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Chronique du crime et de l'innocence, tome 3/8: Recueil des événements les plus tragiques;...

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VICTIMES
ACCUSÉES PAR LEURS ASSASSINS.

Un vagabond, nommé Landelle dit Lerond, né à Croixille, s'était livré tellement à tous les excès de la débauche et du libertinage, qu'à l'âge de trente ans, devenu l'objet du mépris et de la haine de tout le pays, ne trouvant plus de maison où l'on voulût lui donner un gîte, il fut obligé de quitter le lieu de sa naissance, et se retira au bourg de Juvigné, à peu de distance de Croixille. Mais ne se comportant pas mieux à Juvigné qu'à Croixille, se livrant à des brigandages, à des vols continuels, il excita contre lui les murmures et les plaintes de tous les honnêtes gens, et notamment du sieur Grosse, conseiller au grenier à sel d'Ernée.

Chassé aussi de Juvigné, n'ayant plus d'habitation, Landelle se construisit une cabane de terre et de paille sur un des côtés du grand chemin qui mène de Juvigné à Croixille. Ainsi, après avoir été le rebut de la société, il en devint l'effroi. Cependant il nourrissait un profond ressentiment contre le sieur Grosse, qu'il regardait comme l'auteur de son expulsion de Juvigné; et il disait publiquement que cet homme ne mourrait jamais que de sa main. Le 9 novembre 1777, jour de la fête de la paroisse, le sieur Grosse, qui faisait sa résidence habituelle à Ernée, vint à Juvigné chez sa mère. Il y passa la journée au sein de sa famille; et il se retira à onze heures du soir, pour passer dans la chambre qui lui était destinée. Mais, pour s'y rendre, il fallait qu'il allât gagner un petit escalier pratiqué en dehors de la maison, adossé au mur, et dont la première marche touchait au seuil de la porte. Cette construction vicieuse pensa coûter la vie au sieur Grosse. Landelle, qui connaissait les êtres, se tenait caché le long des premières marches, et attendait sa proie. A peine le sieur Grosse se disposait à monter, avec une clef et une lumière à la main, qu'au même instant on le saisit vigoureusement au collet, en lui assénant un coup de bâton. Saisi d'effroi, sans armes, sans défense, le sieur Grosse appelle à son secours. Sa mère et le sieur Cheux, son beau-frère, accourent; mais Landelle avait tout prévu; trois de ses compagnons, apostés près du lieu de la scène, paraissent pour le seconder. Grosse, sa mère et son beau-frère, rentrent à la hâte dans la maison, et se dérobent à la fureur de leurs assassins, sans avoir reçu de blessures dangereuses.

Transportés de rage d'avoir manqué leur coup, Landelle et ses complices vomirent les invectives, les insultes, les blasphèmes les plus horribles. Armés de pierres, de bâtons, de sabres, ils travaillèrent à enfoncer la porte, qui heureusement résista à leurs coups redoublés. Voyant leurs efforts inutiles, ils parcoururent Juvigné, se faisant donner à boire de force par les cabaretiers, mettant partout le désordre, cassant et brisant tout, et maltraitant toutes les personnes qui se rencontraient sur leur chemin. Puis ces brigands se battirent entre eux. Les jours suivans, ils commirent de pareils excès dans plusieurs villages voisins de Juvigné.

Cependant le sieur Grosse et plusieurs autres particuliers portèrent plainte contre les attentats de Landelle et de ses complices. Le juge de Saint-Ouen s'empara de l'affaire, le délit ayant été commis dans l'étendue de sa juridiction. Ce magistrat était l'ennemi personnel du sieur Grosse. Il fit arrêter Landelle et les deux Launay, et l'information qui eut lieu fut composée de trois témoins seulement, tous trois indiqués par les accusés. L'un était leur complice, les deux autres étaient leurs compagnons de débauche, tandis que l'on aurait pu se procurer les dépositions de plus de vingt personnes domiciliées à Juvigné, lieu du délit, et dignes de toute la confiance de la justice. Sur une semblable instruction, Landelle et ses compagnons furent bientôt remis en liberté.

De retour à sa cabane, Landelle y fut attaqué d'une maladie inflammatoire dont il mourut le 6 décembre 1777, huit jours après son élargissement, et vingt-sept jours après la scène du 9 novembre. Ses complices, fidèles à ses mânes, se persuadèrent que l'occasion était favorable pour perdre le sieur Grosse. Ils publièrent sur-le-champ que Landelle était mort de la suite des coups qu'il avait reçus de lui le 9 novembre. Ils parvinrent à exciter les frères de Landelle et à les déterminer à faire leur dénonciation au procureur-fiscal de Saint-Ouen. Le juge ordonna l'examen du cadavre par des médecins et chirurgiens commis à cet effet; et l'on procéda ensuite à une information d'après laquelle les sieurs Grosse et Cheux furent décrétés de prise de corps. Ceux-ci interjetèrent appel de la plainte et de toute la procédure qui devait la suivre.

La calomnie qui présidait à cette accusation était absurde; elle avait pour la démentir le rapport des hommes de l'art et la notoriété publique. On était révolté de la conduite du juge de Saint-Ouen. Sa lenteur, son indulgence, sa négligence impardonnable, lorsqu'il avait fait l'instruction dirigée contre Landelle et ses complices; et, d'un autre côté, la précipitation qu'il avait mise dans l'instruction qui concernait les sieurs Grosse et Cheux; l'abus qu'il avait fait de ses pouvoirs; la rigueur des décrets qu'il avait décernés contre ces deux accusés; la haine bien connue de ce juge pour le sieur Grosse; tout enfin, dans cette procédure, déposait en faveur de ceux que l'on voulait perdre.

Par arrêt du 4 février 1778, rendu sur les conclusions de l'avocat-général Séguier, les sieurs Grosse et Cheux furent déchargés des accusations dirigées contre eux.

Ce jugement faisait éclater l'innocence des sieurs Grosse et Cheux; mais il ne réparait pas le dommage que leur avait causé la conduite du juge de Saint-Ouen, et ne punissait pas la partialité de ce magistrat, qui avait employé l'autorité dont il était revêtu à venger ses querelles particulières. La morale publique était en droit d'attendre cet acte de justice des juges suprêmes qui prononcèrent sur cette affaire.


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