Eldorado : $b roman
LIVRE DEUXIÈME
I
Armand Reboul cherchait vainement à s’endormir. Une lecture commencée n’avait pu le distraire de ses obsédants désirs ; il avait repoussé le livre et, emprisonné dans son étroite couchette, s’essayait à mesurer le temps aux pulsations de son cœur. Une fureur le prenait de ne pouvoir rien contre l’insomnie persistante. Le meuglement énorme et grave de la sirène, qui troublait les ténèbres à chaque minute, l’arrachait à ses somnolences et le rejetait, fiévreux, dans des convoitises ardentes, des rêves désordonnés, perpétuant en lui une agitation stérile.
Il ne pouvait penser qu’à Mme Rolande. Son image le hantait sans répit. Depuis deux jours qu’il faisait si mauvais temps, elle devait être couchée comme lui, et si cet horrible tangage durait, il risquait de ne plus la voir jusqu’à la fin de la traversée.
Soudain, la sirène eut un cri d’alarme si lugubre, si déchirant, si prolongé, qu’il se leva pour voir à travers le hublot de sa cabine. Il devait y avoir une brume épaisse… Mais non, la nuit était claire, la lune brillait dans un ciel sans nuage, et la mer, bien que toujours très grosse, semblait se calmer un peu. Les vagues paraissaient moins hautes. Seulement, le vent chassait vers tribord une fumée noire et dense où scintillaient des étincelles… la fumée de la machine, sans doute. Et il ne s’inquiéta pas davantage.
Mais, brusquement, une rumeur vague, inexplicable à cette heure avancée, où tout dormait à bord, lui fit prêter l’oreille et retenir son souffle. Sûrement, il se passait quelque chose d’extraordinaire. Il fut un moment inerte, le cœur battant, les yeux grands ouverts et fixes. Le tumulte se rapprochait. Au-dessus de sa tête, sur le pont, c’était un bruit étrange, un piétinement de foule qui se rue. La sirène maintenant hurlait sans discontinuer. Enfin, tout près, à la porte même de sa cabine, Armand entendit ce cri d’épouvante :
— Le feu !… Il y a le feu à bord !
— Le feu ! Le feu ! répétèrent d’autres voix.
En un clin d’œil, Reboul s’habilla, et il négligea de prendre sa ceinture de sauvetage… A quoi bon ! on était en plein océan, à mille lieues des côtes ! Et il s’élança au dehors, gardant sa présence d’esprit, voulant d’abord se rendre compte du danger.
Toutes les cabines s’ouvraient. Des hommes, des femmes, à demi-vêtus, en sortaient blêmes, hagards, surpris au milieu de leur sommeil par la nouvelle du sinistre, comme par quelque affreux cauchemar, et tellement étranglés par la peur que les mots leur restaient dans la gorge ; ils ouvraient la bouche et demeuraient muets. Le tangage les jetait les uns sur les autres, et ils avançaient en titubant, pêle-mêle, vers l’escalier qui montait au salon des premières. Quelques-uns étaient en manches de chemise, les chevelures dénouées coulaient sur les épaules des femmes. Il fallait que la situation fût bien grave, aucun officier du bord ne se trouvant là pour empêcher ce désordre et rassurer les passagers.
Elle l’était, en effet. Le feu s’était déclaré, à huit heures du soir, spontanément, dans des colis contenant des produits chimiques arrimés sur la partie avant du pont couvert-milieu. Le commandant Lagorce avait aussitôt fait mettre en action toutes les pompes à incendie du bord. Un moment il s’était cru maître du feu. Mais l’eau et le travail d’extinction avaient amené le désarrimage partiel des colis, et depuis, malgré tous les efforts, l’incendie excité par la tempête se propageait. Le charbon contenu dans les soutes s’était enflammé. La lutte continuait, tout l’équipage déployant une énergie héroïque, les mécaniciens allumant les chaudières pour actionner les pompes, les matelots s’efforçant à noyer la cargaison, tandis que d’autres s’apprêtaient déjà à mettre les embarcations à la mer. Mais deux d’entre elles, et justement les deux grands canots, venaient de se briser et partaient à la dérive. Vers minuit, le commandant Lagorce, debout sur sa passerelle, très grand, très brave, jugeait la situation presque désespérée. Cependant, on pouvait combattre encore pendant plusieurs heures, peut-être jusqu’au lendemain. Et deux chances de salut s’offraient : la rencontre d’un navire ou l’échouement sur un rocher perdu, nommé Abrolhos, qui se trouvait à quatre-vingts milles de là, environ, au sud-ouest. Le commandant s’étant arrêté à cette dernière résolution, l’Eldorado, après avoir viré de bord, faisait route à toute vapeur, tous ses fanaux éclairés, vers ce roc désert, tandis que sa sirène, dans l’espoir d’être entendue par quelque autre paquebot, continuait à beugler formidablement dans l’ouragan et l’immensité des ténèbres.
Armand Reboul, cherchant une issue, s’était enfoncé dans un couloir obscur qui communiquait avec les secondes classes. Là encore, une foule s’écrasait, des poings se heurtaient à d’invisibles murailles, comme si tout le salut eût dû venir de leur écroulement, et des cris atroces sortaient de ces profondeurs d’ombre. Une folie contagieuse de terreur hurlait par trois cents bouches l’effroi de l’obscurité et de la mort. Pendant quelques minutes, Armand tenta vainement de se frayer un passage. La tourbe délirante le cernait, l’entraînait, il ne savait où. La clameur s’entrecoupait de phrases hachées où se mêlaient tous les idiomes. De toutes parts, on accourait, des femmes, des enfants, des familles entières se tenant par les mains pour ne point se séparer. La confusion devint inouïe. Des formes croulèrent, meurtries, au bas d’un étroit escalier très raide, et pour en gravir les marches, d’autres formes piétinèrent des poitrines.
Enfin, d’un bond, Reboul se trouva sur le pont. C’était l’air, un peu moins de nuit, et il allait savoir ! Pour l’homme de courage, le danger affronté devenait moindre. Mais le chaos et la panique étaient tels qu’il lui fut impossible de rien distinguer. Les émigrants, chassés par l’incendie qui gagnait l’avant du navire, avaient envahi l’arrière et se mêlaient aux passagers de première et de seconde. Ils étaient là plusieurs centaines, des grappes humaines s’accrochant les unes aux autres, le long des chaloupes que des mains brutales et maladroites voulaient déjà saisir. Des bras se tendaient vers le ciel. Ceux-ci pleuraient, ceux-là juraient ; deux Siciliennes insultaient la madone, et, contre la coupée de babord, deux hommes s’assommaient furieusement, tandis que, près d’eux, un Italien se lamentait, répétant d’une voix gémissante : Non voglio morire, non voglio morire ! Je ne veux pas mourir, je ne veux pas mourir !
Les femmes tenaient des marmots dans leurs bras. Les familles cherchaient à se grouper ; des noms, des appels éperdus étaient jetés dans le vacarme :
— Giovanni !
— Corelia !
— Robert !
— James !
— Gaëtano !
Des noms de tous les pays ! Les émigrants se montraient actifs. Les passagers de première, habitués à se faire servir, semblaient se demander s’ils n’étaient pas la proie d’un abominable cauchemar et demeuraient inertes au milieu de la cohue, comme par peur de s’assurer qu’ils ne dormaient plus, qu’ils vivaient en pleine réalité.
Soudain, Reboul se prit à trembler. « Xanie ! » cria-t-il. Dans le premier moment, il avait cédé à cet instinct de conservation qui pousse à la fuite, et maintenant il se sentait honteux devant lui-même. Avant tout, il lui fallait la retrouver, l’emporter, et si la mort était au bout de l’étrange aventure, ce serait la mort pour tous les deux, la mort dans un baiser, dans le spasme de la possession ; car elle l’aimait, elle ne se refuserait pas, à l’instant suprême, au bord du néant. La pensée du mari ne lui vint même pas, tant il lui parut que la gravité des circonstances devait supprimer cette barrière sociale, toutes les servitudes, tous les préjugés encombrants et maudits. Désormais indifférent à tout ce qui n’était pas elle, il redescendit, retraça ses premiers pas le long du couloir obscur, compta trois portes, dut se colleter dans la nuit avec des gens qui obstruaient la quatrième, celle de la cabine de Mme Rolande. Peut-être s’y trouvait-elle encore. Il ouvrit et appela fébrilement :
— Xanie ! Xanie !
De ses mains hésitantes, il tâta la couchette vide… Personne !… C’est que déjà elle était sur le pont. Debout, l’une des premières, elle avait sans doute réussi à gagner l’escalier. Sans doute aussi le cherchait-elle. Il avait été stupide de perdre ainsi son temps… De nouveau, il se précipita au dehors.
— Xanie ! Xanie !
Une femme s’accrocha au pan de sa veste ; la gorge nue, les cheveux en désordre.
— Sauvez-moi ! sauvez-moi !… Toute ma fortune est à vous !
C’était Mme Larderet. Il la repoussa d’un geste violent, et lui-même fut brutalement jeté de côté par un corps énorme qui brandissait des poings menaçants. Armand ne reconnut pas Marzouk. La terrible brute écrasait tout sur son passage, et il devait avoir son idée de derrière la tête, quelque projet sinistre, car il fouillait les cabines, s’emparait des objets précieux, surtout des armes. Et il pouvait bien tout se permettre, nul, dans le désarroi général, ne prenant garde à son manège.
Reboul se retrouva sur le pont. Pour la dixième fois, il lança dans la foule son appel désespéré :
— Xanie ! Xanie !
Une autre voix, presque à ses oreilles, cria, frémissante d’angoisse :
— Myrrha ! Myrrha !
André Laurel, de son côté, cherchait en vain Myrrha, au milieu de la mêlée hurlante. Si, par malheur, la jeune fille se trouvait là, ces brutes allaient la renverser, la piétiner, car l’égoïsme déchaîné ne respectait, n’épargnait plus rien ; la bête humaine traquée par l’épouvante apparaissait dans toute son horreur… Non, Myrrha était seule, en quelque coin d’ombre. La mer avait dû lui sembler moins redoutable que les hommes. André se mit à explorer le navire.
Mais une panique plus grande se produisit. De nouveaux cris de terreur se répercutèrent de distance en distance :
— Les bœufs ! voilà les bœufs !… Gare, gare !… Écartez-vous !
Ce fut une violente bousculade en arrière… Quelques bœufs parqués à l’avant du paquebot, foyer de l’incendie, avaient réussi à rompre leur barrage et parcouraient le pont dans un galop furieux, tête baissée, les cornes menaçantes, fonçant contre un ennemi invisible et mystérieux dont ils sentaient l’invasion et qui déjà leur avait grillé un peu le poil. Trois hommes n’ayant pu se garer à temps, furent culbutés. Les énormes bêtes, lâchées dans les ténèbres, affolées par les flammes, la tempête et le sifflement sinistre de la sirène, ravageaient tout sur leur passage. Plusieurs s’abattirent contre les obstacles les jambes cassées. Un jeune taureau fit un bond prodigieux, franchit le parapet, se précipita dans le vide, et la mer l’emporta. On ne mit pas moins d’une heure à s’emparer des autres. L’un d’eux avait pénétré jusqu’au salon des premières et s’était arrêté là, étonné, n’en voulant plus à personne, heureux de se sentir à l’abri. Et il poussa un beuglement grave comme pour témoigner sa surprise et sa satisfaction. Un matelot s’approcha, lui fracassa le crâne d’un coup de massue et le laissa là, étendu, monstrueux, le mufle saignant sur un tapis, les yeux grands ouverts, pleins de sérénité.
L’incendie gagnait toujours, bien qu’on eût jeté à la mer tous les alcools et toutes les matières explosibles enfermés dans la cale. L’Eldorado s’inclinait sur tribord, gouvernant avec peine. L’eau arrivait dans la chaufferie, emplissait à demi le château. C’était au moins une barrière que le feu ne franchirait pas. L’espoir commença à renaître un peu. Mais à l’avant, le pont brûlait. Le navire penchait de plus en plus. Il fallut percer un trou dans la paroi du château pour évacuer l’eau, et la chaufferie étant redevenue habitable, les mécaniciens rallumèrent les chaudières pour actionner les pompes. La lutte reprit ardente et farouche. Le paquebot se redressait lentement.
Tout à coup, ce fut une explosion formidable. Une immense gerbe de feu jaillit du milieu même du pont. Toutes les superstructures de la partie centrale s’effondrèrent.
Du haut de sa passerelle, le commandant Lagorce comprit qu’il était perdu, qu’il allait mourir d’une mort horrible. Les flammes, en effet, entouraient le bas de la passerelle, en dévoraient les échelles et montaient peu à peu jusqu’à lui. Un quart d’heure auparavant, il s’était retourné vers l’homme de barre et lui avait dit : « Va-t’en ! Sauve-toi ! » Lui restait à son poste. Maintenant, il lui était impossible de descendre. Dans quelques minutes, il allait sauter. Alors, très calme, d’une voix brève et forte qui dominait par instants le bruit de la rafale, il continua à donner des ordres.
A l’arrière, la terreur s’était accrue. C’était une course affolée de bâbord à tribord, de l’un à l’autre entrepont. Quelques-uns réclamaient à grands cris des ceintures de sauvetage au commissaire qui exhortait au calme et à l’espérance ; des femmes s’étreignaient en pleurant, d’autres tombaient en prière et les deux Siciliennes, qui naguère outrageaient la madone, l’imploraient à présent, lui demandaient pardon, se croyant au bord de l’éternité. La vie n’en défendait pas moins tous ses droits : parmi ces scènes déchirantes, des mères donnaient le sein à leurs marmots.
Reboul aperçut M. Rolande. Il était là, livide, transi par l’épouvante. Ce niais avait oublié sa femme et ne songeait qu’à lui. Armand lui-même se sentit fléchir. Aucun écho ne lui apportait la voix tant désirée. Peut-être y avait-il déjà des victimes et Xanie était-elle du nombre. Par amour, il eût été capable d’héroïsme, mais cette vaine recherche épuisait son courage. L’ironie du destin jetait sur sa route ceux dont le sort l’intéressait le moins. C’était le beau Danglar, si superbe dans les salons, maintenant défait et tremblant ; ou Conseil, le littérateur-conférencier, non moins lamentable ; ou Rienzo, le chef des Tziganes, entouré de sa petite troupe qu’il dirigeait encore dans cette lutte suprême pour la vie. Lola, toute seule à l’écart, restait silencieuse. Ses yeux, fixés sur l’océan immense et ténébreux où l’on meurt ignoré, loin de la vue des hommes, avaient gardé leur tristesse résignée, et ses lèvres souillées de tous les embrassements s’entr’ouvraient cette fois comme pour recevoir le grand baiser libérateur de la mort. La folie d’alentour ne la gagnait point. Elle n’avait aucun nom chéri à jeter dans ce tumulte, et parmi le déchaînement des égoïsmes, nul ne se souciait de la sauver.
M. Gallerand, l’ancien colonel, passa, très crâne. Il avait devant la tempête et le feu, le même air que devant l’ennemi. C’était un homme d’esprit moyen et arriéré, mais d’une grande bravoure. La peur, il ne connaissait pas ça. Trois fois, en 1870, les balles allemandes l’avaient couché sur le champ de bataille, et il avait été si vaillant colonel qu’on n’avait jamais voulu le faire passer général.
Il venait de s’aventurer jusqu’au milieu du navire, pour mesurer le danger, et avait assisté à la mort du commandant Lagorce, impassible sur sa passerelle, s’obstinant à commander la manœuvre, tandis que ses vêtements commençaient à brûler. Le vieux soldat avait alors ôté son chapeau, et il était resté, la tête découverte, saluant l’héroïsme jusqu’au moment où la passerelle s’était écroulée dans le brasier.
Quand on avait vu ces choses, il n’était plus permis d’avoir la moindre défaillance, sans en rougir. Très droit, très brave, croyant que tout était perdu, le colonel redescendit dans sa cabine où il avait laissé sa femme.
Vis-à-vis d’elle, il avait à se reprocher quelques infidélités. Il avait été un homme comme les autres, mais il vénérait la compagne de sa vie, la mère de ses quatre enfants, la pieuse et vertueuse Mme Gallerand. Il voulait la rassurer, lui cacher la vérité.
Quand il parut, avant qu’il eût ouvert la bouche, elle tomba à ses pieds.
— C’est toi, c’est toi… Il faut que je te parle !… Il faut que je te parle !
Elle avait la figure convulsée, les yeux gonflés de larmes et d’effroi. M. Gallerand crut que sa femme était devenue folle.
— Voyons, du sang-froid ! fit-il en tremblant d’une émotion soudaine.
Et il voulut la relever. Mais elle se traînait à ses genoux, suppliante et accablée, les mains jointes.
— Il faut que je te parle ! répéta-t-elle… Il le faut !… Puisqu’il n’y a pas de prêtre ici, c’est à toi que je veux tout dire, avant de comparaître devant Dieu !
— Ma pauvre amie, ta raison s’égare dans cette nuit atroce, répondit M. Gallerand… De grâce, reviens à toi !… Si nous n’avons plus que quelques heures à vivre, ayons confiance en Dieu, car nous avons toujours été d’honnêtes gens. J’ai rempli tout mon devoir, tu as fait plus que le tien, notre conscience peut être tranquille… Subissons en chrétiens la grande épreuve.
— Non, non, je ne suis pas folle… Je suis une misérable, une misérable ! s’écria Mme Gallerand… la plus méprisable des créatures !… Écoute, écoute ! tu me tueras après, si tu ne veux pas attendre que la mer nous ait engloutis !… Je ne mérite ni ta pitié, ni ton pardon… Je suis une misérable !
Elle s’interrompit, suffoquée de sanglots, les mains crispées, et n’osant plus lever la face. Stupéfait, abasourdi, M. Gallerand se taisait maintenant, le front sabré d’une longue ride sombre.
— Eh bien, que veux-tu dire, parle ? fit-il enfin d’un ton bref.
Il y eut un nouveau silence. On n’entendait que le sifflement de la tempête et la plainte funèbre de la sirène. Mme Gallerand se prosternait plus bas encore, comme pour recevoir le châtiment imploré, le coup de grâce, la délivrance de son torturant remords, tandis que, de ses mains nerveuses, elle s’accrochait à la couchette pour ne point rouler sous les coups de tangage… Enfin, elle râla sa confession tragique.
— Tu m’as crue une honnête femme, une bonne épouse, une mère vertueuse… Ce n’est pas vrai !… Je suis une grande coupable… Je t’ai toujours, toujours trompé !… Depuis la première année de notre mariage, j’ai eu quatorze amants. Je t’ai trahi même avec ton meilleur ami ! Et ma vie n’a été qu’une hypocrisie, un continuel mensonge, une abominable imposture !… toi, tu étais bon, tu étais aveugle, tu ne te méfiais de personne, et j’ai abusé de tout cela, de ta bonté, de ta confiance, de ton aveuglement… J’avais cru qu’il valait mieux te laisser ton ignorance, mais je vais mourir, je vais être jugée, je ne peux plus me taire… Venge-toi, finis mon supplice, tue-moi !… La mort venant de toi, je l’accepterai avec joie, avec reconnaissance… comme une expiation !
M. Gallerand devint très pâle, puis il eut comme un sursaut de révolte contre l’affreuse réalité.
— C’est impossible, c’est impossible ! s’écria-t-il… Tu es folle… ou je rêve !
— J’ai dit la vérité, déclara-t-elle.
Le vieux soldat s’affaissa sur un siège et deux grosses larmes roulèrent dans le lacis de rides qui labouraient ses joues.
— O mon Dieu, ô mon Dieu, ô mon Dieu ! bégaya-t-il, qu’est-ce donc que la vie, qu’est-ce donc que l’humanité ?
Une confusion de ténèbres s’abattait en sa pensée, et ses paupières se baissèrent comme pour faire plus de nuit encore en toutes choses. Puis, lentement, malgré lui, il reprit conscience et questionna, d’une voix haletante :
— Et mes enfants, mes quatre enfants ?
Mme Gallerand garda le silence.
Il se redressa brusquement, terrible.
— Je veux que tu me répondes.
— Tu n’es le père d’aucun d’eux, dit-elle.
— Malheureuse ! proféra-t-il.
Sa main se leva comme pour frapper. Elle s’offrait à ses coups, la gorge nue.
— Frappe, tue-moi, implora-t-elle… Vois, je ne me défends pas… Tout me semblera juste.
Mais la main de M. Gallerand retomba, frémissante… A quoi bon, puisqu’ils allaient disparaître tous deux au fond de l’abîme !… Oh ! mourir, ne plus être, tout oublier !… Que le navire tardait à sombrer ! Combien de minutes encore à subir ce supplice, à contempler ce passé de honte, plus horrible cent fois que le gouffre de l’Océan ?
M. Gallerand avait rejeté sa ceinture de sauvetage, et tous deux, elle prosternée, lui debout, restaient muets, attendant la mort, la délivrance.
Les premières heures de l’aurore blanchissaient le hublot de la couchette. Il semblait que la tempête commençait à s’apaiser. Soudain, une longue clameur d’allégresse s’élança d’un bond, la sirène poussa un meuglement plus formidable, comme enflée d’espérance, et, dans le couloir qui longeait les cabines, des voix joyeuses éclatèrent.
— Sauvés !… Nous sommes sauvés !… Tout le monde sur le pont !
En même temps que l’aube, un vapeur venait d’apparaître à l’horizon. Il avait entendu l’appel de la sirène, il approchait.
Ce fut du délire. Mille bras se tendirent par-dessus le bastingage, vers le sauveur. On avait hissé tous les signaux de détresse, le pavillon de l’Eldorado était en berne et, monté sur les espars de la tente de dunette, un marin balançait un drapeau fixé à l’extrémité d’un manche de gaffe.
Le vapeur était un steamer anglais. Il grandissait à vue d’œil. Dans un quart d’heure il serait là… Hourra ! Hourra ! Hourra ! Le même cri jaillissait de toutes les bouches, on pleurait et l’on s’embrassait. Ceux-ci agitaient leur mouchoir, ceux-là leur chapeau, et les Siciliennes étaient retombées à genoux pour rendre grâce à la madone, jurant que, tout à l’heure elles l’avaient insultée pour la mettre à l’épreuve, mais qu’elle était la meilleure, l’Immaculée, la sainte des saintes, celle qui pardonne et qui sauve toujours !
Tout à coup, il sembla que le steamer anglais changeait de route et s’éloignait… Insensiblement, il s’effaça, puis disparut, emportant son crime de lèse-humanité.