Chronique du crime et de l'innocence, tome 3/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
PERSÉCUTIONS EXERCÉES
CONTRE LA DAME DELAUNAY
PAR LES RELIGIEUX DE CLAIRVAUX.
Loin de nous l'intention de renouveler, à l'occasion de cette histoire, les déclamations dont les ordres religieux ont été si souvent l'objet. Nous voulons uniquement retracer les tribulations d'une femme, d'une mère infortunée, qui fut long-temps victime de l'iniquité de plusieurs agens d'un ordre célèbre, iniquité dont l'ordre entier fut à la fin pécuniairement responsable, mais dont il serait injuste de faire retomber sur lui la responsabilité morale.
Catherine-Michelle Peuchet, née à Stenay en 1724, fut envoyée par ses père et mère à Paris, chez un parent nommé Langlois. Cette jeune personne joignait les charmes de la beauté à l'éclat de la jeunesse. Un homme nommé Castille, lié depuis long-temps avec le sieur Langlois, prit du goût pour la demoiselle Peuchet, la demanda en mariage, et obtint le consentement de ses parens.
Castille était connu depuis trente ans dans le monde, estimé d'une foule de négocians dont il avait tenu les livres. Son travail et son économie lui avaient fourni les moyens d'amasser une somme de trente-six mille livres. Le contrat de mariage fut signé le 6 octobre 1744. Il fut convenu qu'il y aurait communauté de biens. La demoiselle Peuchet apporta en dot une somme de dix mille livres, qui lui fut donnée par le sieur André, chapelain de la Sainte-Chapelle, l'un de ses oncles. Les bans furent ensuite publiés dans les paroisses des deux futurs époux, et le mariage fut célébré le 26 décembre à Saint-Gervais, en présence des témoins nécessaires qui signèrent l'acte de célébration.
Ce nouvel engagement de Castille était bien différent du premier état qu'il avait embrassé dans sa jeunesse. Né dans la ville de Luxembourg en 1692, il avait fait le 1er novembre 1714, à l'âge de vingt-deux ans, après un noviciat d'une année, profession religieuse dans l'abbaye d'Orval. Il était resté dans cette abbaye jusqu'en 1725; sa résidence et sa fuite paraissaient constatées par les pièces. Jamais on n'avait connu de sa part aucune réclamation contre ses vœux; du moins n'en trouvait-on aucune trace dans les écritures du couvent.
C'est ce religieux qui se trouvait être, en 1744, l'époux de la demoiselle Peuchet. Heureux de leur attachement mutuel, ils vécurent en paix pendant six années. Trois enfans naquirent de leur mariage, deux garçons et une fille. Le dernier né, Hippolyte-Louis, vint au monde à Paris, le 19 juillet 1750.
Cette année 1750 fut fatale aux deux époux, et les sépara pour jamais.
Le 4 novembre, un exempt se présente, porteur d'ordres du roi pour arrêter Castille et sa femme. La dame Castille était logée rue de la Verrerie, au troisième étage, dans une chambre dépendante d'un appartement occupé par une maîtresse couturière, nommée Delage. Elle relevait à peine de ses dernières couches; elle était seule, ou du moins n'avait auprès d'elle que sa petite fille, Reine-Michelle, âgée de quatre ans et demi. Son dernier enfant était en nourrice au village de Celle en Brie, et Castille était allé le voir.
L'exempt, ses ordres à la main, arrête la dame Castille. «Quel est mon crime? dit cette femme toute troublée. C'est, répond l'homme de la police, votre commerce avec un moine, que vous donnez pour votre époux.» A cette réponse, la dame Castille jette des cris de saisissement. Sa voisine, la dame Delage, frappée du bruit, accourt. Quel spectacle pour une amie! Elle se livre à toute l'impétuosité de son amitié, proteste à l'exempt qu'il se méprend, que la femme qu'il veut arrêter jouit de l'estime publique, qu'elle la connaît, qu'elle en répond sur sa tête. L'exempt est sourd à tous ses cris; il ordonne à ses archers de se saisir de la dame Castille, qui est entraînée de force à Sainte-Pélagie.
Le lendemain, le même exempt, qui n'avait pu remplir à Paris que la moitié de sa mission, se transporte à la Celle en Brie avec une escorte de sbires nombreux. Castille était à Monsano, paroisse de la Celle. On l'arrête, on le dépouille de tous ses effets et papiers; on le met en dépôt dans un couvent, d'où il est transféré, deux jours après, hors du royaume, à l'abbaye d'Orval. Quant à l'enfant, Hippolyte-Louis, il est laissé entre les mains de sa nourrice.
Cette arrestation avait été faite à la réquisition de l'abbé de Clairvaux. Mais dom Mayeur, procureur-général de son ordre, et frère du supérieur, chargé de ses pouvoirs à l'égard de Castille, paraissait avoir pris sur lui de faire enlever aussi la femme et l'enfant. Voici du moins ce que l'on a pu savoir sur ce point obscur de l'affaire. Un oncle de la demoiselle Peuchet, pauvre tabellion de Villette, petit village voisin de Sedan, parut dans le même temps sur la scène. On présume que, pensant que sa nièce vivait en concubinage avec un religieux, il s'était constitué le vengeur de l'honneur de sa famille, et avait sollicité l'ordre de faire arrêter la dame Castille. On penche à croire aussi qu'il avait pu, dans cette circonstance, agir d'après les suggestions de dom Mayeur. La découverte d'une copie d'un acte rédigé entre eux fit naître un violent soupçon de l'association de ces deux hommes contre le malheureux Castille et les siens.
Par ce traité, où dom Mayeur se disait chargé des pouvoirs de l'abbé de Clairvaux, et où il s'érigeait en propriétaire de la fortune de Castille, il cédait et transportait à Jean Peuchet tous les biens meubles et immeubles qui pouvaient appartenir à frère Balthasar Castille, à condition qu'il ferait tous les frais nécessaires pour opérer l'arrestation de Castille, et le faire conduire à l'abbaye d'Orval. En outre, le sieur Peuchet, d'après ce traité, ne pouvait frustrer sa nièce, prétendue femme dudit Castille, des sommes excédant celles que dom Mayeur aurait déboursées.
L'arrestation de la dame Castille avait eu lieu le 4 novembre. Les scellés ne furent apposés chez elle que le 6. Ce retard était contre toutes les règles; il eût fallu les apposer au moment même. On prétendit que l'on avait tiré parti de ce délai pour détourner, entre autres choses, tous les livres et l'argent comptant. D'ailleurs, le principal de la fortune de Castille était son portefeuille. Plusieurs personnes l'attestaient. Ce portefeuille contenait des billets sur particuliers, des effets royaux, et notamment pour vingt mille livres d'actions de la compagnie des Indes. Son genre de vie, qui le mettait en relation continuelle avec des banquiers, lui avait toujours fait préférer cette sorte de propriété. Son contrat de mariage fournissait la preuve que sa fortune consistait dès lors en papiers et autres effets de pareille nature. Très-attentif et rempli d'ordre, Castille, pour peu qu'il s'absentât, portait toujours ce portefeuille sur lui. Il en était nanti lors de son arrestation.
Quoi qu'il en soit, les scellés furent levés le 30 janvier 1751. On dressa procès-verbal des effets trouvés dans une malle. Peuchet fit vendre les effets de Castille. La dame Delage garda ceux de la femme pour les lui remettre à sa sortie de Sainte-Pélagie, où elle avait été déposée.
La dame Castille ignorait quel sort l'attendait dans cette humiliante prison. Elle ignorait aussi ce qu'étaient devenus son mari, son fils et sa fille, tous objets de sa sollicitude et de sa tendresse; ses inquiétudes bien légitimes ajoutaient encore à ses souffrances personnelles. Elle se trouvait dans un isolement complet. L'accès de sa prison était interdit aux consolateurs, aux amis. La dame Delage ayant un jour tenté de la voir: «Quel intérêt, madame, lui dit la supérieure, pouvez-vous prendre à une fille qu'on a enlevée chez une femme de mauvaise vie?»
Mayeur et Peuchet avaient seuls la liberté de visiter leur captive; mais chacun d'eux lui donnait des conseils bien différens; car, depuis l'arrestation des deux époux, ces deux hommes s'étaient brouillés. La cupidité, qui les avait unis, les avait eu bientôt divisés. Peuchet était chargé, par les ordres du roi, du paiement de la pension de sa nièce. Il aurait bien voulu se décharger de cette commission, qui lui devenait onéreuse. D'un autre côté, persuadé de la nullité du mariage de sa nièce, il lui conseillait de l'attaquer par la voie de l'appel comme d'abus. Mayeur, au contraire, redoutait cette démarche; et, trouvant plus commode d'étouffer les plaintes de cette femme sous l'épaisseur des murs d'un cloître, il faisait tous ses efforts pour l'engager à se faire religieuse. Voyant qu'il ne pouvait l'y déterminer, il écrivit à l'abbé d'Orval. On ignore ce qu'il lui manda; mais la réponse qu'il en reçut fut l'extrait de mort de l'infortuné Castille.
Cependant Peuchet, chargé de payer la pension de sa nièce, ne payait pas. Deux années venaient de s'écouler, sans que la supérieure de Sainte-Pélagie eût rien touché. Les administrateurs de cette maison présentèrent requête au lieutenant de police, le 27 janvier 1753. Le 27 mars, intervint une sentence qui condamna Peuchet au paiement de la pension; mais, comme celui-ci était hors d'état de se conformer à cette sentence, les religieuses ne voulurent plus se charger d'une pensionnaire qui leur était à charge. Leur poursuite occasiona une nouvelle information sur la conduite de la prisonnière; son innocence fut reconnue; et, après trois années de détention, on lui rendit la liberté.
A peine fut-elle libre, qu'elle revint chez la dame Delage, son amie, où son cœur trouva une sorte de dédommagement de tout ce qu'elle avait souffert dans l'accueil plein de tendresse et d'empressement que lui firent toutes les personnes de sa connaissance.
Un jeune homme, nommé Delaunay, logeait depuis un an dans la maison de la dame Delage. Il avait souvent entendu le récit des malheurs de la dame Castille. Quand il eut vu cette femme, dont l'infortune l'avait si souvent ému, il conçut pour elle un intérêt encore plus vif, et bientôt l'amour le plus tendre vint s'y joindre. Il sollicita la main de cette veuve intéressante, qui accepta avec reconnaissance ce protecteur que lui envoyait la Providence. La dame Castille était totalement ruinée par suite de ses malheurs. Le jeune Delaunay n'avait pas de fortune, mais il occupait un emploi à la compagnie des Indes.
Les premières démarches des deux époux pour obtenir réparation des torts que l'on avait fait éprouver à la dame Castille furent pleines de décence et de délicatesse. Ils s'adressèrent directement au nouvel abbé de Clairvaux, pour l'engager à prévenir le scandale qui pourrait résulter d'une contestation judiciaire. Mais, après plusieurs années de patience, de délais, de sollicitations, de promesses illusoires, ils se virent forcés de recourir à l'autorité de la justice. Ils donnèrent requête le 30 décembre 1762, au sieur lieutenant-civil, et firent assigner en dommages-intérêts les abbé et religieux de la filiation de Clairvaux, en la personne de leur procureur-général à Paris. L'abbé de Clairvaux se présenta sur cette assignation, comme supérieur immédiat de l'abbaye d'Orval, et fit évoquer l'affaire au grand conseil.
Alors s'engagèrent les débats d'une procédure des plus intéressantes. Tout l'intérêt public ne tarda pas à se déclarer en faveur de la veuve Castille. La prévention éclatait de toutes parts contre les religieux; disons, pour être juste, que cette prévention était plutôt l'ouvrage de l'esprit de parti que celui d'une conviction bien éclairée. Aussi les religieux employèrent-ils toutes sortes de moyens pour diminuer ce vif intérêt qu'inspirait la partie adverse, et enlever à la dame Delaunay ce triomphe prématuré.
Ils avaient découvert que le commerce de Balthasar Castille et de la demoiselle Peuchet avait précédé leur mariage, et qu'elle était enceinte de sept mois lors de la célébration du sacrement.
«Voilà cette femme, disaient les religieux par l'organe de leurs avocats, voilà cette femme qui vient vanter son innocence, sa vertu, sa bonne foi, et mettre à si haut prix ses trois années de retraite à Sainte-Pélagie! Elle a formé des liens illicites avec un religieux. Si elle a débuté si hardiment avec lui par le vice, c'est à elle à s'imputer toutes les suites qu'a produites cette association criminelle; elle s'est jetée volontairement dans les bras d'un apostat: qu'elle cesse donc de se plaindre de la séparation violente qui a été occasionée par la juste poursuite de ce religieux parjure à ses premiers vœux.»
Ce reproche inattendu fit sur les esprits une impression fâcheuse. Le public se repentit un instant de l'intérêt qu'il avait fait éclater pour la dame Delaunay; il s'indigna d'avoir compromis trop précipitamment sa sensibilité, et il sortit de l'audience en répétant ces mots: L'affaire a bien changé de face.
Mais cet artifice de malignité fut bientôt anéanti, quand on en vint au fond de l'affaire; quand l'avocat de la dame Delaunay demanda la preuve constante de la profession religieuse de Castille, et de la durée de son séjour dans l'abbaye d'Orval. Les religieux ne purent produire qu'une pièce qui paraissait avoir été altérée. La surprise des assistans fut grande lorsque, après une réplique concise et méthodique du défenseur des religieux, celui de la dame Delaunay se leva tout-à-coup, et d'un son de voix qui allait à l'âme, s'écria: L'acte est faux, messieurs, l'acte est faux: le parchemin est gratté, corrodé! l'acte est faux! et d'un seul mot renversa tout l'échafaudage de raisonnemens et de conséquences qu'avait élevé son adversaire sur cet acte ruineux; lorsque ensuite le ministère public développa toutes les irrégularités, tous les vices de la profession de Castille, tous les doutes, tous les nuages accumulés sur ce fait, dès ce moment, au lieu d'un religieux apostat, fugitif, parjure, Castille, environné de toutes les présomptions de l'innocence et de la liberté, parut un citoyen injustement persécuté et mort victime de l'erreur mal fondée d'un ordre qui peut-être n'avait jamais acquis sur sa personne aucun droit, aucun empire légitime.
Dès lors, l'intérêt alla toujours croissant. La vérité perçait de toutes parts; la calomnie était confondue. L'éloquence du célèbre Gerbier acheva de persuader tous les esprits. L'avocat-général vint aussi plaider la cause de l'innocence, et il le fit avec une énergique indignation, réclamant des juges un arrêt solennel et réparateur, tant dans l'intérêt de la justice que dans celui de la sécurité publique.
Le grand conseil, par arrêt du 7 septembre 1763, condamna les religieux en trente mille livres de dommages-intérêts envers Catherine-Michelle Peuchet, et en pareille somme de trente mille livres de dommages-intérêts au profit de Reine-Michelle Castille, sa fille. Cet arrêt contenait d'autres dispositions relatives à la profession des religieux.
Le jugement fut reçu du public avec applaudissement. On partagea vivement la joie de la dame Delaunay, et on la reconduisit en triomphe sous une pluie de fleurs que lui jetèrent des bouquetières mêlées dans la foule.