Eldorado : $b roman
II
André Laurel quitta la table avant la fin du dîner, pris d’un malaise au milieu de ces bourgeois graves et vertueux. Personne ne lui avait adressé la parole. Seule, Myrrha l’avait un moment regardé avec compassion. Il devinait qu’on connaissait maintenant son histoire. L’hostilité à son égard était manifeste. Il n’en souffrait pas ; au contraire, il éprouvait une exaltation de sa personnalité à se sentir ainsi frappé d’ostracisme, relégué dans le fier isolement de sa pensée.
Il monta sur le pont. Une rumeur confuse s’élevait par instants. Les bœufs meuglaient. Dans les intervalles de silence, la mélodie gémissante d’un accordéon adoucissait le crépuscule, puis s’éteignait lentement comme une plainte résignée.
Le jeune homme promena un moment ses regards à l’entour, aspirant avec ivresse les senteurs vivifiantes que soufflait le grand large. Un besoin de confier son rêve, de s’épancher dans une sympathie humaine le saisit tout à coup. Il se dirigea vers l’avant du navire où étaient situées les troisièmes classes. A mesure qu’il avançait, les bruits devenaient plus distincts, l’atmosphère bourdonnait comme à l’approche d’une grande cité. Et il s’arrêta soudain devant un spectacle digne d’une éternelle pitié.
Il y avait là des centaines d’émigrants, de tous pays, parlant toutes les langues, mêlant leurs costumes disparates et bariolés. Parias de la civilisation que l’inexorable concurrence, le flot de la misère rejetaient de la vieille Europe et qui trouvaient le courage d’affronter une existence nouvelle, au delà des mers. Des familles entières, groupées autour des paniers de provisions, se serraient pour affermir leur solidarité devant l’inconnu redoutable du lendemain. Des seins flétris, allaitant les derniers nés, attestaient la fécondité lamentable des meurt-de-faim. Les hommes, debout, interrogeaient l’horizon comme pour pénétrer le destin caché là-bas, dans les brumes opaques qu’amassait la nuit tombante. L’inquiétude assombrissait quelques fronts. Mais la plupart étaient gais, enivrés d’une espérance, résolus au suprême effort, la volonté tendue vers le mystérieux lointain. Si noir était le passé que l’incertitude même de l’avenir apparaissait radieuse. Il y avait dans presque tous les regards le rayonnement de l’illusion. Parmi les cris des marmots, éclataient des voix ardentes, des rires joyeux, des chants d’allégresse. Un Italien jouait de l’accordéon ; une jeune Espagnole dansait, resplendissante de beauté, de grâce et de passion… C’était une cacophonie merveilleuse où les sons, les voix, les âmes se confondaient, se soutenaient dans un besoin de fraternité humaine, un formidable salut à l’espérance.
Où allaient tous ces pauvres êtres ? Trouveraient-ils en d’autres mondes une existence moins cruelle ? La plupart ne faisaient que changer leur malheur d’épaule, et c’était là peut-être l’unique cause de tant d’allégresse.
Mais un chant bizarre, qu’il n’avait jamais entendu, un chant dolent, monotone comme l’infini, vague comme la plainte du vent dans le désert, lointain comme la fatalité et qui, plus que tout, exprimait le néant des volontés humaines, la soumission au destin, arrêta l’attention d’André Laurel.
Il se retourna et vit un musulman. Il aurait cru que ce chant venait de très loin, des espaces incommensurables, et le chanteur était là, tout près. C’était ce musulman. Assis, les jambes croisées, dans une immobilité de pierre, il jetait sa complainte lente à l’immensité. Son regard immuable ne voyait rien, ne disait rien, qu’une insouciance dédaigneuse, un détachement universel, l’acceptation passive d’une force secrète et souveraine qui dirigeait le monde vers des fins ignorées et contre laquelle luttait inutilement toute l’énergie des hommes.
Il s’appelait Si-Mohamed ; c’était tout ce qu’on savait de lui. Son silence même révélait son mépris pour tous ces gens qui travaillaient, s’agitaient, s’inquiétaient, ces Européens ambitieux, avides d’argent ou de gloire, et qui faisaient de leur vie une éternelle bataille… Est-ce qu’on ne mourait pas aussi dans leurs pays ? Le grand mouvement d’action qui entraînait le monde civilisé lui semblait aussi vain que les lames de l’océan se brisant contre les rochers et s’envolant en poussière d’eau. Pourquoi tant de hâte et vers quel but ?… Il n’avait, lui, pour répondre à tout, que deux mots : Rabi Gibou, Mektoub. Le premier le dispensait d’agir et de prévoir, le second de rien regretter ; l’un signifiait : Dieu y pourvoira ; l’autre : c’était écrit.
André Laurel, en présence de ce personnage, sentit un moment sa foi chanceler. Celui-là n’était-il pas le seul sage qui ne tentait pas de résister, qui opposait aux événements la sérénité du fataliste ? Que pesaient nos calculs, nos prévisions, auprès de l’immense inconnu ? Le terrible « à quoi bon ? » le traversa comme un frisson, et il s’éloigna en s’efforçant d’arracher de son cœur les premières racines qu’y poussait le scepticisme.
Au milieu d’un groupe, se dressait la stature colossale de Marzouk, le champion des luttes à mains plates. Il racontait d’une voix rageuse comment on l’avait chassé tout à l’heure du salon des premières, où il s’était aventuré sans savoir : et il en décrivait le luxe, la splendeur dorée. Rien n’était trop beau pour les bourgeois. Eux, les émigrants, on les parquait là, comme un troupeau de bétail… Ah ! quand donc les misérables se révolteraient-ils ? Ils étaient les plus nombreux, les plus forts. Ils n’avaient qu’à vouloir, ils s’empareraient du navire, ils seraient les maîtres… Comme on ne l’écoutait pas, il se tut, l’air sombre et farouche d’une brute domptée, prise par les liens de fer d’une formidable organisation sociale.
André Laurel s’en revint lentement. Il était anarchiste aussi, mais d’une autre façon que Marzouk. Les paroles de haine et de vengeance troublaient sa généreuse conception d’un monde selon son cœur, affranchi des vieilles servitudes, des codes, des lois, de toute autorité. Les soupirs du grand large et le remous des flots se brisant contre les flancs du paquebot, adoucissaient sa rêverie naïve, où irradiait, dans les lointains de l’idéal, l’ère de liberté et de fraternité universelle.
L’accordéon, au loin, avait cessé sa mélodie dolente. La nuit maintenant était tout à fait tombée, une de ces nuits ardentes et calmes du mois d’août où la lune apparaît tard. L’Eldorado n’était plus qu’une grande masse d’ombre fuyant dans l’obscurité phosphorescente. Seul, le salon des premières resplendissait.
C’était l’heure du thé. Plusieurs passagers s’étaient déjà retirés dans leurs cabines ; les autres s’attardaient à causer, confortablement assis autour de la longue table. Par un coin de rideau levé, André Laurel se prit à observer ces bourgeois que sa présence scandalisait ; il ne lui parut pas que les émotions du voyage eussent haussé d’un degré le ton de leurs pensées familières. Leurs faces veules exprimaient la satiété, la paresse de vivre, l’ennui d’une existence rance, que traversaient seulement des éclairs de luxure.
Il détourna les yeux et se remit à errer, en proie à cette vague exaltation que soulèvent dans l’âme les soirs de rêve. Il y avait çà et là des coins de silence et de mystère. On n’entendait que le bruit sourd et cadencé de la machine, imprimant au navire une trépidation continue.
Une silhouette fine glissa dans les ténèbres. C’était Myrrha dans une toilette toute blanche. Elle alla s’accouder sur le bastingage, à l’arrière du pont, et demeura là, immobile, fascinée par le sillage d’argent que créait le tournoiement de l’hélice et que des reflets lumineux criblaient de perles d’or. Une autre ombre parut, s’approcha, une voix murmura : « Myrrha, c’est toi ? Je te cherchais partout… Quelle imprudence ! Tu sais bien que le docteur t’a défendu… Ne crains-tu pas de prendre mal ?… Viens, je t’en supplie. — Non, laisse-moi, répondit-elle, je vais très bien, je suis heureuse, il fait si bon, ce soir ! » Il y eut encore des phrases échangées ; puis la vieille parente, lasse d’insister, se retira ; la jeune fille resta seule. André Laurel fut tenté de l’aborder. Quelque chose de mystérieux et de doux l’attirait vers elle, l’intuition d’une pensée proche de la sienne. Mais la crainte d’être indiscret et cette timidité qui naît d’un sentiment plus profond que le désir le retinrent sur place, l’âme soulevée d’une émotion inattendue.
Près de là, un chuchotement doux se percevait à peine. C’étaient Armand Reboul et Mme Rolande qui causaient.
— Malheureux, disait-elle, qu’avez-vous fait ? Oh ! quelle folie ! Que vous me rendez malheureuse !… Ne craignez-vous pas de me perdre ?
— Pardonnez-moi, balbutia-t-il, je vous aime. La vie sans vous m’était si amère !… Ma folie est d’avoir voulu réparer l’injustice du destin qui nous a séparés, quand nous étions faits l’un pour l’autre.
— Il est trop tard, soupira-t-elle. Je ne suis plus libre… Qu’attendez-vous de moi ? Que je trompe mon mari, que je trahisse mes devoirs, que je me jette dans une aventure dont nous ne pouvons prévoir l’issue ?… Non, mon ami, on ne recommence pas la vie, à mon âge, on ne se libère pas ainsi du passé, il nous enchaîne par trop de liens, trop de souvenirs, trop d’obligations.
— Qu’importe, dit Reboul d’une voix ardente, si nous nous aimons ! Qu’importent ces liens, ces devoirs que nous impose un ordre social hypocrite, si nous nous suffisons à nous-mêmes !
— Mon ami, répondit Mme Rolande, êtes-vous sûr que nous serions heureux ? N’avez-vous pas assez vécu déjà pour savoir que l’idéal réalisé est souvent tout près du malheur ? Je ne puis douter de votre sincérité, la preuve que vous m’en donnez est trop grande, mais quand on aime, on n’imagine pas qu’on pourra ne plus aimer, et c’est le caractère de la passion de se croire éternelle… Vous dites que nous étions faits l’un pour l’autre. Supposez que vous m’ayez épousée ; nous aurions aujourd’hui dix ans de ménage, et vous ne me tiendriez pas le même langage. Nous serions peut-être maintenant de bons amis, et ce serait bien beau ; peu de mariages d’inclination finissent aussi bien.
— Comme vous me parlez, murmura-t-il, que vous êtes cruelle, que vous me faites souffrir à votre tour !
— Je vous parle en femme sensée, répondit-elle, et qui voudrait vous épargner dans l’avenir le remords d’une irréparable folie, dont je serais justement châtiée, car j’en aurais été cause. Les erreurs que les hommes nous pardonnent le moins sont celles que nous n’avons pu les empêcher de commettre. Puisque vous êtes les plus forts, il faut bien que nous soyons les plus sages… Ouvrez les yeux, remarquez tous ces couples qui semblent traîner avec lassitude la chaîne qui les unit ; la plupart se sont aimés autrefois, avaient cru qu’ils étaient nés l’un pour l’autre, et ils étaient aussi sincères que vous l’êtes en ce moment ; mais les années ont passé, l’illusion s’est dissoute, l’intimité a séparé ces deux êtres que l’éloignement avait rapprochés, qui croyaient se comprendre parce qu’ils s’ignoraient… Permettez-moi donc, mon ami, de ne pas briser votre avenir. Si vous m’en croyez, vous reviendrez en France par le prochain courrier. Cette traversée ne vous en paraîtra que plus charmante, car il n’est pour l’amour-propre de plus grande satisfaction que d’avoir échappé à une faute. Vous aurez fait un très beau voyage, vous aurez vu des pays nouveaux, et vous m’en garderez un bon souvenir. Puis, vous raconterez plus tard à vos amis une aventure romanesque qui avait pu si mal finir et qui se sera dénouée à la façon d’un aimable vaudeville.
— Si tout le monde raisonnait ainsi, dit Reboul, on fuirait toujours le bonheur, sous prétexte qu’il ne saurait être éternel… Non, ce n’est pas cela qui vous retient, mais tous les vains préjugés sociaux, la peur de l’opinion et le respect d’une morale qui vous rend prisonnière d’un homme que vous n’aimez pas, car, je le sais, vous avez été mariée contre votre gré.
— Et vous voudriez m’affranchir ? dit-elle avec une nuance d’ironie.
— Oui, d’une erreur qu’une loi inhumaine prétend rendre définitive… N’a-t-on pas le droit de se tromper, et ce droit ne comporte-t-il celui de réparer l’erreur, quand elle est reconnue ?
— Mon ami, répliqua Mme Rolande, permettez-moi de ne pas penser comme vous. Je redoute cette liberté que vous envisagez comme le plus précieux des biens. Qui sait quel usage nous en ferions et que de maux en naîtraient ? Ah ! nous regretterions bientôt cette morale surannée et cette servitude qui vous pèsent, car la liberté absolue que vous rêvez engendrerait une servitude pire… Félicitons-nous de ces chaînes que nous sommes impatients de rompre et qui nous libèrent peut-être.
— Moi, dit Reboul, je maudis tous ces liens qui nous empêchent de vivre notre vraie vie. Pourquoi vous rendre esclave du passé ? Il est une morale supérieure aux lois, aux préjugés, c’est celle qui nous commande de saisir le bonheur qui s’offre à nous. Ce serait une affreuse injustice qu’après vous être donnée à un homme que vous n’aimiez pas, vous ne puissiez plus accepter un amour vrai, sincère et profond.
— N’attendez pas de moi, mon ami, répliqua-t-elle, le bonheur que vous vous promettez, il serait de trop courte durée. Je ne suis plus à l’âge où la passion a l’excuse de la jeunesse et de l’ignorance.
— Je vous aime, reprit-il d’une voix frémissante, je n’ai vécu que pour vous. Sans vous, il n’est plus pour moi d’existence acceptable… Je vous adorerai, vous serez mon culte éternel.
— Enfant ! soupira-t-elle, vous me maudiriez bientôt, si j’avais la faiblesse de vous céder. J’ai quelques années de plus que vous, j’ai trop vécu pour partager vos illusions, vos rêves romanesques… Vous cesseriez bien vite de m’aimer !
— Jamais, je vous le jure !
— Les serments d’amour reposent sur du sable… Oubliez-moi, je vous en conjure ! Il est tant d’autres femmes plus jeunes, plus belles et qui sont libres !
— Il n’est pas en mon pouvoir de renoncer à vous.
D’une voix douce, tranquille et comme irrévocable, elle prononça :
— Soyons amis, rien qu’amis. Cela pourra durer toujours, et nous n’aurons jamais ni regret, ni déception, ni remords.
Elle retira sa main qu’il avait prise et qu’il pressait sur ses lèvres. La lune s’était levée, répandant à l’entour une clarté indiscrète. Ils parlaient plus bas, on ne distinguait plus qu’un confus murmure.
André Laurel s’éloigna ; ses pas le ramenèrent à l’avant du navire, dans le quartier des émigrants.
Beaucoup, enveloppés de couvertures, dormaient là, sur le pont, à la belle étoile et à la dure, comme sur un champ de bataille. Des ronflements, des souffles lents et pénibles, semblables à des râles, aggravaient le silence jusqu’au tragique.
Le long du bastingage, une ombre errait, d’une allure suspendue de fantôme, dans cette solitude vivante, comme une âme inquiète et mélancolique veillant sur le sommeil de cette humanité misérable. Parfois, elle s’arrêtait, prenait en grandissant une raideur spectrale. Et, brusquement, la lune rougeoyante éclaira un maigre profil de femme, un de ces visages où le destin a mis son baiser inexorable. La bouche avait gardé dans ses plis la trace d’un sourire machinal et professionnel, tandis que le regard très las révélait une expérience résignée des choses. Sa chevelure dénouée, coulant sur les épaules, accentuait l’air d’abandon et de renoncement qui suintait de sa personne ; tout en elle annonçait l’exilée, la flétrie, douloureuse de tous les vices dont l’alluvion avait passé sur elle, de toutes les peines et de tous les remords qui avaient, un instant, bu sur ses lèvres la volupté de l’oubli.
On la nommait Lola. C’était une de ces pauvres filles, usées déjà dans les travaux forcés à perpétuité de l’amour, et qu’un trafic infâme envoie, de par le monde, peupler les bagnes de la prostitution.
André Laurel s’approcha.
— Bonsoir, dit-il simplement.
Elle répondit de même, méfiante d’abord :
— Bonsoir.
— Où allez-vous ? questionna-t-il.
— A Buenos-Ayres… Et vous ?
— Moi, je ne sais… A Buenos-Ayres ou ailleurs, peu m’importe, pourvu que ce soit loin, très loin. Je m’arrêterai là où l’atmosphère me semblera respirable… J’ai quitté la France et ma famille pour toujours.
Elle le regarda, surprise, intéressée tout à coup, moins par ce qu’il disait que par son accent de sincérité, sa figure fine et distinguée, d’une touchante jeunesse qui contrastait avec le ton désabusé de ses paroles.
— Pour quelle cause ? demanda-t-elle.
— Parce que j’en avais assez !
— De quoi ?
— De leurs mensonges, de leurs masques, de toute l’hypocrisie sociale.
— Vous êtes un révolté ?
— Oui. Il n’y a de dignité vraie et de grandeur que dans la révolte. Je ne veux pas me soumettre, être lâche : je veux être libre et vivre selon ma conscience.
— C’est donc que vous êtes riche ?
— Non.
— Pourtant, vous êtes, comme on dit, un fils de famille. Ça se sent… Alors, ce sont vos parents qui ont du bien ?
— Qu’ils le gardent. Je gagnerai ma vie.
Elle l’interrogea de nouveau et il en vint à tout dire, son histoire entière et ses rêves d’apôtre. Elle l’écoutait, silencieuse et grave, en le fixant de ce regard qui dénonçait une science inquiétante des choses.
— Gosse ! gosse ! fit-elle enfin, envahie d’une pitié subite. Va, retourne chez toi… Quoi que tu veux faire ? Changer le monde ? Faudrait voir d’abord à changer le cœur des hommes !… L’anarchie, la société sans loi, sans gendarmes, que tu rêves, ah, oui ! ça ferait du propre !… Pauvre petiot, t’as trop de sentiment, tu serais trop malheureux, tu ne connais pas les hommes. Va, gosse, rentre dans ta famille, qui sera bien contente de te dorloter encore. C’est un bon conseil que je te donne.
Et elle disparut, le laissant là, obstiné et songeur.