Chronique du crime et de l'innocence, tome 3/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
PARENS DÉNATURÉS ET INHUMAINS,
PUNIS.
Le sieur le Fiot, notaire à Nevers, avait épousé en secondes noces, le 10 février 1750, Marie Dufour, jeune personne d'une honnête famille, à peine âgée de vingt-trois ans. Il eut trois enfans de ce nouveau mariage, un fils et deux filles.
L'aînée de ces filles, au sortir des mains de sa nourrice, en 1755, fut portée chez la dame Dufour, son aïeule maternelle, qui la réclamait avec instance. La tendresse de la dame Dufour pour cette petite fille fut portée à un tel excès, comme c'est assez l'ordinaire de la part des grands parens, que le sieur le Fiot reprit son enfant en 1757.
La petite fille, âgée alors de cinq ans, ne trouva, dans la maison paternelle, ni la même indulgence, ni la même bonté, ni les mêmes soins. Il paraît, au contraire, que les mauvais traitemens de tous genres lui furent prodigués. Dès l'âge de dix ans, cette jeune personne, déjà travaillée secrètement par les symptômes de puberté qui se manifestent toujours plus tard chez les personnes de son sexe, tomba assez rapidement dans un état de dépérissement et de marasme, digne de pitié. Son humeur devint triste, sombre, farouche; une indolence insurmontable, qui tenait sans doute de son extrême faiblesse, s'empara de toute sa personne; elle était quelquefois tourmentée par une faim si dévorante, que rien ne pouvait la rassasier. Les rigueurs de ses parens à son égard n'étaient pas de nature à rétablir la santé de cette pauvre enfant.
Une circonstance dont nous allons rendre compte vint ajouter encore à la dureté de ces mauvais traitemens. Le sieur le Fiot avait été contraint de recevoir dans sa maison, à titre de logement militaire, quelques gendarmes, alors en garnison à Nevers.
Ces militaires occupaient un appartement au premier étage; ils y étaient servis par de vieilles femmes et par de jeunes filles, qui donnaient, dans la maison, les exemples les plus scandaleux de crapule, de libertinage et de friponnerie. Toutes connaissaient l'état déplorable de la jeune le Fiot, et cette affreuse faim que le genre de sa maladie lui faisait éprouver; et dès qu'elles avaient commis quelque vol dans l'office ou dans la cuisine des gendarmes, elles ne manquaient pas de le lui attribuer.
Un vol de ce genre, plus considérable que les larcins ordinaires, excita cependant les justes craintes de la femme Piat, qui s'en était rendue coupable. Elle en accusa la petite le Fiot. Joignant ensuite à cette noire calomnie la plus insolente audace, elle osa, le 20 mai 1767, sur les trois heures du soir, se saisir elle-même de la prétendue coupable et l'enfermer dans un cabinet situé dans le jardin dépendant de la maison. La dame le Fiot, que l'on instruisit de ce prétendu vol, crut devoir elle-même punir sa fille. Elle se rendit aussitôt avec la femme Piat dans le cabinet du jardin, et ordonna à cette misérable d'attacher l'enfant à un vieux lit qui était depuis long-temps dans ce cabinet. Cette punition excita d'autant plus l'humeur de la demoiselle le Fiot qu'elle était innocente du fait qu'on lui imputait, et qu'il paraît qu'on n'eut pas la justice d'entendre sa justification. Aussi, dès qu'elle se vit seule, son premier soin fut de rompre les liens qui la retenaient; elle sortit ensuite du cabinet par une ouverture qu'elle pratiqua dans le pignon du mur mitoyen. Ce mur portait huit à neuf pieds d'élévation; elle descendit à l'aide de joints dégradés qu'elle y trouva, et, traversant le jardin, qui favorisait sa fuite, elle alla se blottir dans l'escalier qui conduit à la cave dépendante de ce jardin. Elle y respirait à peine librement, se croyant à l'abri de nouveaux mauvais traitemens, lorsque la femme Piat vint la reprendre dans son asile, et la ramena dans la maison de ses père et mère, où, en présence de cette dernière, et sans doute de son aveu, ou même par son ordre, la femme Piat conduisit la petite fille au grenier, et l'attacha, pour la seconde fois, à un pilier qui en soutenait le tirant.
Ce nouvel acte de rigueur aigrit de plus en plus la jeune fille. Pour briser ses nouveaux liens, elle profite du premier moment qu'on lui laisse, et va, au fond du grenier, se cacher dans l'obscurité d'un grand coffre. La femme Piat remonte, et ne voit pas sa victime où elle l'avait attachée; elle appelle; on vient à ses cris; le sieur et la dame le Fiot cherchent eux-mêmes leur fille, et, l'ayant trouvée dans sa nouvelle retraite, l'un d'eux lui dit: «Vous êtes bien là;» met une échelle entre le coffre et le couvercle du coffre, et place sur le tout de vieux châssis de fenêtre.
Quelques jours après, le vol de la femme Piat fut reconnu, et cette femme fut ignominieusement chassée de la maison.
Cependant l'état de la jeune le Fiot empirait sensiblement; le marasme et la consomption laissaient voir les traces de leur marche. La dame le Fiot, obligée de partir pour surveiller la moisson qu'on allait faire dans la ferme de Lurcy, emmena la plus jeune de ses filles, et laissa l'aînée en proie à la maladie qui la dévorait.
Enfin, le 23 juillet, on annonça la mort de la jeune fille. On fit appeler la femme Jacob, qui ensevelit la défunte. D'un autre côté, on donna avis de son décès à la paroisse; et, sur le soir du lendemain, le convoi et l'enterrement eurent lieu suivant l'usage.
Mais, en même temps que la nouvelle de cette mort se répandait, une rumeur sourde débitait que la petite le Fiot avait été renfermée dans une cave, et qu'elle y avait péri de misère et de besoin.
Cette accusation fermente aussitôt d'une manière extraordinaire; elle passe de bouche en bouche; les interprétations de la femme Jacob semblent même lui donner un air de vraisemblance. L'attention du ministère public se réveille; et dès le 26 une plainte est rendue contre le sieur et la dame le Fiot.
Cette plainte portait en substance: qu'Anne le Fiot avait été trouvée morte dans une cave; que la femme Jacob avait remarqué, à un des jarrets du cadavre, une blessure de la longueur du doigt; que la mort arrivée dans cette cave et le silence du sieur le Fiot paraissaient suspects, qu'il était important d'en connaître la cause; que le procureur-général-fiscal avait d'ailleurs appris que le sieur et la dame le Fiot exerçaient de mauvais traitemens sur leur fille; qu'ils ne l'aimaient pas, sous prétexte qu'elle avait été changée en nourrice; qu'il avait su que, pendant les dernières fêtes de Pâques, ils l'avaient attachée avec des cordes dans un cabinet, qu'elle s'était détachée elle-même, et avait fait une ouverture au pignon construit en planches au-dessus du mur; qu'elle s'était ensuite jetée dans le jardin du sieur Parmentier, où elle avait été trouvée ensanglantée; qu'on l'avait ramenée, conduite au grenier, et attachée, avec des cordes, à un poteau; puis, que la jeune fille s'étant détachée et ayant cherché une retraite dans un coffre, le sieur le Fiot avait mis du bois dessus le coffre pour l'empêcher d'en sortir; qu'elle y était restée pendant trois ou quatre jours sans boire ni manger; qu'on l'avait ensuite menée à la cave, et qu'elle y était restée renfermée, manquant de nourriture, jusqu'au 23 juillet, jour auquel elle avait été trouvée morte.
Sur cette plainte, on donne permission d'informer; on ordonne en même temps l'exhumation du corps de la demoiselle le Fiot, et un rapport des hommes de l'art.
Bientôt quatorze témoins furent entendus; et sur le vu des charges et informations, le sieur le Fiot fut décrété de prise de corps ainsi que son épouse. Le 27 juillet, le décret fut mis à exécution sur la personne du mari, qui fut conduit en prison. Quant à la dame le Fiot, elle prit la fuite.
Le 4 août, il y eut un supplément de plainte, relatant d'autres mauvais traitemens des époux le Fiot à l'égard de leur fille. Cette nouvelle plainte donna lieu à une nouvelle information: sept autres témoins furent entendus. Enfin, après les récollemens, les confrontations et un dernier interrogatoire de six heures consécutives, le sieur le Fiot fut condamné à un bannissement perpétuel, par jugement définitif du 10 mai 1768.
Le procureur fiscal de Nevers appela de cette sentence au parlement de Paris, attendu qu'il ne trouvait pas les peines proportionnées au délit. Pierre le Fiot interjeta pareillement appel, concluant à être déchargé de l'accusation, élargi des prisons de la Conciergerie, avec permission de prendre à partie le juge, le procureur fiscal de Nevers et tous autres qu'il appartiendrait.
Par arrêt du 28 juillet 1768, la première sentence fut mise au néant. Pierre le Fiot fut condamné à être attaché au carcan, pendant trois jours consécutifs, dans la place publique de la ville de Nevers, et à y demeurer chacun des trois jours, depuis dix heures jusqu'à midi, ayant écriteaux devant et derrière, portant ces mots: Père inhumain et dénaturé envers sa fille; et le dernier jour, battu et fustigé de verges par l'exécuteur de la haute justice, ayant la corde au cou, dans les places et carrefours de Nevers; puis à être flétri d'un fer chaud sur les deux épaules, pour être conduit aux galères à perpétuité, après confiscation de tous ses biens.
Marie Dufour, sa femme, fut bannie à perpétuité du ressort du parlement, et, attendu son absence, il fut ordonné, à son égard, que l'arrêt serait exécuté en effigie, avec confiscation de biens et amende, comme pour son mari.