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Chronique du crime et de l'innocence, tome 3/8: Recueil des événements les plus tragiques;...

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DEUX MÈRES POUR UN ENFANT.

Après une longue suite de faits intéressans, mais d'un intérêt qui ébranle toutes les fibres de l'âme par le spectacle de la perversité humaine revêtant les formes les plus hideuses, le cœur se repose agréablement au récit d'une action, criminelle peut-être aux yeux de la justice, mais innocente et même louable, si l'on consulte la nature.

Deux mères se disputent un enfant: celle qui a perdu son fils s'expose, en croyant le reconnaître, à prendre celui d'une autre; l'autre, si elle est la vraie mère, se voit arracher son fils unique, et reste plongée dans une cruelle incertitude. Nous avons déjà vu plusieurs histoires qui offrent quelque similitude avec celle-ci. Nous ne craindrons pourtant pas le reproche de monotonie en en donnant les curieux et touchans détails.

La comtesse de Saint-Géran, indignement trompée par des parens qui voulaient s'emparer de ses biens, privée de son fils par une mercenaire subornée qui l'avait adopté pour de l'argent, nous a offert un attendrissant exemple de la tendresse maternelle. Mais madame de Saint-Géran était riche, n'avait pas d'enfant; tandis qu'ici des deux prétendantes, l'une n'a aucune richesse dans le monde que le fils à qui elle prétendait avoir donné le jour; l'autre, ayant quatre enfans, en réclame un cinquième qu'elle a perdu et qu'elle croit reconnaître. La pauvreté de ces deux femmes, la singularité de leur situation, sont bien dignes de toucher vivement les cœurs sensibles. Leur conduite obtiendra l'admiration de toutes les mères; et, s'il se trouvait quelqu'un assez indifférent pour ne pas partager ce sentiment, on pourrait lui appliquer, à coup sûr, ce mot sublime d'un père dans le Macbeth de Shakespeare: Il n'a point d'enfans!

Jean-François Noiseu, compagnon maçon, avait épousé, le 12 octobre 1743, Catherine-Anne Daunery. Ces deux époux eurent quinze enfans de leur union. Il leur en restait cinq, et c'était le plus jeune de ces cinq, pour ainsi dire le Benjamin, qu'on leur disputait; toute cette honnête et nombreuse famille n'avait que le travail du père pour subsister.

Ce dernier enfant était né le 22 décembre 1762; il avait été baptisé à Saint-Jean-en-Grève, sa paroisse, sous les noms de François-Michel; mis ensuite en nourrice dans la Normandie, il n'en avait été rapporté qu'à l'âge de seize mois, et avait été quelque temps après atteint d'une fièvre maligne, pour laquelle il avait été saigné au bras droit par la sœur Jollin. Échappé de cette maladie, il avait environ trois ans, quand il lui survint une tumeur à la cuisse gauche; le sieur Fromont, chirurgien, le pansa par charité, et le guérit dans l'espace de six semaines; mais il resta sur la cuisse de l'enfant une cicatrice assez notable. Le 13 août 1766, René et Marie Noiseu, l'un âgé de douze ans, l'autre de dix, sortirent avec la permission de leur mère, pour mener leur jeune frère à la promenade. Ils se dirigèrent vers le quai de l'Infante, et s'arrêtèrent à des parades qui les amusaient beaucoup. Comme plusieurs personnes placées devant eux les empêchaient de voir, ils percèrent la foule et passèrent devant tout le monde; mais leur jeune frère ne put les suivre et demeura derrière. René et Marie, tout occupés des grimaces des bateleurs, oublièrent pour un moment leur jeune frère; mais, revenus de leur extase, quelle fut leur douleur de ne pas retrouver à côté d'eux l'enfant qu'ils croyaient tenir par la main! La crainte s'empare d'eux; ils sentaient toutes les suites de leur coupable négligence: comment oser rentrer à la maison sans le petit François? Ils s'adressent d'abord des reproches mutuels; puis ils se mettent à la recherche de leur frère: ils s'en vont questionnant tous les marchands du quai; l'un d'eux leur dit qu'il avait vu une femme retirant de la foule un enfant qui lui paraissait être le même que celui qu'ils venaient de lui dépeindre, et qu'elle l'avait emmené du côté du Pont-Neuf. René et Marie y courent aussitôt; ils demandent, ils regardent de tous côtés; vaines recherches! Ils se flattent que leur frère aura pu retourner chez eux; ils s'y rendent en tremblant, soutenus par cette espérance.—Où est votre frère? leur dit la mère en les voyant entrer. Des pleurs sont d'abord toute leur réponse; puis, à travers les larmes et les sanglots, ils racontent ce qui vient de leur arriver.

A ce récit, la mère reste un moment immobile, consternée. Bientôt elle part, l'inquiétude dans le cœur: elle court au quai de l'Infante, au Pont-Neuf; va, revient sur ses pas; interroge tous les passans, en pleurant, en criant comme une folle. Hélas! personne ne peut donner de renseignemens à la pauvre mère. Désespérée, elle revient chez elle; son mari arrive, et demande le petit François; on ne peut lui en donner des nouvelles; on lui raconte la fatale histoire. René et Marie se jettent aux pieds de leurs parens, leur demandant pardon, mêlent leurs larmes à celles de leur mère; mais celle-ci est inconsolable.

Le lendemain, ces bons parens, après une nuit sans sommeil, font battre la caisse, font publier la perte de leur fils au prône de Saint-Germain-l'Auxerrois leur paroisse, et mettre des affiches sur les portes des principales églises de Paris; ils vont même chez M. de Roquemont, commandant du guet, et obtiennent de lui qu'il fera arrêter tous les mendians à qui on trouverait des enfans semblables au leur.

Toutes ces recherches furent infructueuses. La femme Noiseu désolée semblait presque menacée de perdre la raison. Dans sa douleur, elle parcourait tous les quartiers de Paris, faisant retentir l'air de ses gémissemens et de ses plaintes; on la voyait souvent dans les mêmes rues, redemandant son enfant à tout le monde, avec une sorte de fureur frénétique.

Enfin, au bout de vingt mois, le hasard fit plus que la sollicitude la plus persévérante et la plus active. La veuve Desneux, nièce de la femme Noiseu, et marraine de l'enfant perdu, étant à sa boutique située près le Pilori, le 16 juin 1768, vers les sept heures du soir, voit passer deux petits garçons; la figure de l'un de ces enfans la frappe; elle l'appelle et l'interroge; ses réponses ne lui apprennent rien; mais le son de sa voix la confirme dans sa première idée; d'abord elle n'avait reconnu dans cet enfant que les traits de son filleul; bientôt elle est convaincue que c'est son filleul lui-même; elle le prend dans ses bras, l'embrasse et s'écrie avec transport: «J'ai retrouvé mon filleul.» Toutes ses camarades, à cette exclamation, se rassemblent autour d'elle et reconnaissent l'enfant. La veuve Desneux se rappelle à l'instant que son filleul doit avoir une cicatrice à la cuisse gauche; elle déshabille l'enfant, et trouve la cicatrice à l'endroit qu'elle vient d'indiquer. Cette preuve lève tous les doutes; tous les assistans sont convaincus; on interroge le camarade du petit Noiseu; il dit qu'il se nomme Bouville, et que l'enfant que l'on retient est en pension chez son père; on lui dit d'aller chercher son père; il y court et revient avec sa mère. Cette femme, interrogée, répond qu'une blanchisseuse, nommée Girandal, avait mis cet enfant en pension chez elle depuis six semaines; qu'on lui avait défendu de le laisser sortir, et que c'était la première fois que cela lui arrivait.

La femme Noiseu, qu'on avait fait avertir, accourt; elle regarde attentivement son fils et le reconnaît; et, pour en convaincre tout le monde, elle dit que son fils doit avoir une cicatrice à la cuisse gauche. On lui annonce que le fait a déjà été vérifié. Alors, se livrant à toute sa joie, elle embrasse son fils avec cette émotion, ce frémissement qu'une mère seule peut éprouver.

La femme Girandal accourt aussi, et veut arracher l'enfant des mains de sa marraine; on lui dit qu'il y a vingt mois que cet enfant a été perdu; elle répond qu'il y a deux ans qu'elle en prend soin, et que c'est à l'insu de son mari. On veut l'emmener chez le commissaire; elle dit qu'elle n'a pas le temps d'y aller; le tumulte augmente, la garde arrive et conduit toutes ces femmes chez le commissaire Percheron. Celui-ci envoie chercher le père de l'enfant dont il s'agit; Noiseu arrive, reconnaît son fils, et invoque devant le commissaire la cicatrice de la cuisse gauche; il somme la femme Girandal d'aller chercher son mari; elle refuse constamment de le faire venir. Sur les faits articulés devant lui, le commissaire se détermine à remettre l'enfant entre les mains de la femme Noiseu, avec injonction de le représenter à la justice.

Bientôt surgit un nouvel incident. Une autre femme se présente chez M. le lieutenant de police; elle réclame l'enfant dont il s'agit, et prétend en être la mère. Cette femme était la veuve Labrie. Ce magistrat, après avoir entendu le rapport du commissaire Percheron, renvoya les parties à se pourvoir devant les tribunaux.

Le 4 juillet 1768, la veuve Labrie forma une demande en restitution d'enfant contre Noiseu et sa femme. Le 30 septembre de la même année, sur la plaidoirie des deux parties, et la cause instruite par des mémoires imprimés, les juges du Châtelet rendirent une première sentence, qui confirmait provisoirement l'ordonnance du commissaire Percheron, et adjugeait à la femme Noiseu la possession de l'enfant; cette mère, heureuse par cette décision, se flattait de toucher au terme de ses alarmes maternelles; mais son bonheur fut de courte durée. Une seconde sentence, rendue au Châtelet de Paris, le 22 mars 1769, ordonna que l'enfant remis provisoirement entre les mains de Noiseu et de sa femme, fût rendu sur-le-champ à la veuve Labrie.

Cette sentence fut un coup de foudre pour Noiseu, et surtout pour sa femme; tous deux tombèrent sans connaissance. Le public fut témoin de ce spectacle attendrissant, et ne put s'empêcher d'infirmer dans son cœur la décision des juges. Revenus à eux-mêmes, Noiseu et sa femme s'écrièrent: Nous voulons appeler au Parlement; et dès le lendemain, en effet, ils y portèrent leur appel.

La veuve Labrie avait déclaré, dans l'interrogatoire qu'elle avait subi le 4 septembre 1768, que son enfant avait les pieds courts et épatés et les doigts qui suivent le pouce joints et nullement séparés. Or l'enfant en litige n'avait pas les pieds dans cet état. L'enfant de la veuve Labrie avait eu deux fois la petite vérole; l'enfant de la femme Noiseu ne l'avait jamais eue. Celui-ci avait été saigné au bras droit et en portait la marque; l'enfant Labrie ne l'avait pas été. Que d'indices frappans dans toutes ces différences!

Mais voyons maintenant l'histoire de la veuve Labrie. Elle avait épousé, en 1758, Jean-Pierre Labrie, maçon à Boissise-la-Bertrand; et elle en avait eu deux enfans, dont le dernier, né le 30 mai 1762, deux mois après la mort de son père, et baptisé sous les noms de Marie-Germain, était celui qu'elle réclamait. Charlotte Marchand, veuve Labrie, après la mort de son mari, s'était retirée dans le sein de sa famille à Boissette, près de Melun, où elle avait nourri son second fils. Cet enfant était encore au berceau lorsqu'il lui survint au dedans de la cuisse gauche, près du genou, une tumeur légère, qui dégénéra en abcès. Cet abcès guérit, mais il lui en resta une cicatrice.

Cet enfant sortit pour la première fois du village de Boissette, au mois de mars 1768, pour venir à Paris avec sa mère, chez le nommé Girandal, blanchisseur, mari d'une de ses tantes. La mère trouva l'occasion de se placer auprès d'une personne malade, à Pantin, et laissa son fils dans la maison de Girandal; mais quelque temps après, comme il devenait à charge à ce parent, sa grand'mère l'emmena chez elle à Melun. Il ne put y rester; le 26 avril, on le renvoya à Paris; et le 1er mai, la femme Girandal le mit en pension à l'insu de son mari, chez le nommé Bouville, où il devait demeurer jusqu'au mois de novembre suivant, lorsque le hasard en disposa autrement.

Quel ne devait pas être l'embarras des juges dans une affaire aussi épineuse! Des deux côtés, on reconnaissait la même bonne foi, la même tendresse; la veuve Labrie fondait en larmes pendant la plaidoirie. Tout le monde avait remarqué que l'enfant lui ressemblait beaucoup. On pensa que la Noiseu avait pu être induite en erreur par la cicatrice, qui était un signe équivoque, puisqu'il existait dans les deux enfans.

Le parlement, par son arrêt définitif, rendu le 19 février 1770, confirma la sentence du Châtelet, qui avait jugé que l'enfant appartenait à la veuve Labrie.

Il serait difficile de voir une cause plus réellement touchante. D'un côté, un enfant perdu effectivement; de l'autre, deux mères pauvres, mais riches en tendresse, luttant ensemble à laquelle des deux resterait ou la douleur de le perdre sans retour, ou la joie de le retrouver. Ainsi c'est souvent dans le sein de la pauvreté que se retrouve la nature dans toute sa beauté primitive, tandis que, dans le sein de l'opulence, elle est quelquefois immolée ou étouffée par la cupidité, l'intérêt ou d'autres sales passions, comme on l'a vu dans l'histoire de Marie Cognot.


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