Chronique du crime et de l'innocence, tome 3/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
AUDACE D'UN ASSASSIN GRACIÉ.
Un meurtrier, dévoué par les lois au supplice, triomphait lorsqu'il devait trembler encore; il croyait son forfait effacé par la grâce émanée en sa faveur de la clémence royale; il confondait la vengeance publique avec la réparation particulière, et il osait demander des dommages-intérêts, parce que ses meubles avaient été saisis par les parens de celui qu'il avait immolé dans sa fureur. La justice indignée infligea au criminel gracié la punition dont la loi permettait encore de le frapper, protégeant, en cette circonstance, non seulement une famille mutilée, mais encore la morale publique outragée.
César Despiney, commissaire à Terrier, âgé d'environ trente-cinq ans, était connu pour homme d'honneur. Il se distinguait par ses talens et ses connaissances. Sa famille le chérissait, et il était en possession de l'estime publique.
Denis Grangier, commis aux aides depuis vingt ans, prétendait avoir reçu le jour d'un magistrat; mais sa conduite semblait démentir sa naissance. Cet homme, violent par caractère, chercha querelle à Despiney dans une partie de jeu, et lui donna publiquement un soufflet. Ils avaient l'un et l'autre porté les armes au service du roi. Grangier alla publier partout l'affront qu'il avait fait à Despiney. Celui-ci, homme raisonnable et paisible, eut le courage de mépriser un tel ennemi.
Cependant Grangier continuait de répandre dans la petite ville de Montmerle des propos injurieux pour Despiney; il l'accusait hautement de lâcheté. De faux braves comme lui répétaient ces propos; ils excitaient Despiney à la vengeance. On prétendit qu'il avait écrit une lettre insultante à Grangier; mais on soutenait que les termes de cette lettre n'étaient pas de son style, et que cet écrit anonyme était d'une plume ignorante et grossière.
On ajoutait que Despiney n'eut jamais le projet de se battre en duel avec un adversaire trop connu pour avoir l'habitude de se battre en lâche.
Despiney revient à Montmerle au mois de février 1771. Il entend dire de toutes parts que Grangier le brave et cherche à le déshonorer. Indigné d'un tel procédé, il se présenta plusieurs fois chez Grangier pour l'engager à cesser ses propos. Une pareille démarche aurait dû ramener l'insolent agresseur à de meilleurs sentimens. Mais, loin de là; le 26 février, à neuf heures du soir, Despiney fut assassiné de deux coups de fusil, dans la rue que Grangier habitait.
Despiney, en sortant de table, s'était rendu chez Grangier pour lui porter des paroles de paix, et son barbare ennemi lui donna la mort. Il frappe, on n'ouvre pas; il se retire; mais Grangier, qui était derrière la porte, avait préparé un fusil à deux coups. Il attendait, pour s'en servir, que Despiney fût éloigné. Despiney n'eut pas fait vingt pas pour reprendre le chemin de sa maison, que le traître lui tira un premier coup de fusil qui l'atteignit à l'épaule, et ne le blessa que légèrement. L'infortuné se retourne pour se défendre, il porte la main à son épée; elle est à peine dégagée du fourreau, qu'il est atteint d'un second coup à la tempe, à la joue et à la gorge, du côté gauche. Il tombe, et se traîne à quelques pas. Un voisin entend sa voix lamentable; il court à lui, il voit un homme nageant dans son sang; il dit, avec cette horreur qu'inspire un pareil spectacle: Hélas! c'est M. Despiney.—Oui, c'est moi, répondit-il d'une voix expirante; oui, c'est moi.... Telles furent ses dernières paroles. Despiney n'eut pas la force de nommer son assassin. Il était évident que Grangier était l'auteur du crime; c'était le seul ennemi de Despiney. Ce fut aussi le seul habitant de Montmerle que la voix publique accusa de ce forfait. Le meurtrier s'accusa lui-même par sa fuite, ou du moins par le soin qu'il prit de se cacher.
Cependant, à la première nouvelle de cet assassinat, le ministère public rendit plainte, et l'on fit une information. Pendant cet intervalle, Grangier sollicita et obtint des lettres de grâce; puis il se rendit secrètement à Trévoux et fit présenter ses lettres le 28 mai; elles furent entérinées le lendemain, sans qu'aucun des parens de Despiney y fût appelé, et tout se fit avec une telle précipitation, que la dame Despiney et ses enfans n'en eurent aucune connaissance; ils ne l'apprirent qu'en voyant reparaître l'assassin à Montmerle. Il se hâta d'y revenir aussitôt qu'il fut certain de l'impunité; il bravait le public; il bravait la mère et les parens de sa victime. Un soir même il eut l'audace d'insulter et d'attaquer le frère du malheureux qu'il avait assassiné. On conçoit aisément toute l'indignation de ce frère exaspéré: Lâche assassin, lui dit-il, veux-tu tremper aussi tes mains dans mon sang? Grangier ne répondit à ce reproche légitime que par de nouvelles injures, et par des bravades: Je puis te faire raison, disait-il. Despiney était sur le point de se livrer aux mouvemens d'une juste vengeance, lorsque heureusement quelques personnes le retinrent. Mais Grangier ne s'en tint pas à cet outrage nouveau, il osa porter plainte, ayant néanmoins la prudence de ne pas poursuivre une procédure qui aurait pu jeter quelque lumière sur sa conduite.
Quelle horreur ne devaient pas éprouver les parens de l'infortuné Despiney en rencontrant à tout moment sur leur chemin cet infâme meurtrier! Ils mirent donc tout en œuvre pour se délivrer de son odieuse présence. Grangier était insolvable; ils l'attaquèrent en dommages-intérêts pour lesquels il serait sujet à la contrainte par corps.
«Que l'assassin vive, disait l'avocat de la famille Despiney, puisque la miséricorde du souverain l'a soustrait au glaive des lois; qu'il échappe à des condamnations pécuniaires dont son insolvabilité l'affranchit; qu'il en obtienne même contre les parens de celui qu'il a assassiné, comme il ne rougit pas d'y conclure, ils sacrifieront volontiers le faible patrimoine de leurs ancêtres, pourvu qu'il soit à jamais banni de leur présence; mais qu'ils aient au moins la consolation de le voir s'éloigner d'eux, et qu'ils ne soient plus exposés au frémissement qu'ils éprouvent à l'aspect d'un assassin.»
Ces accens d'une douleur si légitime furent entendus de la justice. Par arrêt du 9 mai 1773, Grangier fut condamné à payer aux parens de Despiney la somme de six mille livres par forme de réparation civile, et à s'abstenir des villes de Montmerle et de Belleville, avec défense d'approcher de dix lieues desdites villes.