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Chronique du crime et de l'innocence, tome 3/8: Recueil des événements les plus tragiques;...

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LEROI DE VALINES,
A PEINE AGÉ DE SEIZE ANS, EMPOISONNEUR
DE TOUTE SA FAMILLE.

Ordinairement le crime ne procède que par degrés; il suit plusieurs périodes avant d'arriver à la scélératesse qui ne connaît plus de frein.

Un seul jour ne fait pas d'un mortel vertueux

Un perfide assassin, un lâche incestueux;

Quelques crimes toujours précèdent les grands crimes.

L'adolescence est rarement l'âge des forfaits. Cette époque de la vie est presque toujours dominée par les passions grandes et généreuses; elle repousse avec une noble indignation cette basse cupidité qui enfante tant d'actions criminelles.

Il faut donc regarder comme un malheureux écart de la nature, comme un phénomène monstrueux, l'enfant dénaturé qui, de sang-froid, et sans l'influence d'aucun conseil, débute dans le crime, à l'âge de seize ans, par l'empoisonnement de son père et de sa mère et par celui de ses autres proches qui pourraient le gêner dans la jouissance de la succession paternelle. Un monstre pareil devrait en quelque sorte effacer le souvenir de la Brinvilliers, devenue si odieusement célèbre.

Charles-François-Joseph Leroi de Valines n'avait pas encore atteint l'âge de seize ans, lorsque, au commencement d'avril 1762, il commit un vol avec effraction intérieure dans la maison d'un chanoine de la ville d'Aire en Artois. Il demeurait avec ses père et mère au château de Valines.

Le 30 juin de la même année, dans l'après-midi, M. de Valines père, qui cependant n'avait déjeûné et dîné que très-légèrement, est subitement atteint de tranchées, de maux de tête violens, de déchiremens d'estomac. Des vomissemens affreux viennent encore aggraver son état. Vers minuit, son mal redouble encore; enfin, après s'être long-temps débattu contre d'horribles convulsions, il meurt le 2 juillet, à six heures du matin. Son fils l'avait exhorté à la mort, et lui avait plusieurs fois présenté un crucifix, en lui tenant des discours pieux.

La garde et ceux qui virent le cadavre de M. de Valines remarquèrent qu'il sortait de sa tête un sang noir et fétide.

Le 25 juillet, la dame de Valines tombe tout-à-coup malade; elle éprouve absolument les mêmes symptômes que son mari. On va chercher le médecin; il arrive, mais la dame de Valines venait d'expirer au milieu de crises épouvantables, et il fut impossible de juger du principe de la maladie. Ce qui a lieu de surprendre, ces deux morts, aussi précipitées, et accompagnées de symptômes aussi semblables, ne firent naître aucun soupçon, aucune curiosité. La dame de Valines fut inhumée suivant l'usage, sans autre formalité extraordinaire, et son fils se mit en possession de la succession.

Le 13 septembre suivant, le sieur Demay de Vieulaine, oncle maternel du jeune Leroi de Valines, invite à dîner chez lui le sieur de Riencourt, gentilhomme du voisinage, sa femme et son fils, qui était alors page de la reine. Les autres convives du sieur de Vieulaine étaient la demoiselle Demay de Bonnelles sa sœur, le curé de la paroisse et Leroi de Valines; en sorte qu'en comprenant le maître et la maîtresse de la maison, il devait y avoir huit personnes à table.

Leroi de Valines se rend chez son oncle, mais il annonce qu'il ne dînera pas, parce qu'il veut aller à Longpré. On fait des efforts pour le déterminer à rester; on lui représente qu'il quitte toute sa famille et ses amis réunis pour aller dîner dans un lieu où il n'était pas attendu. Il persiste dans son refus, sous prétexte d'une affaire, et déjeûne avec le fils Riencourt, qui était obligé de partir avant le dîner pour Versailles, où l'appelait son service.

Il rôde ensuite dans la maison, s'introduit dans la cuisine, ordonne plusieurs fois à la cuisinière d'aller dans un jardin assez éloigné lui chercher de l'oseille pour nettoyer ses boucles de deuil, et reste seul dans cette cuisine, pendant que la domestique faisait sa commission. Elle lui apporte ce qu'il avait demandé; il fait semblant de frotter ses boucles, et part pour Longpré.

L'heure du dîner arrive; on se met à table au nombre de six; le sieur de Vieulaine sert la soupe. Le sieur de Riencourt souffrait de la faim; il est servi le premier, et mange avec avidité. Les autres se récrient sur le goût âcre qu'ils trouvent à la soupe. Cette circonstance, jointe au souvenir de la mort si subite et si récente de sa sœur et de son beau-frère, effraie le sieur de Vieulaine; il s'abstient, ainsi que sa femme, de manger de cette soupe.

Bientôt le sieur de Riencourt se plaint de douleurs d'entrailles; les mêmes symptômes qui avaient accompagné le décès du sieur et de la dame de Valines, se manifestent rapidement. Les autres convives sont plus ou moins atteints du même mal, suivant l'ordre dans lequel ils avaient été servis et la quantité de potage qu'ils avaient mangée. Les soupçons naissent en foule; de tels accidens ne peuvent qu'être l'effet d'un poison actif; on court au remède; plusieurs sont soulagés. Mais le sieur de Riencourt meurt presque sur-le-champ dans les douleurs les plus aiguës.

La nouvelle de ce funeste événement ne tarde pas à se répandre. Le procureur du roi d'Abbeville rend plainte et requiert aussitôt la présence du juge à Vieulaine. On fait l'autopsie du cadavre; le corps de délit est constaté; il est reconnu que le poison est la cause de ces funestes effets.

On informe; une multitude d'indices dénoncent le coupable. On découvre que Leroi de Valines a acheté du poison à différentes époques; on constate tous les détails de la conduite qu'il avait tenue dans la matinée du 13 septembre; il est décrété de prise de corps.

L'examen de la procédure fait surgir d'autres soupçons. Comment sont morts le sieur et la dame de Valines? On approfondit la conduite de leur fils, son goût pour la dépense, ses vols en différentes circonstances, ses nombreux achats de poison.

On exhume les corps du sieur et de la dame de Valines; leur état de décomposition ne permet pas de reconnaître les traces du poison, mais le témoignage du chirurgien qui avait été appelé pour les soigner prouvait que les symptômes qu'ils avaient éprouvés ne pouvaient provenir que d'un poison corrosif.

On interrogea Leroi de Valines sur quelques discours qui lui étaient échappés. Il convint avoir dit que sa mère avait été empoisonnée; mais il ajouta que c'était pour avoir pris du lait dans une casserole mal étamée. La fille de basse-cour, qui avait révélé ce propos, lui fut confrontée, et dénia le fait. Deux autres traits le chargeaient de plus en plus. Un jour, depuis la mort du père, la dame de Valines ordonnait à son fils de s'aller coucher plus tôt qu'il ne le voulait; il lui répondit brusquement: Cela ne durera pas toujours, je serai bientôt mon maître. Enfin sa mère expirante lui dit, dans les accès les plus violens de sa douleur: Tu es un malheureux, tu es cause de ma mort.

Pour tous ses crimes réunis, Leroi de Valines fut condamné, par sentence du lieutenant criminel d'Abbeville, du 27 mars 1764, à être rompu vif et jeté ensuite au feu.

Sur l'appel, le parlement de Paris, par arrêt du 22 août 1764, infirma la sentence d'Abbeville en certains chefs, pour éclaircir la vérité de plusieurs faits. Leroi de Valines fut appliqué à la question; il avoua l'empoisonnement de son père et celui de sa mère; et, après quelques contestations judiciaires, élevées par des parens qui se présentaient comme ses héritiers, il fut déclaré indigne des successions paternelle et maternelle, et remis entre les mains du bourreau.


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