Chronique du crime et de l'innocence, tome 3/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
INNOCENT
CONDAMNÉ A MORT INJUSTEMENT.
La justice humaine est si faillible de sa nature, qu'il n'est que trop commun de voir des innocens condamnés sur des dépositions fausses, faites par des témoins de bonne foi, et sur des arrêts rendus par des juges intègres. On ne peut que gémir sur ces fatales erreurs, qui laissent échapper les vrais coupables, et portent le trouble et la désolation dans des familles sans reproche.
Marc Game, né à Saint-Paul d'Yenne, en Savoie, après avoir servi pendant douze ans dans le régiment de Tarentaise, vint fixer sa résidence à Lyon, où il entra successivement au service de plusieurs particuliers. Ses différens maîtres, au nombre de neuf, rendaient justice à ses bonnes mœurs et à sa fidélité, par les certificats les moins suspects.
En 1770, il épousa Jeanne-Marie Jacob, et entreprit un commerce de farine en détail. Les officiers du quartier où il s'établit d'abord, consultés à son sujet, déclarèrent que, pendant deux ans que Game y avait demeuré, il avait rempli les devoirs de citoyen et d'honnête homme. Ses voisins rendaient le même témoignage; et les marchands de blé et fariniers attestaient tous son honneur et sa probité.
Cet homme, uniquement occupé de son négoce et de son ménage, semblait pouvoir compter sur une fortune qui était le fruit de son travail, et qu'il soutenait par l'économie; mais par un de ces événemens que la prudence humaine ne peut ni prévoir, ni prévenir, par une de ces fatalités dont l'esprit humain ne peut se rendre compte, on vit Game arraché à sa femme, à son commerce, traîné dans un cachot, condamné à une peine infamante, et mourir de douleur, avant que le tribunal supérieur eût eu le temps de réparer l'erreur des premiers juges, surpris par de fausses apparences.
Voici les principales circonstances de cette malheureuse aventure. Vers la fin de l'année 1772, un filou, reconnu trop tard, s'avisa de voler plusieurs marchands de Lyon, au moyen de faux billets qui portaient les noms de personnes connues. Cette ruse, quoique grossière, lui réussit pendant quelque temps. Le 17 octobre, entre autres, il vint, de la part du sieur Chaix, demander six paires de bas chez le sieur Chollet, marchand bonnetier, et présenta une carte sur laquelle on lisait: Je prie M. Chollet de remettre à mon domestique six paires de bas de soie, et deux paires de mittes pour femme, pour M. Chay. Ce nom, qui s'écrit Chaix, étant très-connu, la dame Chollet et ses commis donnèrent les bas demandés. Le même nom et le même artifice servirent à voler des saucissons et du porc salé à la femme Bergeret, et quelques livres de chandelles chez la femme Clémençon.
Mais lorsque tous ces marchands vinrent demander leur argent au sieur Chaix, ils virent qu'ils étaient dupés; les billets et le seing étaient supposés, mais on ne savait pas quel était le voleur.
Game avait servi huit jours, à peu près, chez le sieur Chaix, et l'on assure qu'une servante de cette maison avait formé sur lui des projets de mariage auxquels il ne s'était nullement prêté. Soit imprudence, soit désir de se venger, cette servante dirigea les soupçons sur le malheureux Game: elle le nomma; et, qui le croirait? ce mot seul, ce mot fatal, échappé de sa bouche, fut le signal des tribulations de cet infortuné. Le sieur Chaix eut la faiblesse d'adopter cette conjecture. Cependant le signalement du filou, donné par les marchands, n'avait aucun rapport avec celui de Game. On parlait d'un homme de trente à trente-cinq ans, et Game en paraissait davantage; on le disait vêtu d'une veste de ratine grise, et ce vêtement est commun à tous les domestiques d'une grande ville; mais toutes les imaginations étaient déjà prévenues, et Game était condamné avant d'être connu.
Les marchands ne doutaient pas qu'il ne fût le voleur, puisque M. Chaix l'assurait, le sieur Chaix, homme connu, et qui connaissait bien Game. Le sieur Chollet et la femme Zacharie allèrent chez Game; et, pour se ménager le temps de l'observer, ils feignirent de vouloir acheter de lui quelques marchandises. Si Game les eût volés, il aurait dû être confondu à leur aspect; cependant la femme Zacharie avoua que Game n'avait paru ni se déconcerter, ni les reconnaître. Il leur répondit sans se troubler, et s'empressa de leur montrer les marchandises qu'ils demandaient. Mais quand on est prévenu, rien ne dissuade et tout confirme. Le sieur Chollet et la femme Zacharie, malgré ces apparences frappantes, vinrent rappeler à la dame Chollet, qui les attendait dans le voisinage, que Game était le vrai filou. Madame Chollet décida qu'il était le coupable; c'était elle-même qui avait livré les bas au filou; elle avait, disait-elle, une mémoire et des yeux si excellens, qu'après six ans elle reconnaîtrait, entre mille, un homme qu'elle n'aurait vu qu'une fois. Dès ce moment Game fut convaincu, et l'orage ne tarda pas à fondre sur lui.
Le lendemain, la femme Zacharie, le rencontrant sur le pont de pierre, l'arrêta, et lui demanda le prix des cordes qu'il avait prises chez elle. Game ne sait ce qu'on lui veut, et nie le fait; la marchande insiste. Enfin, pour terminer un différend fâcheux, Game demande à cette femme sa demeure et son nom, et lui promet qu'il ira tout éclaircir chez elle-même.
Game s'y rendit en effet; il y trouva les deux commis du sieur Chollet, qui d'abord l'accueillirent avec des injures, et lui ordonnèrent de les suivre. Game les suivit librement. Là s'étaient assemblés le sieur Chaix, la femme Bergeret, la dame Chollet, le sieur Achard, son père, tous juges qui l'avaient condamné avant de l'entendre. Il fut traité comme un voleur avéré; les commis conseillaient de le faire mourir sous le bâton; on proposa de le faire arrêter sur-le-champ.
Il arriva à Game ce qui arrive presque infailliblement à tout homme innocent, mais pauvre; il se plaignit inutilement. Il prit tous ses voisins à témoin des outrages qu'il avait essuyés, et fit des démarches pour en demander réparation. Cependant le vrai filou, qui ignorait le tumulte qu'il avait occasioné, continuait ses friponneries. Il alla prendre d'abord chez le sieur Maron, marchand cirier, quarante livres de bougie, toujours avec une carte et une signature supposées. Il se présenta ensuite chez d'autres marchands de bougies, auxquels il fit le même tour.
Game fut encore accusé de ces vols. Le sieur Maron le fit arrêter, et conduire en prison.
Néanmoins les témoignages en faveur de l'innocence de Game s'élevaient de tous côtés; tous ceux qui l'avaient vu continuellement le matin même où l'on disait qu'il avait volé s'efforcèrent de détromper les accusateurs; mais ceux-ci s'étaient trop avancés pour se rétracter; d'abord ils avaient imaginé que Game était coupable, ensuite ils le jurèrent.
Jusqu'alors Game pouvait prouver qu'il était innocent, mais on ne connaissait pas le coupable. Le sieur Baley, négociant de Lyon, avait, sans le savoir, le secret de l'innocence de Game; le véritable filou était un de ses anciens domestiques, nommé Barrat. Ce Barrat était convaincu d'un vol avec effraction; échappé des mains de la justice, sans autre profession que celle de filou, il avait déjà demandé, en plusieurs endroits, des marchandises, sous le nom du sieur Baley, son ancien maître, qui en fut bientôt instruit. Le sieur Baley, afin de prévenir des erreurs si fâcheuses, remit à plusieurs négocians une carte sur laquelle était sa vraie signature, en les priant de ne rien délivrer à quiconque présenterait un billet de sa part, sans confronter les écritures. Un de ces négocians qui savait l'aventure de Game entrevit tout-à-coup la lumière; il demanda des explications au sieur Baley, quel était le signalement de ce Barrat. C'était un homme de trente à trente-cinq ans, ordinairement vêtu d'une veste de ratine grise frisée; c'étaient ses traits, sa figure; en un mot, c'était lui. Il restait un trait plus décisif à reconnaître, l'écriture des fausses cartes; on les montre au sieur Baley, et tout aussitôt il reconnaît l'écriture de son domestique, et fait voir des copies entières de lettres de la main de Barrat; il fait voir le même caractère d'écriture sur d'autres cartes, avec lesquelles il avait volé sous son nom. Enfin, pour comble de conviction, Barrat était fugitif, ou se cachait.
Il ne restait donc qu'à ouvrir les portes de la prison du malheureux Game, mais il n'était plus temps, il était déjà condamné.
Après une procédure très-irrégulière, dans laquelle des dépositions absurdes ou mensongères furent accueillies sans examen, Game, par sentence du 11 mars 1773, avait été condamné à trois jours de pilori, à la marque, et à neuf ans de galères. Il interjeta appel de ce jugement, et présenta au conseil supérieur une requête pour être admis à ses faits justificatifs.
Mais, par une fatalité presque sans exemple, au moment où toute l'instruction sur l'appel était faite, lorsque le jour du jugement était fixé, ce jour-là même Game succomba sous le poids d'une maladie que l'air des cachots, corrompu par le séjour des eaux qui s'y étaient introduites dans un débordement, lui avait fait contracter. Au moment où on se préparait à lui faire lecture de son arrêt, il fallut le transporter à l'Hôtel-Dieu, où il expira quelques instans après.
La veuve de Game se rendit personnellement appelante de la sentence qui avait condamné son mari, et obtint un arrêt sur requête, qui lui permit d'intimer qui bon lui semblerait. Elle intima tous les témoins entendus dans l'information, et demanda qu'ils fussent condamnés à lui payer trente mille livres de dommages-intérêts.
Pendant que cet appel s'instruisait, on découvrit de nouveaux faits qui assuraient de plus en plus la justification de l'infortuné Game. Le conseil supérieur de Lyon rendit un arrêt, en 1774, qui donnait acte à M. le procureur-général de la plainte rendue par lui contre le nommé Barrat, indiqué par les défenseurs de Game comme le vrai coupable des vols imputés à celui-ci; ordonnait de surseoir à faire droit sur l'appel interjeté par la veuve Game de la sentence prononcée contre son mari; et renvoyait les témoins de la demande formée contre eux en dommages-intérêts.