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Chronique du crime et de l'innocence, tome 3/8: Recueil des événements les plus tragiques;...

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PROCÈS DU GÉNÉRAL LALLY.

Le lieutenant-général comte de Lally fut envoyé en 1757, dans l'Inde, pour y défendre Pondichéry et les autres établissemens français menacés par les Anglais. Lally était un Irlandais, de ces familles qui se transplantèrent en France avec celle du roi détrôné Jacques II. Il s'était distingué à la bataille de Fontenoy, où avaient péri de sa main plusieurs officiers anglais. C'était lui qui avait formé le plan, plus audacieux qu'exécutable, de débarquer en Angleterre avec dix mille hommes, lorsque le prince Charles-Édouard y disputait la couronne. La haine qu'il avait vouée aux Anglais fut ce qui détermina le cabinet de Versailles à le choisir pour aller les combattre dans l'Inde. Malheureusement il ne joignait pas à sa valeur la prudence, la modération, la patience nécessaires dans une commission aussi délicate. Il s'était fait des idées fausses sur la situation du pays où on l'envoyait, sur l'esprit et le caractère de ses habitans. Il croyait qu'Arcate était encore le pays de la richesse, que Pondichéry était encore bien pourvu de tout, qu'il serait parfaitement secondé de la Compagnie et des troupes. Il fut trompé dans toutes ses espérances. Il ne trouva point d'argent dans les caisses, que très-peu de munitions, que des troupes composées de noirs et de Cipayes, et nulle subordination. Ces découvertes l'irritèrent, et lui firent faire des sottises, qui plus tard, firent tomber sa tête sous la hache du bourreau.

Il aurait pu, en partie, remédier au mal, rétablir l'union, et mettre en sûreté Pondichéry; mais pour cela il lui aurait fallu ménager le conseil et caresser les principaux officiers. Mais la Compagnie des Indes l'avait conjuré de réformer les abus sans nombre, la prodigalité et les grands désordres qui absorbaient tous les revenus. Lally se prévalut trop de cette prière, et se fit des ennemis de tous ceux qui devaient lui obéir.

Il obtint d'abord quelques succès. Il prit aux Anglais le fort Saint-David, à quelques lieues de Pondichéry, et en rasa les murs. Pour bien connaître la source de la catastrophe de Lally, il faut lire la lettre qu'il écrivit, du camp devant Saint-David, à Duval Leyrit, qui était gouverneur de Pondichéry pour la Compagnie. «Cette lettre, Monsieur, sera un secret éternel entre vous et moi, si vous me fournissez les moyens de terminer mon entreprise. Je vous ai laissé cent mille livres de mon argent pour vous aider à subvenir aux frais qu'elle exige. Je n'ai pas trouvé, en arrivant, la ressource de cent sous dans votre bourse, ni dans celle de tout votre conseil. Vous m'avez refusé les uns et les autres d'employer votre crédit. Je vous crois cependant tous plus redevables à la Compagnie que moi, qui n'ai malheureusement l'honneur de la connaître que pour y avoir perdu la moitié de mon bien, en 1720. Si vous continuez à me laisser manquer de tout, et exposé à faire face à un mécontentement général, non seulement j'instruirai le roi et la Compagnie du beau zèle que ses employés témoignent ici pour leur service, mais je prendrai des mesures efficaces pour ne pas dépendre, dans le court séjour que je désire faire dans ce pays, de l'esprit de parti et des motifs personnels, dont je vois que chaque membre paraît occupé, au risque total de la Compagnie.»

Une pareille missive n'était pas de nature à lui faire des amis, à lui procurer de l'argent. Toutes les opérations du service en souffrirent; on lit dans un journal de l'Inde, fait par un officier principal: «Il (Lally) ne parle que de chaînes et de cachots, sans avoir égard à la distinction et à l'âge des personnes. Il vient de traiter ainsi M. de Moracin lui-même. M. de Lally se plaint de tout le monde, et tout le monde se plaint de lui. Il a dit à M. le comte de....: Je sens qu'on me déteste, et qu'on voudrait me voir bien loin. Je vous engage ma parole d'honneur, et je vous la donnerai par écrit, que, si M. de Leyrit veut me donner cinq cent mille francs, je me démets de ma charge, et je passe en France sur la frégate.»

La plus grande confusion régnait dans la colonie; plus de discipline, plus de respect pour la propriété. Lally, nullement secondé, était désespéré: «L'enfer m'a vomi dans ce pays d'iniquités, écrivait-il, et j'attends, comme Jonas, la baleine qui me recevra dans son sein.» Dans un semblable désordre, toutes les opérations devaient échouer, malgré le courage opiniâtre du chef. Les Français essuyèrent des pertes considérables, et il fallut enfin se retirer dans Pondichéry. Lally voulait soutenir le siége jusqu'à la dernière extrémité, et il avait publié un ban par lequel il était défendu, sous peine de mort, de parler de se rendre. Mais ayant été forcé d'ordonner une recherche rigoureuse des provisions dans toutes les maisons de la ville, et cette recherche ayant été faite sans ménagement jusque chez l'intendant, chez tout le conseil, et chez les principaux officiers, cette démarche acheva d'irriter tous les esprits, déjà trop aliénés. Il traitait tout le conseil avec mépris et dureté. Il avait dit, dans une de ses expéditions: «Je ne veux pas attendre plus long-temps l'arrivée des munitions qu'on m'a promises; j'y attellerai, s'il le faut, le gouverneur Leyrit et tous les conseillers.»

Le caractère violent et altier de Lally lui avait fait autant d'ennemis qu'il y avait d'officiers et d'habitans à Pondichéry. On lui rendait outrage pour outrage; on affichait à sa porte des placards plus insultans encore que ses lettres et ses discours. Il en avait de si terribles accès de fureur, que l'on aurait pu croire que sa cervelle était dérangée. Un fils du nabab Chandasaeb était alors réfugié dans Pondichéry auprès de sa mère. Ce jeune Indien ayant vu souvent le général français, absolument nu sur son lit, chantant la messe et les psaumes, demanda sérieusement à un officier si c'était l'usage en France que le roi choisît un fou pour son grand-visir. L'officier, étonné, lui dit: «Pourquoi me faites-vous une question si étrange?—C'est, répliqua l'Indien, parce que votre grand-visir nous a envoyé un fou pour rétablir les affaires de l'Inde.»

Cependant Pondichéry, bloqué par les Anglais, fut obligé de se rendre à discrétion. Bientôt les fortifications, les murailles, les magasins, tous les principaux logemens furent rasés. Les habitans voulurent tuer le général. Le commandant anglais fut obligé de lui donner une garde. On le transporta malade sur un palanquin. Il avait deux pistolets dans ses mains, et il en menaçait ceux qui voulaient l'immoler.

Pendant qu'on le conduisait à Madras, des employés de la Compagnie obtinrent, à Pondichéry, la permission d'ouvrir ses coffres, comptant y trouver des trésors en or, en diamans, en lettres de change; ils n'y trouvèrent qu'un peu de vaisselle, des hardes, des papiers inutiles, et ils n'en furent que plus acharnés; ces mêmes effets furent saisis par la douane anglaise, jusqu'à ce que Lally eût satisfait aux dettes qu'il avait contractées en son nom pour la défense de la place.

Accablé de chagrins et de maladies, Lally, prisonnier dans Madras, demanda vainement qu'on différât son transport en Angleterre: il ne put obtenir cette grâce. On le mena de force à bord d'un vaisseau marchand, dont le capitaine le traita inhumainement pendant la traversée. On ne lui donnait pour tout soulagement que du bouillon de porc.

Le général Lally fut transporté en Angleterre avec plus de deux mille prisonniers. Dans ce long et pénible voyage, ils s'accusaient encore les uns et les autres de leurs communs malheurs. Arrivés à Londres, ce fut un déluge de pamphlets, tant de la part de Lally et de ceux qui lui étaient restés attachés, que de celle de ses nombreux ennemis. Il était tellement convaincu de son innocence, qu'il vint à Fontainebleau, tout prisonnier qu'il était encore des Anglais, et qu'il offrit de se rendre à la Bastille (novembre 1762). On le prit au mot. Dès qu'il fut enfermé, la foule de ses ennemis s'accrut de tous ceux qui jusque là n'avaient pas osé l'attaquer. Il fut quinze mois en prison, sans qu'on l'interrogeât.

Lally fut d'abord traduit au Châtelet, et bientôt après devant le parlement. L'instruction du procès dura deux années. On ne pouvait pas l'accuser raisonnablement de trahison, puisque, s'il eût été d'intelligence avec les Anglais, s'il leur eût vendu Pondichéry, il serait resté parmi eux, et ne serait pas venu lui-même se constituer prisonnier. Les Anglais, d'ailleurs, n'auraient pas acheté une place qu'ils étaient assurés de prendre.

On ne pouvait pas davantage l'accuser de péculat, puisqu'il n'avait jamais été chargé ni de l'argent du roi, ni de celui de la Compagnie. Il n'y avait donc que des duretés, des abus de pouvoir, des oppressions, sur lesquels on pût raisonnablement le juger.

Le jésuite Lavaur, qui avait été forcé, comme tant d'autres, de quitter Pondichéry, était alors à Paris; il sollicitait du gouvernement une modique pension de quatre cents francs. Il mourut, et on lui trouva douze cent cinquante mille livres dans sa cassette, en or, en diamans, en lettres de change. Cette aventure, par le scandale qu'elle fit en France, prépara la perte de Lally. On trouva dans la cassette du jésuite deux mémoires, l'un en faveur du comte, l'autre qui le chargeait de tous les crimes. Il devait faire usage de l'un ou l'autre de ces écrits, suivant que les choses tourneraient. Le mémoire hostile fut remis au procureur-général.

L'accusé étant prévenu de haute trahison, et de lèse-majesté, selon la teneur de la plainte du ministère public, on lui refusa un conseil. En conséquence, il n'eut d'autre défenseur que lui-même. Toujours fermement convaincu de son innocence, il eut l'imprudence d'insulter, dans les mémoires qu'il écrivit pour sa justification, des officiers qui jouissaient de l'estime universelle, et qui lui répondirent avec véhémence. Ses emportemens inconsidérés achevèrent de tourner tous les esprits contre lui. A la clameur publique se joignaient les plaintes des directeurs de la Compagnie des Indes, des actionnaires de Paris, des employés, des commis, de leurs parens, de leurs amis, qui accusaient tous Lally d'être l'auteur de leur ruine. On lui faisait des crimes de toutes ses opérations militaires. Toutes ces accusations, faites souvent par des gens tout-à-fait étrangers à la stratégie, figurèrent dans l'interrogatoire que l'on fit subir au général.

On accumula aussi les chefs d'accusation sur sa conduite privée. On lui reprochait de s'être mis en colère contre un conseiller de Pondichéry, et d'avoir dit à ce conseiller, qui se vantait de donner son sang pour la Compagnie: Avez-vous assez de sang pour fournir du boudin aux troupes du roi qui manquent de pain? On l'accusait d'avoir dit des sottises à un autre conseiller; d'avoir condamné un perruquier, qui avait brûlé de son fer chaud l'épaule d'une négresse, à recevoir un coup du même fer sur son épaule; de s'être enivré quelquefois; d'avoir fait chanter un capucin dans la rue; d'avoir dit que Pondichéry ressemblait à un lieu de prostitution, où les uns caressaient les filles, et où les autres les voulaient jeter par les fenêtres; d'avoir rendu quelques visites à madame Pigot, qui s'était échappée de chez son mari; d'avoir fait donner du riz à ses chevaux, dans le temps qu'il n'avait pas de chevaux; d'avoir donné une fois aux soldats du punch fait avec du coco; de s'être fait traiter d'un abcès au foie, sans que cet abcès eût crevé.

Ces griefs, presque tous plus ou moins ridicules, étaient mêlés d'accusations plus importantes: la plus forte était d'avoir vendu Pondichéry aux Anglais; et l'on en donnait pour preuve que, pendant le blocus, il avait fait tirer des fusées sans qu'on en sût la raison, et qu'il avait fait la ronde, la nuit, tambour battant.

Il y eut cent soixante chefs d'accusation contre lui; par ceux que nous venons d'énumérer, on peut juger des autres. Pourtant, malgré cette forme grotesque, ce procès devenait de plus en plus sérieux.

L'avocat-général Séguier, ayant lu toutes les pièces du procès avec une grande attention, fut pleinement convaincu que l'accusé devait être absous. Il était si persuadé de l'innocence du comte, qu'il s'en expliquait hautement devant tous les juges et dans tout Paris; néanmoins le parlement condamna l'accusé à la peine capitale, le 6 mai 1766. Le malheureux Lally avait soixante-huit ans et cinquante années de service.

«On a cru, dit Voltaire, à qui nous avons emprunté presque tout cet article, on a cru que le parlement, aigri par ses fréquentes querelles avec des officiers généraux chargés de lui annoncer les ordres du roi; exilé plus d'une fois pour sa résistance, et résistant toujours; devenu enfin, sans presque le savoir, l'ennemi naturel de tout militaire élevé en dignité, pouvait goûter une secrète satisfaction en déployant son autorité sur un homme qui avait exercé un pouvoir souverain. Il humiliait en lui tous les commandans. On ne s'avoue pas ce sentiment caché au fond du cœur; mais ceux qui le soupçonnent peuvent ne pas se tromper.»

Quand Lally entendit son arrêt, l'excès de son indignation fut égal à celui de son étonnement. Il s'emporta contre ses juges, comme il s'était emporté contre ses accusateurs, et tenant à la main un compas qui lui avait servi à tracer des cartes géographiques dans sa prison, il s'en frappa vers le cœur; le coup ne pénétra pas assez pour lui ôter la vie. Cette tentative de suicide fit accélérer l'exécution de quelques heures, parce qu'on craignit que le général ne mourût auparavant; on le traîna à la Grève dans un tombereau de boue. On lui avait mis dans la bouche un large bâillon, qui, débordant sur ses lèvres et défigurant son visage, offrait un spectacle affreux. On le bâillonnait ainsi de peur que sa voix ne s'élevât contre ses juges, étant sur l'échafaud. «Une curiosité cruelle, dit Voltaire, attire toujours une foule de gens de tout état à un tel spectacle. Plusieurs de ses ennemis vinrent en jouir, et poussèrent l'atrocité jusqu'à l'insulter par des battemens de mains.»

L'arrêt portait que Thomas-Arthur Lally était condamné à être décapité comme dûment atteint et convaincu d'avoir trahi les intérêts du roi, de l'état, de la Compagnie des Indes, d'abus d'autorité, vexations et exactions.

Cet arrêt confisquait ses biens, en prélevant une somme de cent mille écus pour les pauvres de Pondichéry. Mais, après bien des recherches, on trouva qu'il n'avait laissé qu'une fortune médiocre. Il ne se trouva même pas de quoi payer cette somme, dettes préalables acquittées. Cependant le conseil de Pondichéry avait, dans ses requêtes, fait monter ses trésors à dix-sept millions.

Trois jours après la mort de Lally, un homme très respectable ayant demandé à un des principaux juges sur quel délit avait porté l'arrêt: «Il n'y a point de délit particulier, répondit le juge en propres mots, c'est sur l'ensemble de sa conduite qu'on a assis le jugement.»

«Lally, disait Voltaire, est un homme sur lequel tout le monde avait le droit de mettre la main, excepté le bourreau.»

Les hommes sages et compâtissans de toutes les opinions regardèrent ce jugement du général Lally comme un des meurtres commis avec le glaive de la justice. Quoi de plus atroce que le fait du bâillon! on a peine à concevoir un aussi abominable raffinement de barbarie. Il est à remarquer que personne n'osa s'en avouer l'auteur. Du reste, cette cruelle infraction aux lois existantes méritait une punition exemplaire, et demeura impunie.

Le comte de Lally laissa un fils né d'un mariage secret. Ce jeune homme apprit en même temps sa naissance, la mort horrible de son père, et l'ordre qu'il lui donnait de venger sa mémoire. Forcé d'attendre sa majorité, tout ce temps fut employé à se rendre digne de ce glorieux mandat. Enfin l'arrêt fatal fut cassé, au rapport de M. Lambert, par le conseil du roi, qui fut effrayé de la foule de violations des formes légales qui avaient précédé et accompagné ce jugement. Voltaire, cet illustre redresseur de tant d'injustices en tous genres, lui qui, le premier, avait élevé la voix en faveur de Lally, apprit cette nouvelle avec une sorte de ravissement: quoique mourant, il écrivit au jeune comte de Lally: Je meurs content, je vois que le roi aime la justice.

Le procès fut porté devant le parlement de Rouen, qui confirma l'arrêt du parlement de Paris. Le conseil du roi fut forcé de casser ce nouvel arrêt, et de renvoyer le jugement au parlement de Dijon, qui confirma aussi celui de Paris, le 23 août 1783, et même avec plus de dureté.

Le fils du général, le comte de Lally-Tollendal, défendit lui-même, dans tous les tribunaux, la cause de son père, avec une éloquence simple, noble et pathétique. Sa piété filiale en fit un jurisconsulte et un orateur; et, quoique le succès de ses efforts ne répondît pas à ses plus chères espérances, l'estime et le respect de toutes les âmes honnêtes furent sa récompense; et d'ineffaçables regrets furent adoucis par ce sentiment consolant, que du moins il avait vengé la mémoire de son père. L'opinion publique, qui, à la longue, se montre juste appréciatrice des actions généreuses, couvrit de sa faveur le jeune homme qui avait fait connaître un rare talent dans une cause si légitime et si belle; et la noblesse de Paris récompensa sa piété filiale en chargeant son éloquence de défendre les droits du pays aux États-Généraux.


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