Eldorado : $b roman
IV
Tout s’arrangeait, car la nature comme la société a horreur du désordre qui dure et, selon le mot de Gœthe, lui préfère l’injustice.
Les émigrants dispersés à travers le monde, après s’être partagé le produit, bien diminué, ainsi qu’il arrive toujours, des souscriptions publiques, avaient repris la chaîne de leur existence, en courbant le dos sous l’écrasement du destin.
Les bourgeois s’enlizaient de nouveau dans le bien-être. Mmes Larderet, Chabert et Bineau, la première veuve, la seconde divorcée, la troisième simplement séparée de corps et de biens, à cause de ses convictions religieuses, avaient accouché dans le plus grand mystère : l’une, de deux superbes jumeaux, les deux autres, chacune d’un garçon, dont la filiation demeurait d’ailleurs incertaine. Marzouk avait bien passé par là, mais le beau Rienzo, le chef des Tziganes, Danglar et Conseil aussi, et bien d’autres. Alors, on ne savait plus. C’était à s’y perdre.
Enfin, avec de l’argent, on se tire des situations les plus délicates, les plus scabreuses. De retour à Bordeaux, Mmes Larderet, Chabert et Bineau passèrent pour avoir adopté des orphelins, et l’on admira leur grand cœur.
Dans une petite ville de province, Mme Rolande et son mari vivaient heureux, très retirés, plus unis qu’ils n’avaient jamais été. Enfin, la chance souriait au pauvre ingénieur. Au service d’une société fondée pour la construction d’un canal, il touchait des appointements fixes, cinq cents francs par mois : la grande aisance des provinciaux rangés, économes, sans ambition.
Un enfant était né dans le ménage, environ sept mois après leur retour en France, sur la Guyenne. M. Rolande ne s’était point fait illusion. Il n’était pas le père. Mais quand on a pardonné, on pardonne encore.
— Puisqu’il est là, nous le garderons, avait-il dit, et nous tâcherons de bien l’élever, en lui cachant toujours la vérité sur sa naissance.
Ce jour-là, Mme Rolande avait beaucoup pleuré, et c’étaient les meilleures larmes qu’elle eût jamais versées, des larmes tièdes et douces où il y avait de tout : du repentir, de l’humilité, de la reconnaissance, de la pitié et presque de l’amour.
L’enfant grandissait, devenait charmant, avec cette sorte de douceur implorante des innocents qui sentent qu’ils ont quelque chose à se faire pardonner. M. Rolande, jadis si amer, était joyeux, d’une joie qu’il puisait dans la complète abnégation de lui-même. Peut-être son acte n’eût-il pas été compris de tout le monde, la magnanimité n’étant pas encore très humaine. Cependant, quand il disait : mon fils, il était convaincu qu’il ne mentait pas, puisqu’il donnait à cet enfant une intelligence et une âme, ce qui créait, à son sens, une paternité plus entière et plus légitime que le simple accident de la génération, où il n’était pour rien.
Armand Reboul, qui n’avait plus eu de nouvelles de Mme Rolande, ignorait ce fils qu’il n’avait eu que la peine de faire. Il vivait à Paris et continuait à se morfondre dans une oisiveté désordonnée et fébrile. Enfin, un charmant garçon que la vie avait trop gâté et auquel il n’avait manqué peut-être que du malheur, car, à part cela, il avait tout ce qu’il fallait pour être heureux : la fortune, l’indépendance et une assez bonne santé.
André Laurel avait épousé Myrrha, et il n’y avait pas de couple plus joli, plus rayonnant de jeunesse, d’espérance et de grâce. Ils avaient gardé la vieille tante, qui avait le bon esprit de se laisser vivre sans intervenir, sous prétexte d’expérience, dans les affaires du ménage.
M. Laurel père triomphait de voir son fils revenu à de saines idées. André ne rêvait plus de changer le monde, désabusé des présomptueuses chimères et convaincu qu’il n’y avait de meilleure œuvre que de faire un peu de bonheur autour de soi.
Exempté du service militaire, grâce à un peu de myopie et à de puissantes protections, il était devenu un ardent chauvin, prêt à reconquérir l’Alsace et la Lorraine, au coin de son feu, tandis que Myrrha souriait, rassurée, pensant qu’avec de tels patriotes, les épouses et les mères pouvaient dormir tranquilles.
Très appuyé, André se sentait promis au plus bel avenir. Sa carrière était toute tracée. Attaché déjà à la préfecture, il serait un jour préfet, comme l’avait été son père, dont il partageait maintenant toutes les opinions sociales, approuvant d’un balancement de tête continu et respectueux quand M. Laurel lui tenait ce langage :
— Mon cher enfant, je ne nie pas qu’il y ait des réformes nécessaires, mais les institutions, si imparfaites qu’elles nous paraissent, valent encore mieux que les hommes, car ce sont eux qui les pervertissent, en dénaturent l’esprit et les bonnes intentions. Et c’est le cœur humain qu’il faudrait réformer, bien plus que nos codes et nos lois. Mais la tâche semble bien difficile, sinon impossible. Laissons-la aux songe-creux et faisons un peu crédit à la nature humaine, en acceptant avec sagesse, tolérance et philosophie un tel état social qu’il n’est pas en notre pouvoir de changer et qui, d’ailleurs, marque bien un petit progrès sur les siècles précédents.
André approuvait toujours.
— Nul doute, poursuivait M. Laurel, que la société ne soit mauvaise et fondée sur le droit du plus fort. Mais peut-il en être autrement ? Peut-on supprimer l’égoïsme, la jalousie, l’ambition, toutes les passions humaines ? Peut-on, même en changeant la face du monde, faire autre chose que de déplacer la souffrance, qui sans doute est nécessaire à l’évolution universelle ? L’humanité, quoi qu’on fasse, restera ce qu’elle est. D’accord pour critiquer et démolir, nos idéologues cessent de l’être, quand il s’agit de reconstituer. Tous les systèmes, poursuivant au fond le même but d’amélioration, s’entredétruisent… Où est la vérité ? Qu’est-ce même que la vérité ? comme disait Pilate… Un jugement humain sujet à d’éternelles variations, suivant les lieux et les époques ? Et qu’est-ce aussi que la justice ? Encore une conception qui se modifie avec chaque individu. Ce qui est juste pour celui-ci paraît injuste à celui-là. L’intérêt personnel guide tout, demeure le souverain juge. Réparer une injustice n’est-ce pas souvent en commettre une autre ? Et comment l’homme faible, impuissant, soumis à l’inéluctable fatalité des choses, dirigé par des forces inconnues, peut-il espérer refaire l’œuvre de la nature, qui elle-même, dans ses desseins mystérieux, a établi l’iniquité sur la terre ? La grande sagesse est peut-être de se résigner à son sort. Cesser de souhaiter ce dont il faut désespérer, telle est sans doute la seule forme sous laquelle les hommes peuvent prétendre au bonheur.
Et laissant ainsi tomber toute sa philosophie bourgeoise, l’ancien préfet fumait un bon cigare, tandis qu’au dehors, la plainte du vent apportait l’écho lointain des détresses invisibles.