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Chronique du crime et de l'innocence, tome 3/8: Recueil des événements les plus tragiques;...

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ACCUSATION DE MEURTRE,
FONDÉE SUR DES PRÉSOMPTIONS ET DES CALOMNIES.

En matière criminelle, des présomptions souvent téméraires, et suggérées par la malignité, ont souvent égaré la sagesse des juges, et fait commettre plus d'un crime juridique, en appelant sur la tête d'un innocent la vengeance des lois réservée aux seuls coupables. Les magistrats, les jurés, appelés à prononcer sur le sort de tant d'individus, ne sauraient marcher avec trop de prudence dans la voie des présomptions. S'ils veulent être les équitables dispensateurs de la justice, s'ils ne veulent pas être regardés comme les tyrans de leurs concitoyens, ils ne doivent appliquer la loi que sur des preuves, et ne jamais considérer les présomptions que comme de simples accessoires qui, pris isolément, ne peuvent être d'aucune valeur, ni avoir aucune influence sur la conscience d'un bon juge.

A quatre lieues de Reims, est une petite ville qu'on appelle Cormicy. Le sieur M..., ancien bourgeois de Paris, Américain d'origine, ci-devant gendarme de la garde du roi, y avait transporté son domicile. Le 21 octobre 1768, il y avait cinq mois révolus qu'il y habitait une maison située à peu près au milieu de la ville, lorsque dans la nuit du 21 au 22, entre une heure et une heure un quart du matin, une voix qui partait de cette maison fit retentir ces cris effrayans: Au vol! au meurtre! à l'assassin! On entendit ensuite la détonation d'une arme à feu. A ces cris, à ce bruit, les voisins s'éveillent, s'élancent hors du lit, accourent en désordre. On entre: quel spectacle! Un homme, dans son lit, nageant dans son sang, la gorge ouverte et percée de trois coups de poignard.....

Toutefois l'homme assassiné n'était pas le sieur M... Il y avait environ un mois que la chambre où le crime avait été commis était occupée par un de ses amis intimes, l'abbé Bérard, chapelain du roi, au château de Madrid; on n'a pas su positivement quelle était la fortune de cet ecclésiastique, ni sur quel genre d'intérêt était fondée sa liaison avec le sieur M.... Cet abbé Bérard était la victime.

Sa chambre était située au rez-de-chaussée; aucune des fenêtres, donnant sur les dehors, n'avait été ouverte. Sur l'oreiller d'un lit qui était dans un cabinet voisin de cette chambre, on trouva l'empreinte d'une main ensanglantée. Du reste, quelques tiroirs forcés, des armes chargées, des portes fracturées, un désordre qui sentait l'apprêt et la combinaison, auraient dû fixer l'attention de la justice, et la rendre au moins plus circonspecte dans ses démarches. Les rideaux du lit étaient à demi ouverts. Le cadavre était couché sur le côté gauche, et sa tête penchait du côté de la ruelle. Les coups mortels n'avaient été ni frappés au hasard, ni portés dans l'obscurité. De trois coups donnés à la gorge, chacun dans une direction différente, l'un coupait la veine jugulaire du côté droit, déchirait la trachée-artère, et pénétrait jusqu'à la poitrine; l'autre, au-dessous de la mâchoire inférieure, aboutissait au palais. Enfin le troisième, dans la partie la plus basse du cou, pénétrait jusqu'à l'épaule; chacune de ces ouvertures était d'environ trois doigts de largeur.

On détourna bientôt les yeux avec horreur; mais qu'aperçut-on? A terre, et près du lit, un couteau à manche long et plat, et à lame large; cette lame était ouverte; cinq à six personnes la voient en même temps. On l'examine, on observe du sang au bout du manche et près de la lame, qui était encore grasse, et comme imparfaitement essuyée. La fille Lévêque, servante du sieur M..., interrogée sur ce fait, répondit qu'il n'était pas étonnant qu'il y eût du sang à ce couteau, qu'elle s'en était servie la veille pour dépouiller un lièvre. On le porta dans la salle à manger, où le sieur M..., assis dans un fauteuil, s'abandonnait à la douleur. «Ah! les malheureux! s'écria-t-il à la vue de l'instrument du crime, ils se sont servis de mon couteau! Pourquoi faut-il que mon couteau ait fait une pareille chose? Ils l'ont pris dans le buffet pour assassiner mon ami.»

Les dépositions du sieur M... et de sa servante, à l'occasion de ce tragique événement, offraient un mélange de circonstances qui semblaient arrangées et calculées, mais qui, cependant, n'étaient pas toutes vraisemblables. Ainsi la servante avait dit qu'au premier bruit elle était entrée dans la chambre de son maître en criant: «Les gueux ont tué M. l'abbé!» Comment le savait-elle? De plus, elle n'avait vu d'abord que deux assassins; puis, dans un autre interrogatoire, elle en avait vu un troisième, courbé et chargé de quelque chose. Quel pouvait être ce fardeau? Dans toute la maison, il ne manquait que quinze pièces d'argenterie et une bouteille de liqueurs. Est-il vraisemblable qu'on emporte l'un ou l'autre de ces objets sur ses épaules?

Différens autres témoins firent des dépositions contradictoires sur diverses circonstances, qui, comme les précédentes, ne servirent qu'à mettre en défaut la sagacité des juges, et à leur faire perdre la trace des coupables.

Notez que les quinze pièces d'argenterie enlevées de la maison avaient été retrouvées à un quart de lieue de là.

Quel mélange incroyable d'atrocité et de bizarrerie, de fureur et de calme, d'imprudence et de succès! Des voleurs qui emportent de l'argenterie à un quart de lieue de là, mais qui, dès qu'ils sont hors de danger, se débarrassent de leur butin; des voleurs qui, trouvant une clef à la serrure d'une malle, préfèrent la forcer, et égarent à plaisir cette clef dans la cour; qui commettent un grand nombre d'effractions nécessairement bruyantes et tumultueuses, mais uniquement pour les faire, et sans rien prendre; qui laissent l'or, l'argent, les bijoux qui étaient sous leurs mains, et emportent une bouteille de liqueurs! Mais aussi quels assassins! Sans prévoyance, sans précaution, tout leur réussit; les portes semblent s'ouvrir mystérieusement et comme d'elles-mêmes devant eux; ils vont se livrer au plus affreux brigandage, et ils laissent entr'ouverte celle qui donne sur la rue, qui, cette nuit-là, était fréquentée à cause des travaux de la vendange; ils entrent dans une cuisine que gardaient deux chiens, et ils ont l'art de les corrompre; ces animaux, symbole de la fidélité, démentent leur instinct, et restent muets à la vue des brigands, qu'ils ne connaissaient pas. Munis d'inutiles armes, de pistolets d'arçon, dont les canons et la batterie sont couverts de rouille, d'un couteau de chasse, et d'un ceinturon, qui semblent n'avoir été apportés que dans le dessein d'être oubliés, ils se procurent dans la maison même l'instrument fatal de la mort. Enfin, dans le sein d'une ville presque entièrement éveillée, ils égorgent; et au milieu du sang, à côté du cadavre, ils se livrent à une débauche de liqueurs, comme si, redoutables encore, ils étaient dans leurs cavernes, au centre d'une épaisse forêt. Toutes ces circonstances vraiment singulières mettent l'esprit à la torture; et, loin d'éclairer, elles confondent la prudence humaine.

Le procureur-fiscal fut le seul qui rendit plainte. On continua d'informer, et quelque jours après trois particuliers des environs de Château-Thierry, qui étaient venus dans le voisinage de Cormicy, furent arrêtés dans leurs maisons. Ces trois malheureux, chargés de fers, furent traînés d'abord à Cormicy; là, sur une charrette, dans la rigueur du plus grand froid, ils demeurèrent pendant deux heures exposés sur la place de la ville aux regards avides d'un peuple indigné, qui se repaissait du spectacle de leur supplice; quelques jours après, ils furent conduits à Reims, et jetés dans des cachots séparés, les fers aux pieds et aux mains; en un mot, on les traita avec une rigueur inflexible, qui ressemblait plutôt à une peine qu'on inflige à un coupable avéré qu'aux moyens simples et naturels de s'assurer de la personne d'un accusé qui peut être innocent. Le juge ducal de Reims leur fit subir plusieurs interrogatoires. Enfin, après un mois de la captivité la plus dure, il intervint une sentence qui ordonna un plus ample informé, et qui fit rendre la liberté aux trois accusés.

Voici ce qui avait donné lieu à cette vexation préliminaire. Lorsqu'on avait apporté en présence du juge les pistolets trouvés dans la cuisine, le sieur M... s'était écrié: «Voyez-vous, messieurs? ces pistolets, ils étaient pour me tuer. Qu'il est malheureux d'avoir un ami tué en ma place!» Ces premières impressions furent adoptées témérairement par la multitude: on crut, on publia bientôt de toutes parts qu'en assassinant l'abbé Bérard on s'était trompé, qu'on en voulait au sieur M..., dans le lit duquel, disait-on, cet ecclésiastique était couché.

Enfin, ce prétendu assassin du sieur M... qui, le flambeau à la main, s'était trompé sur le choix de sa victime, c'était le chevalier de C....., d'une famille honorable, ancien militaire très-distingué, d'une rare probité, d'un caractère très-libéral, de mœurs douces et polies; ce chevalier de C...., qui habitait son château de Grisolles, situé à dix lieues de Cormicy, avait été pendant quelque temps le propriétaire du sieur M..., qui, par suite de mauvaises chicanes, lui avait intenté et gagné un procès au tribunal de Château-Thierry. Depuis ce procès, ouvrage de la mauvaise foi du sieur M..., toute relation avait cessé entre lui et le chevalier. Mais le sieur M... n'en était pas moins l'ennemi secret de son ancien propriétaire. Or les trois particuliers qui avaient été arrêtés n'avaient pas d'autres torts que d'être des voisins du chevalier de C..... Leurs affaires de famille les avaient appelés dans le voisinage de Cormicy à l'époque de l'assassinat; donc ils étaient les assassins de concert avec le chevalier.

Cependant cette grossière calomnie allait tomber d'elle-même, sans un nouvel incident qui fut mis en jeu par le sieur M... et ses adhérens.

Le samedi, 22 octobre, deux particuliers qui voyageaient à pied passèrent, à six heures du matin, la rivière d'Aisne, sur le bac d'Œuilly, à trois lieues de Cormicy. Les bateliers déposèrent que l'un de ces deux voyageurs était bossu. Bientôt on se persuada que cet inconnu était le même que le troisième assassin dont la servante du sieur M... parlait dans sa déposition. Puis on en vint à défigurer le chevalier de C..... pour établir quelque ressemblance entre lui et le bossu. Les esprits s'échauffent, l'erreur et la séduction font des progrès rapides; enfin on publie un monitoire rempli de faits faux ou hasardés. On fait plus, on se permet de diriger ouvertement le monitoire contre le chevalier de C..... En effet, il y était dénoncé d'une manière sensible.

Ce fut parce qu'on s'attachait moins à poursuivre l'assassin véritable du malheureux abbé Bérard, que le prétendu meurtrier du sieur M..., que l'on osa enfreindre si patemment la loi qui défend non seulement de nommer les personnes dans les monitoires, mais même de les désigner.

La calomnie ne connut plus de bornes dans sa marche. Voici la fable dont elle satura le public. Les trois premiers particuliers arrêtés commettaient le crime; le chevalier et son domestique gardaient les chevaux, et se sauvaient par Guyancourt: puis ils allaient à pied passer, sur un bac, une rivière qui n'était point sur leur route. Au lieu de se rendre chez eux, à Grisolles, du côté de Lafère et de Château-Thierry, ils venaient à Œuilly prendre les routes de Laon et de Soissons. L'un disait que l'on avait trouvé le nom du chevalier de C..... écrit sur le couteau de chasse; l'autre, que ses armes étaient empreintes sur les pistolets. Un troisième ajoutait qu'on avait reconnu son écriture sur la bourre de ces pistolets. Tels et plus absurdes encore étaient les propos qui faisaient la matière des conversations de tout le pays.

Il ne survint aucune charge: tout le résultat de ces immenses informations fut que le chevalier de C..... avait fait de prétendues menaces contre le sieur M....

Cependant, le 25 juin 1769, à six lieues et un quart de Reims, le chevalier de C..... fut ignominieusement arrêté et mis en prison. Son domestique n'était point alors avec lui; dès qu'il fut instruit de la captivité de son maître, il partit du château de Grisolles, et vint de lui-même se présenter devant sa prison. Le chevalier de C..... supportait constamment son ignominieuse disgrâce; mais à la vue de ce pauvre garçon qui, par dévouement, venait se constituer prisonnier, son courage l'abandonna, et il ne put retenir ses larmes.

Nouvel incident. Les trois particuliers dont nous avons déjà annoncé l'arrestation et l'élargissement sont arrêtés de nouveau, et replongés dans les horreurs d'une prison. L'instruction recommence aussi ardente que périlleuse. Les interrogatoires se succèdent rapidement. Ces témoins sont confrontés aux accusés. Ceux-ci présentent au juge leur requête pour être admis à prouver leur alibi. Il était de notoriété publique que le chevalier de C..... avait passé le mois d'octobre tout entier à Grisolles, sans sortir de la paroisse de Beuvardes.

Enfin, le 12 août 1769, les amis du chevalier entrent dans sa prison, l'embrassent, lui annoncent sa mise en liberté; il sort. Mais quelle nouvelle foudroyante! il est déshonoré! Les cinq accusés sont tous mis hors de cour, sans qu'on ait daigné seulement les admettre à la preuve de leurs faits justificatifs. Le chevalier désespéré accourt à Paris pour interjeter appel de la sentence, et demander l'échafaud ou l'honneur. Quant au sieur M..., il prit ce temps pour aller recueillir une succession en Allemagne.

Cette affreuse persécution, exercée contre l'innocence la plus avérée, ne pouvait être que l'effet d'une haine adroite et implacable. Le sieur M... avait su trouver des auxiliaires parmi les parens du chevalier, entre autres un sieur de la P....., qui avait épousé une de ses cousines, et qui le détestait pour des motifs d'intérêt. Les calomniateurs parvinrent à tromper les magistrats. Il serait impossible de flétrir assez les lettres infâmes, écrites sous le voile de l'anonyme, à M. de Choiseul et au procureur-général, et les démarches de toute espèce que l'on fit pour suborner des témoins. Tout annonçait un complot exécrable, formé secrètement entre des scélérats, pour faire perdre à un innocent l'honneur et la vie sur un échafaud.

Mais on ne voit pas sur quoi purent se fonder les juges en mettant hors de cour les parties, puisque toutes les preuves qu'on acquit par l'instruction du procès concoururent à manifester l'innocence du chevalier et celle des autres accusés.

Le même arrêt ordonnait que l'on continuât les informations et procédures contre les auteurs de l'assassinat de l'abbé Bérard; mais nous ignorons quel en fut le résultat. Au lieu d'aller chercher si loin des coupables, peut-être aurait-on trouvé l'assassin parmi les accusateurs.


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