Eldorado : $b roman
V
Danglar s’assombrissait. Pour la première fois, les nuages de méditation passaient sur ce front de diplomate. Il réfléchissait aux moyens d’abattre la détestable puissance de Marzouk.
Il ne fallait pas songer à quelque coup de force. Rien à espérer d’une surprise, d’un guet-apens. Le tyran se tenait sur ses gardes, dormait en gendarme, avec un œil constamment ouvert sur la malignité des bourgeois. Seul, quelque subtil stratagème pouvait réussir. Quand on n’est pas le plus fort, il faut être le plus fin.
Bien pénétré de ce principe, Danglar repassa en sa mémoire les hauts faits de la diplomatie célèbres dans l’histoire. Par elle, on avait amolli des despotes réputés intraitables.
Soudain, le front de Danglar s’éclaira, touché par la grâce du génie. Il avait son plan. Il s’agissait de trouver à Marzouk sa Pompadour ou sa du Barry. Mme Larderet était toute désignée. L’ancien dompteur la pourchassait dans tous les coins ; c’était elle qu’il voulait, et sa passion s’irritait d’une résistance inexplicable… Une ancienne grue, qui avait autrefois couché avec des nègres, et qui maintenant jouait à la vénérable veuve, ayant eu l’adresse de se faire épouser par un paillard, et la chance de l’enterrer et d’en hériter… Assez de comédie ! Marzouk n’était pas plus répugnant qu’un nègre ; on le ferait entendre à Mme Larderet, si, de bonne grâce, elle ne consentait à se dévouer. Mais d’abord il était habile de chercher à la convaincre par de nobles raisons.
La nuit suivante, Danglar se leva. Le ciel était noir, la mer tranquille, le silence régnait partout, troublé seulement par les ronflements du mulâtre, couché en bon chien de garde devant la cabine de son maître.
Le diplomate réveilla, puis réunit en conciliabule quelques compagnons, ceux sur qui pesait le plus lourdement l’abominable autocratie de Marzouk. C’étaient Conseil, M. Avelard, Mme Larderet, Mme Chabert, Mme Bineau et le beau Rienzo, le chef des Tziganes, le plus à plaindre, peut-être, car Marzouk l’obligeait à gratter du violon, tout le jour, sans discontinuer. Par une étrange contradiction de la nature, le monstre adorait en effet la musique, qui adoucit les mœurs.
— Mes amis, dit Danglar, la situation qui nous est faite est atroce.
— Atroce, atroce ! répétèrent-ils tous, d’une même voix colère et désolée.
— Elle se trouve encore aggravée, reprit le diplomate, par un despotisme barbare, odieux, intolérable… C’est la société qui recommence, c’est le règne de la force brutale, le pire état social qui se puisse concevoir, et nous pourrions nous croire revenus à des temps préhistoriques… Mais l’heure n’est point de nous livrer à des considérations philosophiques ; il faut prendre une résolution, il faut agir.
— Oui, oui, clama l’assistance.
— Toute révolte cependant serait vaine, poursuivit gravement Danglar, nous ne pouvons recourir à la violence contre la violence. Nous n’avons pas d’armes, et il n’est point parmi nous de David pour terrasser ce nouveau Goliath. J’avais bien pensé un instant à corrompre le mulâtre, mais il m’a paru trop dévoué à son maître ; nous serions trahis… Enfin, mes chers amis, j’ai tout examiné, j’ai mûrement réfléchi…
Le diplomate s’interrompit et regarda fixement Mme Larderet.
— Seule, une femme, conclut-il, par la toute puissance de sa séduction, en exerçant son empire sur notre tyran, serait capable de nous délivrer du joug horrible que nous subissons.
— Comment ? Que dites-vous ? Veuillez vous expliquer davantage, demanda Mme Larderet qui se sentait clairement désignée.
— Madame, déclara solennellement Danglar, notre salut dépend de vous seule, car vous seule, ici, si vous consentiez…
— N’achevez pas, monsieur, j’ai compris, s’écria Mme Larderet congestionnée de colère… Vous voudriez, n’est-ce pas ? que je joue, pour vous assurer la tranquillité, le rôle de Dalila ou de Boule-de-Suif… Vous voudriez que je me jette dans les bras de ce monstre !
— Il est des circonstances, affirma M. Avelard, qui exigent un courage, une abnégation exceptionnels.
Mme Larderet lui lança un coup droit.
— Vous, monsieur, allez donc voir comment se comporte votre femme, en ce moment-ci !
M. Avelard écarquilla de grands yeux stupides.
— Oh ! ne faites donc pas l’imbécile, ajouta-t-elle, vous savez fort bien ce que tout le monde sait et voit, à bord.
M. Avelard se redressa pour riposter :
— On en voit bien d’autres, à bord. Il s’y passe des horreurs !… Ah ! ne me forcez pas à parler !
Il y eut des chut ! chut ! dans l’assistance, et Conseil crut devoir intervenir pour apaiser la querelle.
— Il est fatal, dit-il, dans la situation effrayante où nous sommes, qu’il se crée une mentalité spéciale, comme un déplacement des idées et de la morale, si je puis m’exprimer ainsi. On ne voit plus les choses de la même façon, certains vieux préjugés s’effacent, chacun cède un peu à ses instincts… Aussi devons-nous être très indulgents les uns envers les autres… Hé ! mon Dieu ! pour le peu de temps qu’il nous reste à vivre !…
— C’est vrai, c’est parfaitement vrai, hélas ! soupira Mme Chabert. Ainsi, moi-même, je me dis quelquefois : pourquoi ne profiterait-on pas de ses derniers jours ? Cela ne ferait de tort à personne et l’on s’en irait avec moins de regrets !
— C’est exactement ce que je pense, avoua Mme Bineau, et j’ai toujours été une honnête femme, je vous le jure.
Mme Chabert sentit une main légère, celle de Conseil, lui frôler la taille, tandis qu’à la faveur de l’obscurité, Rienzo, interprétant les paroles qu’il venait d’entendre comme une invitation discrète, tapotait tendrement la fesse de Mme Bineau, sans qu’elle parût s’en émouvoir.
— Aussi, ajouta-t-elle, notre honorable compagne, Mme Larderet, a-t-elle vraiment tort de s’offenser.
— D’autant plus qu’elle m’a mal compris, déclara Danglar. Qu’ai-je dit ? qu’elle seule pouvait obtenir de notre tyran un peu d’humanité.
— Il me persécute, gémit Mme Larderet.
— Parce que vous lui résistez, répliqua Mme Chabert ; si vous saviez le prendre, vous auriez la paix, et nous aussi.
— Marzouk est un très bel homme, insinua Rienzo.
— Il manque d’élégance et de distinction, mais il a la beauté de l’hercule, appuya Danglar.
— Nous n’ignorons pas, madame, reprit Conseil, la valeur du sacrifice que nous vous demandons. Votre dévouement, en pareil cas, serait interprété comme un de ces actes d’héroïsme dont l’histoire nous offre quelques exemples, et vous n’en deviendriez que plus respectable à nos yeux.
Mme Larderet fit explosion :
— Mais pour qui me prenez-vous donc, tous ? Je suis une honnête femme, sachez-le.
— Heu ! heu ! fit Danglar.
— Il est vrai que madame est depuis longtemps rangée des voitures, ricana M. Avelard.
— Je crois, dit Conseil, qu’il serait malséant de rappeler le passé de madame. Cela ne regarde personne.
— A tout péché miséricorde, prononça Mme Bineau.
— Tout de même, Marzouk n’est pas plus répugnant que bien d’autres, déclara Mme Chabert d’une voix aigre, et quand on a fait la noce pendant dix ans, on a tort de faire tant la dégoûtée.
— J’ai été moins garce que vous ! s’écria Mme Larderet.
Tous s’interposèrent. Conseil reprit aussitôt la parole.
— Mes chers compagnons, ceci est tout à fait déplorable ! Nous n’avons rien à nous reprocher les uns aux autres, nous sommes tous égaux, aussi humbles dans le malheur et devant la mort. L’esprit de fraternité doit seul régner parmi nous, en ces jours sinistres… Il convient de laisser à Mme Larderet le temps de réfléchir, et j’ai la conviction qu’elle obéira au sentiment du devoir qui commande à chacun de nous, pour le salut de tous, le dévouement, l’abnégation, le sacrifice.
— Très bien ! très bien ! approuvèrent plusieurs voix.
En ce moment, un bruit se produisit, semblable à une sorte d’éboulement. Les conjurés prirent peur et se dispersèrent. Danglar retint Mme Larderet pour la catéchiser. Mme Chabert accepta le bras de Conseil, Rienzo suivit de près Mme Bineau. L’heure était nuptiale, on allait s’unir. Rienzo n’en doutait pas, Conseil en était sûr.
Brusquement, Marzouk surgit des profondeurs d’ombre.
Il s’était levé, dévoré par l’insomnie et le rut. Depuis un quart d’heure, il se tenait là, guettant une proie, immobile et frémissant, la bouche redoutable, les membres raidis, irrité d’un désir sans cesse plus aigu qui accentuait la bestialité de sa figure. Des ténèbres s’exhalaient des senteurs fortes qui exaspéraient jusqu’à la torture sa puissance de mâle inassouvi. Une fureur sensuelle secouait le colosse.
Mme Chabert l’aperçut, jeta un cri. Marzouk se précipita :
— C’est assez de chichi comme ça ! fit-il. Faut que l’une y passe !
Il cria à Mme Bineau qui s’enfuyait :
— Toi, sacrée toupie, je te rattraperai, tu y passeras aussi.
Et, sur-le-champ, il viola Mme Chabert.
Conseil et Rienzo s’étaient éclipsés.
Quand l’acte brutal fut consommé, Marzouk se redressa, apaisé soudain. Ses muscles se détendirent dans une sorte de retrait bienfaisant, sa poitrine se souleva, rendit un grand soupir de satisfaction et de béatitude que lui renvoya, du fond de l’horizon, à travers l’Océan, la nuit tiède et sereine. Il sentit en lui une bienveillance extraordinaire, il aida galamment Mme Chabert à se relever.
— A une autre fois, la petite bourgeoise, dit-il. T’es plus gironde que je n’aurais cru… Quand tu voudras, tu sais, je suis toujours prêt.
Mme Chabert s’éloigna sans répondre, pâle encore du frisson involontaire qu’elle avait éprouvé dans les bras du colosse. Ses puissantes caresses lui avaient coulé dans les veines une ivresse nouvelle et inattendue, qu’elle n’osait s’avouer, dont elle avait honte. Instinctivement, dans un spasme d’irrésistible volupté, elle l’avait étreint elle-même. Elle sentait qu’il l’aurait encore, quand il voudrait.
Marzouk, très fier, aspirait la grande paix qui tombait des étoiles. Il n’avait pas envie d’aller se recoucher. Un désir de s’émoustiller un peu le chatouilla. Que se passait-il à bord, à cette heure avancée ! De l’escalier des premières, s’ouvrant sur le pont, s’exhalaient, comme d’un soupirail, d’âpres émanations, une fauve odeur de luxure. Les narines de Marzouk se dilatèrent. Il devait y avoir quelque chose de pourri dans son royaume. Faut aller voir ça, se dit-il. Et il descendit, longea le couloir des cabines, sans bruit, l’oreille attentive… Ah ! les bourgeois ne s’embêtaient pas, pendant la nuit ! Partout des soupirs, des baisers, des cris de passion. Derrière une porte close, c’était un étrange bruit de ripaille : quelques malins sans doute qui, ayant réussi à subtiliser des vivres et de la boisson, au détriment de la communauté, faisaient une noce effrénée et probablement dégoûtante. Il y en avait qui se raillaient de tout, narguaient le destin et la mort. Puisqu’on vivait encore, autant jouir !
— Elle est farce, elle est rien farce, pensa Marzouk.
Il remonta sur le pont. Il n’avait pas tout vu, il voulait savoir. Une ronde nocturne s’imposait, qui lui dévoilerait peut-être des mystères, des complots, des choses qu’il ne soupçonnait pas.
Mais un profond silence s’abattait autour de lui, bourdonnant à ses oreilles. Les ténèbres enveloppaient tout, et Marzouk lui-même, dans leur inconnu troublant, ressentit une sorte d’angoisse, l’angoisse de ces mille existences perdues dans une immensité, séparées du reste de l’univers. L’impassible nature lui asséna son inexorable insouciance de toutes les détresses humaines.
— Fichtre ! murmura-t-il, ce n’est pas rigolo, tout de même.
Du haut de la dunette, l’Eldorado, très penché sur tribord, immobile, ressemblait à quelque gigantesque bête morte sur laquelle grouillait toute cette humanité, comme de la vermine vivant de sa chair, dévorant le cadavre jusqu’au squelette. Et Marzouk eut une horrible vision : la famine, au bout de quelques semaines, les vers se mangeant entre eux, et lui-même, dernier survivant, sur un monceau de charognes infectant l’atmosphère. Un frisson le parcourut des reins à la nuque. Il promena son regard à l’entour. Jamais la nuit ne l’avait impressionné à ce point. Le calme en était effrayant. Çà et là, des fanaux allumés projetaient sur l’Océan des queues de comètes, que brisait une grande masse d’ombre haute et tragique. C’était l’Abrolhos, dressé dans les ténèbres, ainsi qu’un fantôme géant.
Mais un bruit lent et rythmé attira son attention, il se glissa le long du bastingage, en cherchant à percer l’obscurité de son œil aigu. D’abord, il ne vit rien ; peu à peu cependant une forme, qui se détachait des flancs du navire, se dessina, puis apparut nettement sous la lueur d’un fanal. L’unique chaloupe de l’Eldorado gagnait le large, chargée de vivres, ayant à son bord le dernier lieutenant, le chef mécanicien et deux hommes de l’équipage.
— Hé ! dites-donc, là-bas, cria Marzouk, vous pourriez bien me faire une place, je suis solide, vous savez, et bon rameur. Je ramerai tout le temps !
Mais un plus lourd silence tomba. L’embarcation continuait à s’éloigner à force d’avirons. Alors, il hurla d’une voix rauque et navrée.
— Ah ! bandits ! faux frères ! ça ne vous portera pas chance, vous crèverez avant nous… Allez ! En route pour l’éternité !
Un moment, il les suivit des yeux, comme si cette barque emportait sa dernière espérance, avec sa malédiction. Ces lascars-là, qui l’avaient roulé, étaient bien capables de gagner la côte ! Alors, il n’y avait plus de justice ! Marzouk se sentit tout près du désespoir. Mais bientôt sa belle confiance le reprit. Non, il ne se voyait pas mort encore.
Sa colossale stature se raidit, il bomba la poitrine comme pour braver le mauvais sort. Toutefois, il importait désormais de surveiller les bourgeois de plus près.
L’idée lui vint d’explorer les secondes classes. Autour d’une table, les cabots, très ivres, dodelinaient lourdement de la tête. C’était la troisième fois qu’il les surprenait en cet état.
— Eh bien ! quoi, fit-il, on ne dessoule donc plus ?… Avec vous, le liquide, ça ne s’évente guère.
Mais il ne leur adressa aucun autre reproche, pris de bonne humeur devant cette orgie. Il avait de la sympathie et du respect pour les pochards, s’honorant en eux, car lui-même avait, plus souvent qu’à son tour, son coup de sirop.
— Oui, nous sommes saoûls comme des cochons, finit par répondre M. Séraphin, le jeune premier.
— Vous êtes dans le vrai, déclara Marzouk.
Et il prit un verre, trinqua avec ceux, puis embrassa les femmes à pleine bouche.
Rempli d’une allégresse, il regagna le plein air pour dissiper les vapeurs de l’ivresse. Deux ombres s’avançaient à l’arrière du navire. Il se dissimula pour leur faire une farce.
C’étaient Danglar et Mme Larderet. Enfin, le diplomate avait convaincu la vénérable veuve. Elle était décidée au sacrifice.
— Puisqu’il le faut, puisque c’est l’intérêt de tout le monde ! soupira-t-elle.
— Vous rachèterez votre passé, vous grandirez dans notre estime, affirma Danglar, car, vous vous élevez à l’apostolat.
Marzouk, sortant de sa cachette, leur barra brusquement le passage.
— Halte-là ! Ne bougeons plus !
Mais quand il eut reconnu Mme Larderet, il s’attendrit :
— Ah ! c’était toi, ma petite chatte. Fallait prévenir !… Viens. Lâche-donc ce mufle.
Et se tournant vers Danglar :
— Va-t’en, on n’a plus besoin de toi… Veux-tu te trotter plus vite que ça, vaurien, pourri !
Le diplomate disparut. Marzouk entraîna Mme Larderet. Tous deux avançaient sans se voir, tant la nuit était noire. Il cherchait en vain quelque chose de gentil à lui dire ; les mots s’étranglaient dans sa gorge ; il ne savait pas parler aux femmes du monde. Tout son être, cependant, s’enflait de tendresse et de sentiments délicats.
— On va faire dodo, dit-il.
— Pas encore, murmura-t-elle, tremblante… Il fait si bon !
Leurs pieds heurtèrent un obstacle. Marzouk, en se baissant, aperçut Rienzo blotti dans un coin.
— Ça se trouve bien, déclara-t-il au tzigane… Va chercher ton jambon.
Rienzo, ahuri, affectait de ne pas comprendre.
— Ton violon, parbleu ! précisa Marzouk. Tu vas nous jouer tous tes petits airs… Nous t’attendons ici.
Il fit asseoir Mme Larderet et prit place à côté d’elle. Rienzo, revenu avec son instrument, attaqua une valse langoureuse. Son dernier coup d’archet s’éteignit en une plainte lente et désolée, et qui semblait demander grâce. Mais aussitôt il dut recommencer.
— Une autre, une autre, réclamait Marzouk, impérieux.
Le tzigane râclait éperdument. Il était environ trois heures du matin. L’horizon pâlissait déjà. La belle nuit sereine s’adoucissait encore à l’approche du jour. Dans le ciel limpide, les étoiles vacillaient, et la mer assoupie frissonnait à peine sous la clarté d’aurore qui envahissait l’orient.
Marzouk, les yeux en l’air, semblait rêver, tandis que sa main droite, glissée sous les jupes de Mme Larderet, cherchait la chair.