← Retour

Chronique du crime et de l'innocence, tome 3/8: Recueil des événements les plus tragiques;...

16px
100%

ACCUSATION D'INCENDIE,
OU LES MARTYRS DE MARCEILLAN.

Les provinces, les villes éloignées de la capitale, sont souvent opprimées par des tyranneaux subalternes, qui pèsent bien autrement sur l'existence des citoyens que ce que l'on appelle despotisme gouvernemental. La calomnie, l'injustice, la cruauté même, sont les armes qu'ils emploient pour ruiner, souvent même pour faire traîner à la mort, ceux qui ont le malheur de leur résister, ou seulement qui cherchent à éluder leurs coups.

Le procès dont nous allons parler présente un exemple effrayant des tribulations qui peuvent affliger des citoyens vertueux et modestes, qui se croient en sûreté à l'ombre de leur obscurité, de la droiture de leurs intentions et de l'équité de leurs démarches. Huit citoyens honnêtes de Marceillan, en Languedoc, furent sur le point de subir une condamnation capitale et infamante, par l'effet des manœuvres d'un seul particulier, et, par suite des persécutions qu'ils essuyèrent, furent surnommés, dans le pays, les martyrs de Marceillan.

Le persécuteur, dans cette affaire, était un sieur Rigaud de Belbèze, riche habitant de Marceillan, ancien maire de cette ville, et capitaine garde-côtes. Cet homme était d'un caractère altier, absolu, difficile; il avait eu des procès avec un grand nombre d'habitans.

Une circonstance assez frivole fut le commencement d'un autre procès, qui devait avoir des suites bien autrement sérieuses. Le sieur Lunaret, curé de Marceillan, l'un des pasteurs les plus vénérables du diocèse d'Agde, avait pour vicaire un jeune homme nommé Cauvet, dont il était fort mécontent, à cause de son caractère léger et brouillon et de l'indécence de sa conduite. Ce jeune vicaire mangeait à sa table. Un jour de carême, en 1773, le curé se disposait à manger deux œufs, comme à son ordinaire, le vicaire, d'un bout de la table à l'autre, s'élance sur la main du sieur Lunaret, qui tenait un œuf, le lui arrache, l'avale, et se livre à des éclats de rire qu'on ne saurait qualifier, de la part d'un prêtre. Le paisible vieillard ne répondit à cette insolence que par une réprimande douce et paternelle. Mais, peu de jours après, le vicaire répéta la scène de l'œuf, avec la même indécence et les mêmes éclats de rire. Alors le curé, convaincu de l'inutilité de ses remontrances, et ne voulant pas nuire à ce jeune prêtre, se borna à lui interdire sa table.

Cauvet crut mettre le public de son côté, en faisant de cette scène matière à plaisanterie, et en jetant du ridicule sur le curé. Mais le pasteur était trop estimé et trop considéré pour que cette tentative réussît. Le plaisant fut généralement hué dans la ville; on entendit retentir de tous côtés à l'yoau, expression patoise qui signifie à l'œuf. On ne s'abordait plus que ce mot à la bouche; ce qui excitait une bruyante hilarité aux dépens du vicaire.

Enfin on commençait à oublier ce cri de joie; mais le sieur Rigaud, maire de la ville, crut qu'il était de la dignité de son ministère de proscrire administrativement le mot l'yoau: peut-être aussi voulait-il faire sa cour à l'évêque d'Agde, protecteur de Cauvet. Il se jette donc à l'improviste au milieu des rieurs, et, avec toute la solennité d'un grave magistrat, il leur défend de parler de l'œuf. Une défense verbale ne lui paraissant pas suffisante, il fait publier, à son de trompe, de par les maire et consuls, qu'on ait à ne plus crier à l'yoau. Un acte de l'autorité aussi ridicule produisit l'effet qu'on devait en attendre; on rit de l'absurdité de la défense; le mot mis à l'index retentit plus que jamais, et remplit toutes les rues de Marceillan.

Furieux de voir son autorité méconnue, son protégé bafoué, et son ennemi, le curé, l'objet de la considération publique, le maire écrit au commandant de la province que Marceillan est en combustion; que l'on n'y respire que le trouble et la révolte. M. le comte de Périgord, après avoir fait prendre des informations locales, jugea ces plaintes très-exagérées, et n'y attacha aucune importance.

L'yoau était oublié; tout était paisible; mais la fureur du sieur Rigaud, sa vanité blessée ne lui permirent pas de rester en paix. Une nouvelle circonstance lui fournit l'occasion d'exercer sa vengeance.

Un antique usage à Marceillan, comme dans beaucoup d'autres villes de France, voulait que le corps de ville allumât un feu de joie la veille de la Saint-Jean. Ce jour-là des particuliers faisaient aussi des feux devant leurs portes; la jeunesse se livrait aux bruyans plaisirs de son âge; on se masquait, on dansait comme au temps du carnaval. Cette fête ne fut pas oubliée en 1773. Une paysanne endossa les habits de son mari; elle menait une bande de jeunes gens qui, masqués et se tenant par la main, dansaient autour du feu. Le public ne vit dans tout cela qu'un ancien usage, qu'un reste de cette grosse joie, de cette gaîté franche et folâtre qui présidait aux fêtes de nos bons aïeux.

Mais le sieur Rigaud ne vit pas ces réjouissances du même œil. Il voulut y trouver une parodie satirique du feu que le corps de ville avait allumé. Des délateurs, soudoyés par lui, supposèrent que quelques-uns de ces prétendus séditieux s'étaient vêtus de robes et de chaperons, pour désigner et insulter les officiers municipaux; que d'autres s'étaient affublés de soutanes et de rabats, pour désigner et jouer le vicaire; qu'un des chefs de la sédition, couvert d'un grand peignoir, s'était promené en cabriolet, donnant des bénédictions à droite et à gauche dans les rues de Marceillan; qu'on avait accompagné ces indécences de chansons obscènes et injurieuses. Enfin le sieur Rigaud présenta ces suppositions comme une preuve évidente de conspiration flagrante, et s'en plaignit dans un mémoire qu'il adressa à M. le duc de la Vrillière, gouverneur de la province. Ce mémoire n'était qu'un tissu de faussetés, qui s'évanouirent devant les preuves juridiques. Cependant les menées et les intrigues du maire transpiraient et commençaient à répandre l'inquiétude dans la ville. Les citoyens songèrent à prendre des précautions pour leur défense. Une association se forma contre les entreprises du sieur Rigaud, et quatorze notables habitans de Marceillan constituèrent un syndicat, par acte du 11 juillet 1773. Cet acte fut accompagné de la plus grande publicité; quoique peu régulier aux yeux sévères de la loi, il pouvait être excusé par l'usage presque universel de la province. Le maire lui-même en avait provoqué un du même genre en 1771. Mais il ne pensait plus de même en 1773. Il vit dans l'acte du syndicat une levée de boucliers, une conspiration tramée contre le bon ordre et l'autorité légitime, et il effraya le ministère par ses rapports mensongers. Vers la fin du mois d'octobre, arriva à Marceillan un des subdélégués de l'intendance du Languedoc, pour faire des informations. Il descendit d'abord dans une auberge; mais le sieur Rigaud s'empressa d'aller l'inviter de loger chez lui, et l'y emmena en effet. Ce fut dans cette maison que se fit l'information dont le commissaire était chargé. Treize lettres de cachet furent le résultat de cette information. Le 3 mars 1774, à la pointe du jour, trente cavaliers de la maréchaussée entrent dans Marceillan, pour mettre ces lettres de cachet à exécution. Le sieur Lunaret, curé, est exilé à trois lieues de sa paroisse; quatre autres habitans sont exilés à différentes distances; deux sont enfermés dans le château de Ferrière, et deux autres dans la citadelle de Nîmes; deux sont mis dans les prisons de Beauregard. La paysanne qui avait dansé au feu de la Saint-Jean est conduite dans les prisons de Béziers, et un pauvre journalier est emmené dans celles de Pézenas. Les prisonniers se remettent volontairement entre les mains de la maréchaussée, les exilés partent pour leur exil, tous résignés, et portant sur leur front la sérénité de l'innocence.

Deux jours auparavant cette expédition, c'est-à-dire le 1er mars, le feu avait pris à un magasin du sieur Rigaud. Ce magasin, contigu à sa maison, était situé sur la place publique de Marceillan. Toute la ville, et particulièrement trois ou quatre de ceux qui furent exilés deux jours après, accoururent au secours; le sieur Rigaud ne perdit qu'une portion de sa provision de bois, ses fourrages, et la toiture de son magasin. Mais on remarqua, et cette remarque fut consignée dans la procédure, que le sieur Rigaud, tranquille au milieu de ceux qui s'empressaient de venir éteindre le feu, disait: Laissez, laissez brûler, tout me sera payé; je suis sûr de mon fait.

C'est sur cet événement, qui accompagna pour ainsi dire les lettres de cachet, que le maire de Marceillan crut pouvoir intenter avec succès l'accusation qui, pendant près de cinq ans, plongea cette ville dans la consternation. Le 3 mars 1774, le soir même de l'arrestation des prétendus séditieux, le sieur Rigaud rendit plainte contre des quidams. Il déclara que le feu avait été mis à son magasin par les deux fenêtres du grenier à foin, ou du moins que c'était par ces fenêtres que l'incendie s'était manifesté. Il déclara en outre qu'il se rendait partie civile, et requérait que la justice prononçât contre les coupables tel jugement qu'il appartiendrait. Le juge de Marceillan se récusa. Il fallait cependant un juge au sieur Rigaud, un juge prêt à exercer ce qu'il appelait sa vengeance. Il gagna le seigneur haut-justicier de Marceillan qui délégua un magistrat à cet effet. On publia aussi un monitoire par lequel on mettait les témoins dans le cas de déposer de faits étrangers à l'incendie. Un récolet, dévoué au sieur Rigaud, tonna en chaire pour intimider les consciences, et l'on vit s'établir dans la ville comme une sorte d'inquisition. De plus, le sieur Rigaud vint à Paris, et demanda que son accusation d'incendie fût jugée par voie administrative, sous prétexte que cet incendie était l'effet et la suite des lettres de cachet. En conséquence, il sollicita le conseil des dépêches de l'évoquer et de la juger, ou de la renvoyer pardevant des commissaires.

Pendant qu'il faisait ces démarches, on travaillait à la justification de ceux qui avaient été exilés et enfermés. Les faits furent approfondis; le ministre reconnut que les prétendus troubles de Marceillan n'avaient été que des éclats de gaîté, et que le respect dû à l'autorité légitime et à la tranquillité publique n'avait pas été compromis. Quant à la prétendue connexité entre les lettres de cachet et l'incendie, le conseil jugea que c'était une chimère dépourvue de toute vraisemblance; et le sieur Rigaud fut renvoyé à poursuivre son accusation devant les juges qui en devaient connaître. Peu de temps après, les lettres de cachet furent révoquées.

Mais le persécuteur acharné ne se tint pas pour battu. Il accourt à Marceillan, sollicite et obtient des décrets contre les sieurs Benezech, Salelles, Billiers, Jacques Marquet, Antoine Fabre et Élisabeth Delaire. Ces décrets, datés du 31 juillet 1774, ne furent pourtant signifiés que vers la fin de septembre; ce qui annonçait bien clairement les perplexités et les inquiétudes de l'accusateur. Les accusés se présentèrent aussitôt; l'interrogatoire qu'on leur fit subir ne fut qu'un piége continuel tendu à leur mémoire ou à leur bonne foi. Mais le juge délégué ne montrant pas assez de complaisance, on profita d'une absence qu'il fit pour se rendre aux états de Languedoc, et on lui substitua un autre juge délégué, qui ne balança pas à convertir en décret de prise de corps le décret d'ajournement lancé contre le sieur Benezech. Celui-ci ne fut pas plus tôt informé de ce décret, qu'il se rendit en prison, sommant le nouveau juge de l'interroger.

Ne pouvant rapporter toutes les fraudes employées par Rigaud dans tout le cours de cette affaire, nous essaierons du moins d'en donner une idée, en racontant un des stratagèmes qu'il mit en œuvre.

Le geôlier des prisons de Marceillan était un bon paysan qui n'avait d'autre science que celle de signer son nom. Peu de temps après que le sieur Benezech se fut constitué prisonnier, le sieur Rigaud va trouver le geôlier pendant la nuit, lui présente un papier à signer, lui dit que la signature qu'il lui demande est nécessaire pour la forme, et ne peut nuire à personne. Par cet acte, le geôlier déclare que le sieur Benezech avait fait mine de vouloir se remettre dans les prisons; qu'il avait attrapé sa signature constatant sa remise; qu'à peine a-t-il tenu sa signature, qu'il a refusé de se remettre en état dans lesdites prisons, et vague dans toute la maison de la cure, qui est contiguë à la prison; qu'il ne peut se charger de la garde de sa personne; que les prisons ne sont pas sûres; qu'il peut s'évader, etc., etc.

Telle était la pièce pour laquelle Rigaud avait extorqué la signature du geôlier. Dès que celui-ci fut informé de cette perfidie, il protesta par acte devant notaire, dans lequel il détailla la manière dont la chose s'était passée. Mais cette signature fournit au sieur Rigaud le moyen de surprendre un arrêt du parlement de Toulouse, qui ordonnait que le procès criminel d'incendie s'instruirait dans les prisons de Béziers; ce qui fut exécuté. Benezech fut transféré dans cette ville avec l'appareil le plus scandaleux et le plus outrageant; et les autres accusés furent obligés d'abandonner leurs foyers, leurs familles et leurs affaires, pour assister à l'instruction.

Qui n'a été frappé, en lisant ce qui précède, de cette variation facultative et révoltante dans le choix des juges délégués? Il n'y en eut jamais d'exemple, même sous les ministères les plus despotiques. Urbain Grandier, de Thou, Cinq-Mars, furent jugés par les commissaires qui avaient commencé l'instruction. C'est donc avec frayeur que l'on voit qu'un particulier, habitant d'une petite ville de province, ait pu, par ses manœuvres, avoir le crédit de renverser l'ordre judiciaire, pour conduire à l'échafaud qu'il leur destinait des citoyens qui n'avaient d'autre crime que de n'avoir pas voulu plier au gré des orgueilleuses prétentions de cet homme.

L'instruction étant enfin consommée, le ministère public donna ses conclusions définitives tendant à la décharge de tous les accusés, avec réparation d'honneur et dommages-intérêts contre la partie civile. Mais ce jugement n'était pas celui que sollicitait Rigaud. Il fait tant par ses manœuvres, par les témoins subornés qu'il produit, qu'il obtient un arrêt qui déclare le procès en état de recevoir jugement définitif, et cependant, avant faire droit, condamne le sieur Benezech à la question ordinaire et extraordinaire pour, le procès-verbal de torture rapporté, être statué définitivement ce qu'il appartiendra. Salelles fut condamné, comme participant au crime d'incendie, à trois années de bannissement et dix-sept mille livres de dommages envers le sieur Rigaud. Un sieur Marie fut condamné à faire amende honorable, comme faux témoin, la corde au cou, et au bannissement pour trois ans. Les accusés interjetèrent appel de cette sentence. Le ministère public garda le silence. La procédure fut envoyée au parlement de Toulouse, qui infirma la sentence des premiers juges, déchargea les accusés, et condamna le sieur Rigaud à des dommages-intérêts assez considérables. Cette sentence fut rendue d'une voix unanime; et l'un des premiers juges, qui avaient été mandés à la barre de la cour, fut interdit de ses fonctions pendant trois mois. Tout le pays applaudit à ce jugement, et les accusés retournèrent à Marceillan, recueillant sur leur route les félicitations de tous leurs compatriotes.

Cependant le sieur Rigaud, la rage dans le cœur, accourut à Paris, et demanda la cassation de l'arrêt du parlement de Toulouse. Il se présenta au conseil comme la victime de son amour pour le bon ordre, et comme le martyr de l'autorité. Déterminé par les moyens déduits par le sieur Rigaud, et sans doute aussi par le crédit des protecteurs dont il s'appuya, le conseil cassa, par arrêt du 11 septembre 1775, celui du parlement de Toulouse et tout ce qui avait suivi, et l'affaire fut renvoyée aux requêtes de l'hôtel. Le célèbre Tronson du Coudray prit la défense des accusés, et mit leur innocence dans tout son jour. Mais, par suite des lenteurs inséparables d'une affaire de ce genre, et jugée loin du théâtre des événemens, ce ne fut que bien long-temps après que justice complète fut rendue. Par jugement souverain des requêtes de l'hôtel, du 5 février 1779, tous les accusés furent déchargés de l'accusation, avec permission de faire imprimer et afficher à leurs frais leur jugement d'absolution, et le sieur Rigaud fut condamné en tous les dépens.

L'injustice, l'arbitraire qui poursuivaient avec tant d'acharnement ces prétendus incendiaires, ne purent se dérober aux regards des magistrats suprêmes, qui sauvèrent l'innocence et la mirent à l'abri des maux que Rigaud lui destinait.


Chargement de la publicité...