Chronique du crime et de l'innocence, tome 3/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
LE COMTE DE VIRY,
ACCUSÉ FAUSSEMENT D'ASSASSINAT.
Le comte de Viry était le bienfaiteur de tous les pauvres qui demeuraient dans le voisinage de ses terres, situées en Bourbonnais. Il nourrissait toute l'année six indigens, qui étaient devenus pour ainsi dire ses commensaux; six ménages étaient gratuitement logés dans des maisons qui lui appartenaient; il acquittait les loyers de plusieurs autres malheureux qu'il ne pouvait loger, faute de place; il servait de père à un grand nombre d'enfans dont il payait les mois de nourrice; en un mot, il habillait, faisait soigner, nourrissait des familles entières, et les mendians passagers ne frappaient jamais en vain à la porte de son château.
Il s'était attaché, en qualité de secrétaire, un jeune homme, nommé Fuchs de Thérigny, qui éprouva, en bien des occasions, sa bienfaisante générosité soit pour lui-même, soit pour sa famille, qui était dans un état voisin de l'indigence. Le comte de Viry avait pour lui toute la bonté, toute la délicatesse d'un ami. Le jeune Thérigny, amateur trop ardent des plaisirs de Vénus, contracta cette maladie cruelle qui attaque la vie jusque dans sa source, et par son imprudente négligence se vit dans un état très-alarmant. Le comte de Viry le mit entre les mains des plus habiles médecins, et se chargea des frais dispendieux de cette maladie.
Thérigny, grâce aux soins du comte, recouvra la santé à Paris, où il l'avait perdue, et vint retrouver son bienfaiteur dans ses terres, en novembre 1774. Le 25 du même mois, quoiqu'il fît le froid le plus rigoureux, il passa une partie de l'après-midi à courir sur la glace. Il s'amusa à défier et à poursuivre, en glissant, l'homme d'affaires du comte de Viry. Encore tout échauffé par cet exercice violent, il eut l'imprudence de se plonger à demi-nu dans la neige, pour guérir, disait-il, ses engelures. Le soir, il revint tout transi de froid; mais il ne paraissait pas incommodé. Il se mit à table et soupa avec le comte, comme à son ordinaire. Il parut même prendre plaisir à une musique champêtre qu'avait fait venir le comte de Viry, et aux sons de laquelle ses gens dansèrent une partie de la nuit. A minuit, Thérigny se retira dans sa chambre, où il s'enferma, selon sa coutume.
Le lendemain, la matinée était déjà fort avancée, et Thérigny n'avait pas encore paru. Le comte envoie un de ses gens pour savoir de ses nouvelles; le domestique frappe à la porte, on ne répond pas; deux heures après, il retourne; même silence. Alors l'inquiétude redouble. Le comte de Viry, qui a un rendez-vous avec son ancien curé, se hâte de dîner, et ordonne à ses domestiques, en partant, d'enfoncer la porte de Thérigny, s'il ne se montre pas.
On attend quelque temps encore; enfin on exécute les ordres du maître. Toute la maison assiste à cette ouverture forcée. On entre, on se précipite vers le lit, on n'y trouve qu'un cadavre immobile et glacé. On court annoncer au comte cette triste nouvelle; il en est si accablé qu'il tombe évanoui. On est obligé de le transporter au château dans un grand état de faiblesse.
Cependant l'homme d'affaires s'occupe de faire rendre les derniers devoirs au jeune Thérigny; les gens de la maison, les ouvriers, tous les habitans du château vont visiter le cadavre; et le lendemain 27, le convoi se fait en présence de plus de quarante personnes.
Près de dix mois s'écoulèrent après la mort de Thérigny sans qu'il se fût élevé aucune plainte, sans qu'on eût entendu le moindre murmure. On n'avait pu trouver dans toutes les circonstances de ce malheureux événement aucune trace de crime. Mais la calomnie travaillait dans l'ombre, et s'apprêtait à distiller son venin. Des mémoires, élaborés en silence, parvinrent jusqu'au procureur-général. Le comte de Viry y était formellement accusé. On allait jusqu'à dire «qu'un jeune homme âgé de vingt ans, arraché à la misère par le comte de Viry, que ce jeune homme, dont la mère et les frères étaient dans l'indigence, lui avait prêté vingt mille livres, et que, pour ensevelir cette dette, le débiteur avait donné la mort à son créancier; qu'il l'avait fait enterrer au milieu de la nuit, et avait recommandé que l'on fît consumer son corps avec de la chaux vive.»
On parvint par ces accusations clandestines à appeler l'attention du ministère public. Le 9 septembre 1775, un arrêt du parlement ordonna une information sur la mort de Thérigny et sur les auteurs de cette mort. Des monitoires furent publiés dans toute la province; l'exhumation du corps eut lieu; et l'on n'y trouva qu'un épanchement sanguin à l'ouverture de la poitrine, que l'ignorance des médecins leur fit prendre pour la suite apparente d'un coup contondant, mais qu'une consultation d'un habile praticien considéra comme l'effet immédiat de l'imprudence commise par le jeune Thérigny la veille de sa mort.
Cependant des décrets de prise de corps avaient été lancés contre l'homme d'affaires du comte de Viry et contre deux de ses domestiques. Le comte interjeta appel au parlement de Paris de toute la procédure des juges de Moulins. Mais le parlement de Paris n'eut point égard à la demande en récusation des premiers juges que lui avait adressée le comte de Viry, et ordonna qu'il serait jugé par les mêmes juges qu'il avait récusés.
Le comte avait plusieurs ennemis personnels parmi ces magistrats; c'était le motif de sa demande en récusation. Cependant, malgré les conseils de ses amis, qui l'engageaient à fuir, il partit en toute hâte de Paris, et alla se constituer prisonnier. Les juges ne négligèrent rien pour parvenir à la découverte de la vérité. Cent quatre-vingt-trois témoins furent entendus sur l'accusation d'assassinat. On en entendit soixante-dix sur une plainte en subornation de témoins. Les interrogatoires se succédèrent d'une manière surprenante. Les récolemens et les confrontations furent faits avec l'exactitude la plus scrupuleuse; et l'on peut dire que l'innocence du comte de Viry passa par le creuset de la procédure la plus rigoureuse, et fut constatée de la manière la plus éclatante.
Par arrêt définitif du 28 février 1777, la sénéchaussée de Moulins déchargea le comte de Viry et ses gens de l'accusation d'assassinat formée contre eux. Plus de quarante personnes notables, ecclésiastiques, magistrats, gentilshommes, avaient signé un certificat dans lequel étaient détaillés les actes de générosité et de bienfaisance qui prouvaient que le comte était incapable du crime qu'on lui avait si calomnieusement imputé.
Le roi concourut aussi d'une manière bien flatteuse à venger l'innocence du comte de Viry, qui, après son jugement, reçut l'ordre royal et militaire de Saint-Louis.
Il fut ainsi vengé de ses ennemis, dont deux, animés par une haine héréditaire, l'avaient tourmenté par une foule de procès; un troisième, le sieur Fleury, curé de Barrey, avait joué le principal rôle de calomniateur dans toute cette affaire.