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Eldorado : $b roman

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III

Depuis deux mois, la disparition de l’Eldorado occupait toute la presse française, angoissait l’opinion. On avait fini par croire le navire perdu, sombré dans quelque terrible cyclone, en plein océan, ou échoué sur quelque côte déserte de l’Afrique occidentale, et pillé par des nègres. Le premier paquebot envoyé à sa recherche était rentré à Bordeaux, après avoir en vain sillonné l’Atlantique. Et l’on commençait à s’inquiéter du second, la Guyenne, de la même compagnie, parti avec la même mission et dont on ne savait rien, depuis près de cinq semaines.

Tout à coup, la grande nouvelle souleva d’émotion la France entière : la Guyenne venait d’arriver, ayant à son bord les cinq cents naufragés de l’Eldorado. Il n’y manquait que le commandant Lagorce, deux lieutenants et cinq matelots, héroïques victimes du devoir. Le reste était sain et sauf.

A défaut d’une actualité passionnante, l’événement prit une importance extraordinaire. Les journaux de Paris et de province abondèrent en détails, en interviews émouvantes, dramatiques, racontant le sinistre, l’incendie, l’échouage, les effroyables jours de détresse où tous avaient fait preuve d’un courage et d’un stoïcisme étonnants.

Aucun des naufragés n’avait soufflé mot de la panique et de la folie, des aberrations et des promiscuités, des nombreux adultères, des débauches et des hontes. La solidarité du silence s’était faite naturellement, sans entente, chacun ayant quelque méfait sur la conscience.

Les reporters citaient des traits admirables de sang-froid, de bravoure, de dévouement. Les chroniqueurs moralistes et psychologues s’étonnaient de ce que peut la nature humaine, en certaines circonstances. Une légende héroïque se créait sur le naufrage de l’Eldorado.

Ce fut, d’abord, de l’attendrissement, puis un grand élan de générosité. Partout, des souscriptions s’ouvrirent au bénéfice des émigrants dont la plupart se trouvaient dans un dénûment extrême. Danglar et Conseil triomphaient à Paris. Une conférence de l’illustre écrivain attira un public frémissant. A Bordeaux, les salons s’arrachaient les époux Avelard, qui ne s’étaient jamais vus à pareille fête, car ils appartenaient à la petite bourgeoisie, reléguée de la haute société provinciale. On se disputait également, dans le grand monde, les Gallerand, Mmes Chabert, Bineau, Garigues et Larderet. Celle-ci y recevait des compliments sur sa santé. Oui, il semblait qu’elle avait engraissé. L’air de la mer sans doute lui avait été favorable.

Chacun, objet de curiosité et d’admiration, offert en spectacle aux invités, reprenait chaque soir, devant une galerie stupéfaite, le tragique récit du naufrage. Plus de grand dîner sans l’un d’eux. Enfin tous des héros. Eux-mêmes maintenant, ayant fini par se prendre à leurs propres mensonges, en étaient convaincus.

Mais l’enthousiasme redoubla, quand un grand quotidien de Paris eut publié le rapport du commandant de la Guyenne. Marzouk y était cité. Le lendemain, en tête du Petit Journal, paraissait l’article suivant :

UN HÉROS

« A côté de tant de spectacles, dont s’attriste justement la conscience publique, il est doux et reposant parfois d’arrêter un instant ses regards sur quelque bel exemple de courage, de désintéressement et de sacrifice. C’est à nous de le révéler, de le propager ; il ne faut pas qu’il soit dit que le mal seul a droit à la réclame. Le bien, il est vrai, ne fait pas de bruit, le véritable héros n’est pas tapageur, et c’est pourquoi on a peine souvent à le découvrir.

« Le hasard, cette fois, a voulu soulever le voile dont s’enveloppe ordinairement sa modestie. On a lu, hier, dans nos colonnes, le rapport si émouvant du commandant de la Guyenne sur la catastrophe de l’Eldorado.

« Certes, tous ceux qui vécurent ces jours horribles, éprouvèrent de telles angoisses, séparés du reste de l’humanité, perdus au milieu de l’océan, méritent les plus grands éloges, car tous firent preuve de sang-froid, de solidarité et de la plus rare énergie. Mais, parmi eux, une figure se dresse, celle d’un héros véritable, digne de toute notre admiration. Il se nomme Marzouk.

« A lui seul, il sauva plus de vingt personnes, hommes, femmes et enfants, parvint à arrêter la panique, maintint l’ordre, organisa la distribution des vivres, soutint l’espoir et la vaillance de tous, en l’absence du commandant et des officiers du navire, qui avaient péri dans l’incendie.

« Marzouk est un géant, un bon géant, grand par le cœur comme par la taille. Il mesure près de deux mètres de haut, il est doué d’une force herculéenne qui, seule, l’avait distingué jusqu’à ce jour. Nous avons pu le voir et le féliciter nous-même, mais nos félicitations ont paru le gêner : « Je n’ai fait que mon devoir », nous a-t-il répondu. Il se dérobe aux ovations.

« Marzouk, ce nom n’est pas ignoré de tous. Plusieurs peut-être s’en souviennent. Il figura, en effet, un moment, sur les affiches du Casino de Paris et des Folies-Bergère, au temps, déjà un peu lointain, où ces établissements nous offrirent le spectacle des luttes à main plate. Marzouk y terrassa ses adversaires et fut déclaré champion de France… Où diable la vertu va-t-elle se loger ? pourrait-on s’écrier après Molière.

« Mais, direz-vous, il n’est pas de sot métier. Chacun gagne sa vie comme il peut, et il serait injuste, j’allais écrire démoralisant, que l’héroïsme ne fût pas récompensé partout où il se rencontre. Et qui devrait-on encourager, si de tels actes, qui consolent un peu des mille turpitudes de la vie courante, ne l’étaient point ?

« Un de nos confrères réclamait pour ce héros la médaille de sauvetage… Eh bien, non, ce n’est pas assez, c’est une dérision, et tout le monde, je pense, sera de mon avis. Le gouvernement de la République, qui proclame l’égalité des citoyens, s’honorerait en faisant davantage, et nul, cette fois, n’y trouverait à redire : tous applaudiraient.

« Combien portent la croix des braves qui ne sauvèrent pas une seule vie ? Combien de rubans rouges ne sont dûs qu’à l’intrigue et à la faveur ? Et pourquoi ne décorerait-on pas Marzouk ? Quoi donc s’y oppose ? Sa condition ? Tous les hommes n’auraient donc pas les mêmes droits dans notre démocratie ?

« Toutefois, il existe des précédents. N’a-t-on pas, en effet, il y a quelques années, promu au grade de chevalier de la Légion d’honneur un simple sergent de ville qui avait arrêté un anarchiste ; et ne fut-il pas sérieusement question, une autre fois, d’accorder la même récompense à un cocher de fiacre qui s’était distingué par sa bravoure dans l’incendie du bazar de la Charité ?

« En vérité, notre héros n’a-t-il pas fait bien davantage ? Qu’on le décore… Si, cependant, on y voyait un obstacle dans la profession qu’il exerça, il serait aisé de lui trouver un emploi compatible avec sa nouvelle dignité. Honorons la vaillance, le dévouement et la vertu. »

Le dithyrambe fut cité, reproduit, approuvé. Oui, il fallait décorer ce brave, réhabiliter le ruban rouge, vendu, prostitué, accordé à des épiciers enrichis, à des anarchistes, à des littérateurs ignorant la syntaxe. Question de principes et de morale, simplement. La Légion d’honneur, Napoléon l’avait créée pour récompenser l’héroïsme.

La politique s’en mêla. Pour la première fois, tous les partis furent d’accord. Marzouk devint populaire. Grâce à sa haute taille, on le reconnaissait dans la foule, qu’il dépassait de toute la tête. Les passants s’arrêtaient, les voyous l’acclamaient. Lui, très droit, très digne, avançait lentement dans cette apothéose.

— Je n’ai fait que mon devoir, répétait-il invariablement.

Sa photographie figurait aux vitrines des grands magasins, parmi les célébrités contemporaines : artistes, savants, hommes d’État. Les journaux l’exposèrent dans leur salle des dépêches. Elle orna les cartes postales. Des industriels exploitaient la gloire du héros. Un roman en livraisons à dix centimes fut lancé sur la voix publique : Les Mémoires de Marzouk.

La morale, cette fois, prenait sa revanche. A la bonne heure ! On avait assez fait de publicité à des forçats libérés, à des Gabrielle Bompard. Tout était pourri, la noblesse et la bourgeoisie. Il n’y avait encore de la vertu, de la générosité, du désintéressement que dans le peuple, dont sortait Marzouk.

A la fin, le gouvernement céda. Marzouk eut la croix et obtint du même coup une bonne sinécure : la garde d’un jardin public.

D’abord, un peu déconcerté, il avait vite repris son assurance. Sa célébrité ne l’étonnait pas. Elle lui semblait légitime. C’était vrai, après tout, ce que les journaux avaient raconté de lui : il avait rétabli l’ordre, partagé les vivres et rendu la confiance aux naufragés. Peut-être même avait-il sauvé du monde ; il ne se souvenait plus bien, mais ce devait être aussi la vérité, puisque tout le monde le disait.

Son ruban rouge le faisait loucher. Il le portait large comme la main, et tel était son respect pour ce glorieux insigne qu’il le retirait un moment de sa poitrine, chaque fois que, par une habitude malheureuse dont il ne parvenait pas à se défaire complètement, il éprouvait le besoin de soulager ses entrailles enflées d’un ouragan. La Légion d’honneur, ça lui bouchait positivement le derrière ; il fallait à toute force qu’il l’enlevât, quand ça le prenait, et vite il gagnait un bosquet solitaire pour que personne n’entendît. Car, s’il respectait sa décoration, il se respectait aussi lui-même maintenant, comme le public, la société tout entière.

Enfin, un homme absolument métamorphosé, grave, silencieux, ne parlant plus que de devoir, de morale, d’honneur et de patrie, faisant la leçon aux pochards, prêchant partout le bon exemple. Le symbole même de la vertu récompensée.

Cependant, une ardente polémique venait de s’engager entre les Libertaires et ceux qui les traitaient d’utopistes, au sujet du naufrage de l’Eldorado. Les Libertaires chantaient victoire, triomphaient bruyamment. La société libre, affranchie des lois, avait fait ses preuves. L’expérience était décisive. Pendant deux mois, à bord d’un navire échoué au milieu de l’océan, sur un rocher désert, alors qu’il n’y avait plus ni commandant, ni officier, ni autorité d’aucune sorte, l’accord le plus parfait, la solidarité la plus touchante avaient régné, entre ouvriers, bourgeois, matelots, prolétaires, tous devenus égaux et frères, réalisant l’idéal de l’état anarchique. Et qui donc maintenant oserait dresser l’épouvantail des égoïsmes, des passions et des vices déchaînés par la liberté absolue ? L’argument imbécile et de mauvaise foi tombait de lui-même. A bas les codes ! A bas les frontières ! A bas les gendarmes, les juges, les prisons et les patries ! Les hommes de tous les pays et de toutes les races ne demandaient qu’à vivre en frères. Vive l’anarchie ! Mort à la société bourgeoise, unique cause de toutes les corruptions, de toutes les iniquités, de tous les maux !

Un journal catholique, La Croix de Bordeaux, éleva soudain la discussion à des hauteurs inaccessibles. C’était Dieu, Dieu seul qu’il fallait remercier de son infinie bonté, Dieu qui avait encore fait ce miracle, pour éblouir le monde, de sauver cinq cents naufragés considérés comme perdus. Mais il était juste aussi de féliciter ces derniers de n’avoir pas désespéré de la clémence céleste. Ils avaient été de bons chrétiens, convaincus que rien n’est impossible à Dieu, et c’est pourquoi le ciel les avait exaucés. Malheur aux incrédules, quand l’Auteur des choses donnait de tels signes de sa puissance et de sa souveraine miséricorde !

L’article était intitulé : Un miracle, et conviait en terminant les naufragés au saint office qui serait célébré, le lendemain, à la cathédrale, pour rendre grâces au divin Sauveur.

Ce fut une cérémonie magnifique, à laquelle assista toute la société chrétienne de Bordeaux, le préfet lui-même entouré des hauts fonctionnaires. On avait réservé une place, dans le chœur même de la basilique, à ceux que Dieu avait choisis pour attester son omnipotence et offrir aux fidèles assemblés le témoignage vivant d’un miracle. Ils n’étaient qu’une vingtaine, la plupart ayant déjà quitté la ville. Mais les présents compensaient par leur qualité la quantité d’absents. Au premier rang, agenouillées, très recueillies, la tête basse, les mains jointes, Mmes Larderet, Gallerand, Chabert, Bineau, Garigues et Avelard, murmuraient des prières. Les messieurs, debout, suivaient pieusement la messe, une grande messe chantée, qui fut interrompue par un sermon, si long, si long que ces dames ne voyaient plus venir le moment tant désiré où elles pourraient enfin s’approcher de la sainte table et recevoir la communion.

Mais le prédicateur dut s’interrompre un instant. Un murmure s’était élevé au fond de la nef, près du portail, et toutes les têtes se retournèrent. Qui troublait la majesté du saint lieu ? Plusieurs chut ! chut ! indignés se firent entendre, et aussitôt le silence se rétablit. Le bedeau avait chassé Lola qui s’était réfugiée dans l’église, cherchant un abri contre le froid qui pinçait dur, ce matin de décembre. Et elle sortit, sans protester, confuse d’être tombée au milieu de cette grande cérémonie à laquelle elle ne s’attendait pas. La maison du bon Dieu n’était point faite pour recueillir les créatures comme elle, sans pain et sans toit, celles dont le groupe éploré consolait, du haut du calvaire, les regards de Jésus crucifié.

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