Chronique du crime et de l'innocence, tome 3/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
ÉCOLIER, AGÉ DE DIX-SEPT ANS,
QUI TUE L'HOMME CHARGÉ DE LUI DONNER LA
CORRECTION.
L'usage barbare de faire fouetter les écoliers dans les colléges n'a été que trop long-temps en vigueur. Cette indécente punition, loin de corriger, ne faisait le plus souvent qu'irriter, que révolter celui qu'elle atteignait. Il en résultait quelquefois de terribles représailles, comme on va le voir. Grâce au perfectionnement de nos mœurs, depuis long-temps cette ancienne méthode n'est plus connue dans les écoles.
Jean-Baptiste Pilleron, marchand d'eau-de-vie en gros à Paris, ayant éprouvé des pertes considérables dans son commerce, prit le parti d'aller chercher dans d'autres pays des ressources contre la misère; mais avant de s'embarquer pour le Cap, il plaça son fils, alors âgé de cinq ans, au collége de La Flèche. Comme on ne reçut aucune nouvelle du père, on se lassa au bout de trois ans de garder un enfant dont la pension n'était pas payée; en conséquence, on le rendit à sa famille, qui acquitta tout ce qu'on devait, et se chargea de l'éducation de l'enfant.
Le jeune Pilleron fut placé, au commencement de 1754, par un oncle maternel, son tuteur et son bienfaiteur, dans une pension située dans le faubourg Saint-Antoine, d'où il sortit deux ans après pour entrer au collége de Montaigu. Cet enfant était un bon écolier; jamais ses maîtres ne s'en étaient plaints, ni pour le caractère, ni pour le travail. Il fallut une circonstance toute particulière pour faire naître des récriminations de ce genre contre lui.
Le 1er août 1759 était un jour de congé. Le principal de Montaigu, nommé Germain, refusa au jeune Pilleron la permission d'aller voir son tuteur. Pilleron, sans égard pour cette défense, sortit; mais, pour réparer en quelque sorte sa faute, il rentra un des premiers au collége. Le lendemain, dès huit heures du matin, le trop sévère principal fit venir Pilleron, et lui annonça qu'il allait être fustigé. L'écolier s'humilia, demanda pardon, représenta son âge (il avait dix-sept ans), promit pour l'avenir la plus exacte soumission. Toutes ses protestations furent inutiles; le principal fut inflexible, et fit monter le correcteur.
Pilleron déclara fermement qu'il ne subirait pas cette infâme punition. Le portier, qui était le correcteur, voulut le saisir; il le repoussa avec force. Irrité de cette résistance, le principal donna ordre au portier d'aller chercher deux forts pour se faire assister, et il garda dans sa chambre Pilleron, qui, effrayé de l'ordre extraordinaire qu'il venait de donner, lui demanda de quitter à l'instant même le collége.
Cette demande fut aussi vaine que l'avaient été ses excuses. Le principal ne prenait plus conseil que de sa colère. Peu après le portier rentra, suivi d'un porteur d'eau nommé Boucher. Le principal avait demandé deux hommes; mais Boucher lui garantit qu'il en viendrait seul à bout. Pilleron, désespérant d'échapper aux mains d'un si rude adversaire, essaya de l'arrêter en lui présentant de loin son couteau, et en le menaçant de s'en servir s'il osait le toucher. Mais le principal ordonna à Boucher de prendre une pelle à feu pour désarmer le rebelle.
Soumis aux ordres de qui le payait, Boucher lève la pelle à feu sur la tête du jeune homme; celui-ci, pour parer le coup, hausse le bras; Boucher profite du mouvement, saisit Pilleron au corps, le renverse sur un siége voisin, et tombe en même temps sur lui. L'écolier se raidit dans sa chute par un mouvement naturel. Le propre poids de l'agresseur lui fait entrer dans l'estomac la lame du couteau que tenait l'écolier. Comme ils s'agitaient l'un sur l'autre, Boucher fut percé en trois endroits, et ses blessures furent tellement l'unique effet de cette lutte, que le principal, si attentif à cette scène qu'il avait ordonnée, ne savait si le sang qu'il voyait couler venait du porte-faix ou de Pilleron, qui pouvait s'être blessé lui-même.
Boucher ne sentit qu'à son extrême faiblesse qu'il avait été frappé; il fut transporté à l'Hôtel-Dieu, où il expira trois heures après.
Troublé de ce tragique événement, Pilleron s'enfuit du collége, erra pendant trois jours sans dessein et hors de lui-même. Il finit par s'enrôler pour le service de la compagnie des Indes, et se rendit au port de Lorient pour s'embarquer.
Cependant sa famille, instruite de ce malheur, sollicita sa grâce, et l'obtint sans peine. Mais la veuve Boucher présenta une requête contenant une demande en dommages-intérêts, qu'elle dirigea solidairement contre le supérieur de Montaigu et contre le jeune Pilleron. Pour repousser cette demande, le défenseur du jeune homme soutint que, s'il était dû à la veuve Boucher des dommages-intérêts, c'était le sieur Germain qui devait les supporter, parce que c'était à lui seul que la veuve devait imputer la mort de son mari.
Mais le Châtelet de Paris ne goûta pas cette opinion, toute fondée qu'elle fût, et il ordonna, par sentence du 29 mars 1760, que les lettres de rémission accordées au jeune Pilleron fussent entérinées, à la charge par lui de garder prison pendant un mois, et de payer à la veuve de Boucher douze cents livres de dommages-intérêts, par forme de réparation civile.