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Chronique du crime et de l'innocence, tome 3/8: Recueil des événements les plus tragiques;...

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MENACES D'ASSASSINAT
FAITES, PAR LETTRES ANONYMES,
AU FERMIER GÉNÉRAL MAZIÈRE.

Le 11 octobre 1773, sur les six heures du soir, le sieur Mazière, fermier général, reçut une lettre ainsi conçue:

«Monsieur,

«Nous sommes une compagnie qui avons besoin de trois cent soixante louis d'or. Nous vous donnons avis que, si vous ne les portez pas au bas du poteau auquel est attachée la corde du bac qui passe la rivière devant les Invalides, vous serez assassiné à l'heure que vous vous y attendrez le moins. Vous trouverez une marque faite sur le mur avec de la craie; ce sera là. Il ne vous servirait de rien de faire espionner, parce que nous nous en apercevrons; nous verrons que vous ne voulez pas donner cette somme, et nous vous assassinerons, quand vous seriez tous les jours gardé par cent hommes.»

Cette lettre sans signature portait la date du 11 octobre 1773. Le sieur Mazière la remit à la police, qui fit investir le lieu indiqué par des espions, ayant à leur tête un exempt. Le mardi 19 octobre, sur les six heures du matin, un particulier quitte la grande route, descend dans le fossé qui était alors entre le chemin et l'allée du Cours-la-Reine; il n'était pas directement vis-à-vis le poteau, mais à vingt pas au-dessus du côté de Paris. A peine est-il descendu dans le fossé qu'il est assailli par une troupe d'hommes qui sortaient de dessous le pont de bois qui communiquait du cours au grand chemin devant les Invalides; d'autres s'étaient mis en embuscade derrière les arbres.

L'homme attaqué reprend sa canne, et veut remonter le fossé. Il se sent frappé d'un coup de bâton; il fuit du côté de Paris, appelant à son secours des charretiers qui passaient sur la route. Les charretiers accourent; mais l'exempt paraît, et fait arrêter l'homme, de par le roi. On le garrotte, et on le conduit chez le commissaire Serrault, rue Saint-Martin. Le commissaire demande à cet homme son nom et son état. Il répond qu'il se nomme Garnier, et qu'il est officier de maison chez le comte de l'Aubespine. On l'interroge sur toutes les démarches qu'il a faites dans la journée du 11 octobre, jour où la lettre fatale avait été remise chez le sieur Mazière. Il répond que ses actions n'ayant eu rien alors d'extraordinaire, il lui serait impossible de rendre le compte qu'on lui demande.

Le commissaire lui enjoint de dire rapidement, et sans chercher, pourquoi il s'était trouvé au cours, précisément au lieu où il avait été arrêté, et quelle était la raison qui l'avait fait descendre dans le fossé à cinq heures et demie du matin.

Garnier fit les réponses les plus détaillées à ce sujet. Son maître, le comte de l'Aubespine, étant dans l'usage d'aller passer les hivers dans sa terre de Villebon près Chartres, avait donné à ses gens l'ordre du départ. Garnier avait retenu une place à la diligence de Chartres pour le 19 octobre. La voiture devait partir de la rue Contrescarpe à cinq heures du matin, mais Garnier s'étant éveillé trop tard, avait cru plus prudent d'aller gagner directement la grande route, pour ne pas perdre de temps, dans le cas où la voiture serait partie. Il était vers le milieu du cours, quand un besoin pressant ne lui permettant pas d'aller plus loin, il descendit dans le fossé, et fut un moment après arrêté.

Après ce récit, pour la garantie duquel Garnier invoquait le témoignage du comte de l'Aubespine, le commissaire tira de son secrétaire la lettre anonyme, et ordonna à Garnier d'en faire lecture. Dès les premiers mots, Garnier interrompant sa lecture: «Je ne sais, dit-il, ce que c'est que M. Mazière; jamais je ne l'ai vu; jamais je n'en ai entendu parler, et je ne sais même pas où il demeure.» Garnier demanda la permission d'écrire à son maître, on le lui permit; mais sa lettre ne fut pas envoyée. Le commissaire et l'exempt crurent y reconnaître la même main qui avait tracé celle adressée à M. Mazière, et la retinrent comme pièce de conviction.

Enfin, après sept heures d'interrogatoire, Garnier fut conduit en prison par ordre du commissaire. Le lendemain, vers les sept heures du soir, le même commissaire, l'exempt et deux autres agens de police, vinrent prendre le prisonnier pour le conduire à l'hôtel de l'Aubespine. Malheureusement le comte et la comtesse en étaient partis le matin avec tout leur monde. On visita la chambre de Garnier et celle de sa sœur. Tout fut ouvert sans qu'il se présentât le moindre indice.

Cependant un des hommes de la police étant resté avec le suisse, lui avait raconté la capture de la veille, en ajoutant que Garnier avait les mains pleines d'or, lors de son arrestation, et était accompagné de gens qui avaient pris la fuite. Ce fut sous de semblables couleurs que cette affaire parvint à la connaissance du public. Un journal même contribua à les accréditer. On lut dans le Journal Politique ou Gazette des Gazettes de novembre 1773: «Le sieur de Mazière, riche fermier général, reçut dernièrement une lettre anonyme, par laquelle on le sommait de déposer secrètement, sous peine de la vie, trois cent soixante louis dans le tronc d'un arbre bien désigné aux Champs-Élysées. On communiqua cette lettre au lieutenant-général de police, et l'auteur de la lettre n'a pas manqué d'être arrêté à l'endroit qu'on avait indiqué. C'est, dit-on, un officier de bouche d'une bonne maison, où le sieur de Mazière allait fort souvent.»

Après la visite faite à l'hôtel de l'Aubespine, Garnier fut reconduit à la prison et mis au secret; mais il ne fut interrogé qu'après une détention de six jours. Ce second interrogatoire fut à peu de chose près semblable au premier. Le lieutenant-criminel observa seulement que Garnier ayant su que le comte devait partir le 20, on voyait qu'il avait exprès indiqué ce jour, afin qu'il lui fût possible de prendre l'or en passant, de continuer sa route, et de se mettre ainsi à l'abri des recherches. Garnier répondit qu'on saurait du comte, quand on le lui demanderait, qu'il n'avait été question du départ, pour la première fois, que le 17 octobre; que la lettre écrite au sieur Mazière étant datée du 11, son innocence était certaine, comme il le démontrerait à tous autres égards.

Le portier du sieur Mazière fut entendu, et sa déposition était telle qu'il n'en aurait fallu qu'une seconde du même genre et aussi bien circonstanciée pour mettre la tête de Garnier sous la hache du bourreau.

Cependant, si, d'un côté, la procédure semblait accumuler les charges contre Garnier, il se rencontra, de l'autre, des circonstances favorables à son innocence. Le 5 novembre, pendant que l'accusé était dans les cachots, le sieur Mazière reçut une seconde lettre anonyme, conçue à peu près en ces termes:

«Monsieur,

«Vous n'avez qu'un moment encore pour éviter de perdre la vie: si, dans trois jours, l'argent n'est pas porté au lieu que nous avons dit, vous êtes un homme mort, nous sommes décidés.»

Une autre lettre fut envoyée le 15 du même mois, dans le même but, au sieur Mazière. Ces deux nouvelles lettres étaient écrites de la même main que la première, et certainement elles ne pouvaient être parties du cachot où Garnier était détenu. Mais les autres indices dont nous avons parlé préoccupaient tellement les juges, que le Châtelet, après quatre mois d'instruction, rendit une sentence qui ordonnait un plus amplement informé de six mois, pendant lesquels le prévenu resterait en prison.

Ces six mois écoulés, Garnier présenta une requête au parlement, qui venait d'être réintégré dans ses fonctions. Cette requête donna lieu à une nouvelle instruction, où Garnier figura comme un homme plein d'honneur et de probité, d'une fidélité à toute épreuve, très-attaché à ses parens, et possédant de rares qualités sociales et des vertus de famille bien précieuses. Ce portrait du prévenu était fourni par une foule de témoignages dignes de foi.

La comtesse de l'Aubespine, également pénétrée des malheurs et de l'innocence de Garnier, ne cessait de le recommander à ses juges. Elle écrivait au procureur du roi: «Tant que les soupçons contre Garnier, mon officier, ont paru avoir quelque fondement, je n'ai pas voulu vous importuner en sa faveur, pour donner le temps de découvrir l'auteur de l'horrible lettre dont on l'accusait, et qu'il était bien intéressant à M. Mazière de connaître. Mais aujourd'hui qu'on n'a acquis aucune preuve contre lui, que même il n'est plus douteux que ce n'est pas lui qui a écrit et porté la lettre, je réclame vos bontés et votre justice, persuadée que je suis de son innocence, et n'ayant aucun reproche à lui faire du côté de sa probité et de sa fidélité. Si vous voulez, monsieur, lui faire rendre la liberté, j'en joindrai la reconnaissance aux sentimens, etc.»

La déposition du portier du sieur Mazière, qui semblait si accablante pour l'accusé, fut anéantie à la confrontation. Garnier ne put contenir son indignation quand il fut mis en présence de cet homme. «Quoi! lui dit-il, vous me reconnaissez, vous m'avez vu chez vous?—Oui, je vous reconnais, vous aviez un habit gris et un chapeau uni, quand vous m'avez remis la lettre du 11 octobre.—Mais vingt personnes déposeront que ce jour-là j'avais un habit vert, une veste jaune, une culotte noire et un chapeau bordé d'or.—Il n'importe; c'est que vous avez changé d'habit.—Mais comment voulez-vous que je sois l'homme du sieur Mazière? je suis dans une maison où il ne vient jamais: en aucun temps je ne l'ai vu, rien au monde ne nous a rapprochés; jamais je n'en ai entendu parler.—Vous l'avez vu, vous le connaissez; il a une affaire personnelle avec le comte de l'Aubespine, pour laquelle il se rend fréquemment chez lui.»

Le portier se tint ainsi pendant fort long-temps, toujours soutenant à Garnier qu'il le reconnaissait parfaitement; mais celui-ci le tourna de tant de manières, et profita si heureusement des détails dans lesquels ce portier, qui ne dérogeait point, se permit d'entrer sans discrétion, qu'il finit par l'embarrasser extrêmement. Enfin le juge dit au portier qu'il ne devait pas s'avancer si fortement, s'il n'était bien assuré de son fait. Garnier l'attaqua par le sentiment; il le pria de considérer que son mensonge allait peut-être lui coûter la vie; il lui mit sous les yeux les suites d'un faux témoignage reconnu pour celui qui s'en est rendu coupable. Le portier était ébranlé; il ne savait plus quelle contenance prendre; une vive rougeur lui couvrait le front; sa langue perdit son assurance, ses propos n'eurent plus de suite, et il dit au greffier d'écrire qu'il croyait seulement reconnaître Garnier, mais qu'il n'était pas certain, et qu'il parierait dix contre cent.

La cour sentit toute la nullité d'une pareille déposition, et malgré quelques difficultés résultant des formes judiciaires, comme il lui répugnait de retenir plus long-temps dans les fers un accusé dont l'innocence était complètement démontrée, elle rendit, le 31 juillet 1775, un arrêt qui déchargeait Joseph Garnier des plaintes et accusations intentées contre lui; ordonnait la radiation de ses écrous, et lui permettait de faire imprimer et afficher cet arrêt partout où bon lui semblerait. Quant aux dommages-intérêts qu'il avait demandés, il fut mis hors de cour.

L'homme innocent fut à la fin reconnu, après plus de dix-huit mois de prison, de souffrances physiques et morales, de tribulations de toute espèce; mais on ne découvrit pas le coupable, l'auteur des lettres anonymes. Si, comme le pensait l'avocat de Garnier, ces lettres n'étaient réellement pas sérieuses, ne pouvaient l'être, il faut convenir au moins que c'est un badinage bien cruel que celui qui peut avoir pour résultat de faire monter un homme innocent sur l'échafaud.


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