toujours par l'emporter.»

Ces remontrances, les larmes de sa femme, celles de ses filles, déterminèrent Sirven à prendre la fuite. Il abandonne sa maison; il va cacher sa famille chez un honnête gentilhomme du faubourg de Castres. Dès le lendemain, il apprend que l'on a saisi ses meubles et effets à Saint-Alby, et qu'on le cherche partout. Le péril redouble; la ville de Castres n'est plus un lieu de sûreté: il faut partir sans délai.

Il était nuit. Un ouragan affreux troublait l'atmosphère; des torrens de pluie inondaient la terre..... Mais il n'y avait pas à balancer. On était à leur poursuite. Ils prennent à la hâte congé de leur hôte, et recommencent à fuir, au milieu des ténèbres les plus épaisses, pendant le choc terrible de tous les élémens. Qu'on se représente un père accablé de douleur, une mère âgée de soixante-trois ans qu'il fallait soutenir à chaque pas, une de ses filles, mariée depuis un an, dont la grossesse avancée se décelait par de fréquentes faiblesses; qu'on se représente ces tristes voyageurs, tremblans au moindre bruit, se traînant à pied dans des chemins impraticables, et cherchant à travers l'obscurité quelque asile ignoré où l'innocence fût en sûreté.

Cependant les amis de Sirven lui ayant fait savoir que sa femme et ses deux filles seraient en danger tant qu'il serait avec elles, il se résigna à un nouveau sacrifice; il s'arracha des bras de sa famille en pleurs, et disparut au milieu des rochers. La mère et ses deux filles errèrent de retraite en retraite; bientôt même elles furent contraintes de se séparer aussi. Personne n'osait plus recueillir ces trois femmes ensemble. La mère se sépara donc de ses deux filles. Elles suivirent des routes différentes; la jeune femme enceinte accoucha sans secours, sur le chemin, au milieu des glaçons; il fallut que, toute mourante, elle emportât son enfant mourant dans ses bras. Ce ne fut qu'après bien des peines, bien des dangers, après un voyage long et pénible dans des chemins impraticables, sur des montagnes couvertes de neige, et presque inaccessibles, qu'elles arrivèrent en Suisse, l'une au commencement d'avril, les autres au mois de juin 1762. Dans ce pays hospitalier, une foule de personnes de distinction leur donnèrent des marques consolantes du plus vif intérêt. Voltaire, surtout, ce généreux défenseur des Calas, s'éleva courageusement contre l'injustice qui opprimait les Sirven. Voici ce que cet apôtre de l'humanité écrivait à Damilaville, à ce sujet: «Le même hasard qui m'amena les enfans de Calas veut encore que les Sirven s'adressent à moi. Figurez-vous, mon ami, quatre moutons que des bouchers accusent d'avoir mangé un agneau; voilà ce que je vis. Il m'est impossible de vous peindre tant d'innocence et de malheur. Que devais-je faire, et qu'eussiez-vous fait à ma place? Faut-il s'en tenir à gémir sur la nature humaine? Je prends la liberté d'écrire à M. le premier président du Languedoc, homme vertueux et sage; mais il n'était point à Toulouse. Je fais présenter, par un de vos amis, un placet à M. le vice-chancelier. Pendant ce temps-là on exécute vers Castres, en effigie, le père, la mère, les deux filles; leur bien est confisqué, dévasté; il n'en reste plus rien. Voilà tout une famille honnête, innocente, livrée à l'opprobre et à la mendicité chez les étrangers; ils trouvent la pitié sans doute, mais qu'il est dur d'être, jusqu'au tombeau, un objet de pitié!»

En effet, les ennemis de Sirven, après le départ de la famille, avaient continué leurs poursuites acharnées; et, condamnés par contumace à être pendus et étranglés, les Sirven furent exécutés en effigie, à Mazamet, le 11 septembre 1764.

Sirven, en apprenant ce jugement rendu contre lui et les siens, fut saisi d'indignation. Il fit serment de laver cet affront, fut-ce même de son sang, et il eut le courage d'aller se remettre dans les prisons de Mazamet. L'apparition soudaine de ce prétendu coupable fit trembler le juge qui l'avait condamné. La procédure recommença le 2 septembre 1769. Le 26 novembre suivant, une nouvelle sentence fut rendue, qui mettait les parties hors d'instance, et rendait à Sirven ses biens et sa liberté. Sirven appela de cet arrêt, qui n'était point une réparation assez éclatante de l'iniquité exercée contre sa famille. L'affaire fut portée au parlement, qui déclara la famille Sirven innocente des crimes dont elle avait été accusée.

Le célèbre avocat Élie de Beaumont, qui avait déjà défendu la cause sainte de l'humanité et de la justice dans la personne des Calas, venait de publier en faveur des Sirven un mémoire qui toucha et convainquit tous les lecteurs, et dut faire impression sur l'âme des juges. Il avait paru aussi vers le même temps une consultation, signée de dix-neuf célèbres avocats de Paris, qui était aussi décisive en faveur de cette famille innocente que respectueuse pour le parlement de Toulouse.


Chargement de la publicité...