← Retour

Eldorado : $b roman

16px
100%

LIVRE TROISIÈME

I

La Guyenne, le paquebot sauveur, ayant à son bord tous les naufragés de l’Eldorado, faisait route à toute vapeur vers les côtes de France.

Chacun avait naturellement repris son rang. La hiérarchie sociale se trouvait rétablie comme au départ de Bordeaux.

Sur le pont des premières, Danglar et Conseil, M. Gallerand et sa femme, les époux Avelard, Mmes Larderet, Bineau et Chabert, causaient posément, en gens du monde, dignes et graves. Un peu de malaise toutefois transpirait.

Il était temps qu’on s’expliquât franchement, la franchise étant toujours préférable. Tout le monde s’accordait sur ce point.

— Il faut bien le reconnaître, avança Danglar, nous avons été pris d’une sorte de vertige.

— On l’aurait été à moins, dit Mme Bineau… Je vous le demande, qui donc aurait gardé son sang-froid en ces jours d’épouvante ?

— Personne assurément, confirma Mme Chabert, n’importe qui aurait perdu la tête.

— Nous avons vécu un affreux cauchemar, déclara Conseil. Aucun de nous ne savait ce qu’il faisait, et il faut s’étonner seulement que nous ne soyons pas devenus fous. Nous n’étions plus responsables de nos actes.

— C’est vrai, je n’avais plus conscience de moi-même, avoua Mme Bineau.

— Quant à moi, pour vous dire toute la vérité, affirma Mme Larderet, je ne me souviens de rien. Il me semble que j’ai fait un de ces mauvais rêves qu’on cherche en vain à reconstituer à son réveil et dont il ne reste plus qu’un grand malaise, une sorte d’oppression… Vous avez dû éprouver cela aussi, n’est-ce pas ?

Cette fois, un gros silence régna. Deux personnes de l’honorable société présentèrent le dos à Mme Larderet, et Mme Gallerand attendit qu’elle eût pris quelque distance pour déclarer à son tour :

— Il paraît que j’ai eu le délire, et que je me suis accusée auprès de mon mari de choses abominables, autant qu’invraisemblables. C’est lui qui m’a appris cela… Jugez de ma stupéfaction.

— Et moi qui avais cru !… dit M. Gallerand.

— Tu n’avais pas non plus ta raison, mon ami.

— C’est bien certain.

— On a vu des gens dans le délire, prétendit Conseil, s’accuser de crimes qu’ils n’avaient pas commis. Il en est des exemples historiques. Ainsi Voltaire, dans son Histoire de Charles XII, raconte qu’un quidam, dans un accès de fièvre chaude, ouvrit sa fenêtre pour crier au public qu’il était l’auteur de l’assassinat du roi de Suède.

— Et il était innocent ? demanda Mme Gallerand.

— Voltaire l’affirme.

— Tu vois, dit-elle en se retournant vers son mari.

— Oui, oui, fit l’ancien colonel.

Mais son front restait sombre ; il ne semblait pas absolument convaincu, un doute le tenaillait encore.

— Ah oui ! nous avons vécu des jours horribles, dit M. Avelard. Il vaut mieux n’y plus penser… Passons l’éponge.

— Ah ! pardon, intervint Danglar, il en est un qui s’est comporté d’une façon abominable et qu’il nous est impossible de ne pas dénoncer, à notre retour. C’est ce misérable Marzouk, cette brute immonde…

— Vous avez raison, interrompit Conseil et, pour ma part, je déposerai une plainte au parquet.

— Nous nous joindrons à vous, dit M. Avelard. Ce scélérat passera aux assises.

— Oui, oui, clamèrent-ils tous d’une même voix.

L’indignation et la colère avaient empourpré les visages. Tous maintenant se souvenaient, citaient des faits précis. Mme Chabert affirma que le monstre avait tenté de la violer.

— Il n’y a pas que vous, dit Mme Bineau.

— Comment, vous aussi ?

— Parfaitement !

L’indignation redoubla. Tous parlaient à la fois :

— Il faut qu’on le condamne… Il ira au bagne… Vingt ans de travaux forcés… Oui, ça vaut ça… La guillotine…

Marzouk parut. Il avait surpris les derniers propos.

— Hé ! dites donc, vous autres, fit-il ; comment donc que vous arrangez ça ?

Conseil se redressa.

— Vous ne nous faites plus peur, sachez-le.

— Vous ne relevez plus que des tribunaux, vous êtes un criminel, ajouta M. Avelard.

— Nous vous accuserons tous, vous ne resterez pas impuni, la justice suivra son cours.

Marzouk eut un ricanement épais. Il croisa les bras, promena sur l’assistance un regard insolent et tranquille.

— Alors, vous voulez bavarder, dit-il. C’est bien, moi aussi. J’ai des témoins : les hommes de l’équipage, les émigrants… On racontera toutes vos saletés, on lavera son linge sale devant les tribunaux, et on verra qui rigolera le plus… Eh bien, quoi ! vous ne dites plus rien, à présent ?

Tous, en effet, s’étaient tus, pâles, inquiets, hagards. Enfin, Danglar reprit la parole :

— Il est vain de récriminer, dit-il. Il faut raisonner, voir les choses comme elles sont. La vérité est que nous étions tous égarés, affolés, et cet homme ne saurait être plus responsable que nous. Le vertige l’avait gagné aussi… Soyons justes, n’accusons personne, car personne n’est coupable, et remercions la Providence de nous avoir sauvés.

Ce fut un revirement soudain. Tous approuvèrent. Oui, il fallait être juste. On n’avait rien à se reprocher les uns aux autres.

— La nature humaine a ses faiblesses et ses défaillances, dit Conseil, et il convient de lui faire un peu grâce.

M. Avelard tendit la main à Marzouk.

— Alors, c’est bien, fit celui-ci. Si vous gardez votre langue, je garderai la mienne. Ça vaudra mieux pour tout le monde.

Après quelques considérations d’ordre moral, on en vint à conclure que chacun avait fait son devoir.

— Vous raconterez tout cela à vos nombreux lecteurs, dit Mme Chabert à Conseil.

— J’y songe, en effet, répondit l’écrivain.

Déjà, il ruminait un bel article de revue sur le naufrage de l’Eldorado, et qui, vraisemblablement, retentirait dans le monde entier. C’était la gloire.

Cependant, Marzouk devenait soucieux en envisageant l’avenir. Qu’allait-il faire, à son retour ? Les luttes à mains plates étaient passées de mode. Il avait exercé une foule d’industries, toutes en désuétude, sauf celle de souteneur. Mais l’âge venait, et il était au bout de ses ressources. La compagnie lui rembourserait sans doute son passage ; peut-être aussi ouvrirait-on une souscription au bénéfice des naufragés. Mais après ?… Marzouk caressait un projet, celui de faire concurrence au pétomane, alors en pleine vogue. Ses entrailles grondaient continuellement. C’était le don. Il ouvrirait boutique en face et ferait de l’or, comme l’autre. Cela pouvait mener à tout, on ne savait pas. L’Homme-canon venait d’être élu député. La pétomanie, étant une carrière nouvelle, autorisait toutes les espérances, sous la troisième République. D’abord, gagner de l’argent. Le reste, les honneurs viendraient après, par surcroît. Marzouk avait foi en sa chance. Une chiromancienne lui avait prédit qu’il serait décoré.

Le commissaire de la Guyenne le rappela à la réalité, en lui intimant l’ordre de regagner le quartier des émigrants.

Mme Gallerand prit à part son mari. Tous deux s’éloignèrent pour causer. L’ancien colonel paraissait en proie à une idée fixe.

— Je sens que cela te tourmente encore, lui dit-elle.

Il nia.

— Mais non, je t’assure, c’est fini, je n’y pense plus, oublions ces choses.

Déjà, ils s’étaient expliqués longuement. D’abord, il l’avait repoussée rudement, refusant de l’entendre. Pour qui le prenait-elle ? Alors, elle avait feint l’ahurissement, jouant son rôle en grande comédienne, confiante en la candeur incomparable du pauvre homme. Et elle était parvenue à le convaincre, car il ne demandait qu’à croire, contre l’évidence même.

L’heure de sa comparution devant Dieu se trouvant retardée, Mme Gallerand s’était sentie soulagée du remords. Un prêtre l’absoudrait, quand il serait temps. Dès lors, pourquoi briser sa vie, la respectable devanture de son honnêteté bourgeoise ? C’était, en elle, un mélange d’hypocrisie et de superstition peureuse. Aussi bien, pensait-elle, l’humanité lui faisait presque un devoir de renouveler l’illusion bienfaisante qui avait créé le bonheur de son ménage, la quiétude de son mari.

M. Gallerand avait découvert en son amour-propre ces subtiles raisons qui déterminent la foi aveugle. Tout le passé, trente ans de vie commune pendant lesquels le soupçon ne l’avait même pas effleuré, ses enfants, mille souvenirs plaidaient l’innocence de sa femme. Il fallait croire envers et contre tout, sous peine de désespérer. Oui, Mme Gallerand avait eu un moment de folie. Plus il y réfléchissait maintenant, plus il en était sûr. D’ailleurs, ses quatre enfants lui ressemblaient d’une façon frappante ; ce n’était qu’un cri.

— Non, je n’en reviens pas, reprit-elle… Comment ai-je pu te dire une pareille chose ?

— Tu me l’as dite.

— Et tu l’as crue ?

— J’étais fou aussi.

— C’est drôle, quand on y pense.

— Oui, c’est drôle.

— Tiens ! nous ferions mieux d’en rire.

— Tu as raison.

Ils se regardèrent et partirent à rire.

— Bête ! fit-elle en lui tapant sur la joue.

M. Gallerand branla la tête comme un vieux cheval qu’une mouche aurait piqué. Un sang plus chaud circula tout à coup dans ses veines, et sa chair frissonna d’un regain de désir. Ils n’étaient plus jeunes, tous les deux ; lui avait dépassé la soixantaine. Les petites pirouettes ne lui réussissaient plus ; il en gardait mal aux reins pendant trois jours. Sa dernière tentative surtout avait été pitoyable ; il avait simplement, après s’être essoufflé, brûlé la politesse à Mme Gallerand… Tout de même, on pouvait essayer encore. L’atmosphère torride lui mettait un brasier dans le corps. Cette fois, il lui semblait qu’il allait faire feu partout, aussi vaillant que jadis, sur le champ de bataille… Il se pencha vers sa femme et murmura :

— Viens, rentrons dans notre cabine… J’ai un mot à te dire.

— Polisson ! roucoula-t-elle.

— Chérie ! soupira-t-il.

Et ils descendirent.

Sur le pont, la conversation continuait entre Danglar, Conseil, Mmes Chabert, Bineau et les époux Avelard, qui s’étaient réconciliés. Le souvenir du brave commandant Lagorce, mort sur la passerelle, au milieu des flammes, attendrissait les cœurs… Ah ! celui-là aussi avait fait noblement son devoir !

— Nous avons encore, dit Danglar, à déplorer la mort de deux lieutenants et de cinq matelots.

— Il est admirable de constater, remarqua Conseil, combien le sentiment de la responsabilité et du devoir élève la nature humaine, à certains moments.

— Oui, reconnut Mme Bineau, il est des heures, comme celles que nous venons de traverser, où l’on se sent capable de tous les courages, de tous les dévouements et de tous les sacrifices. N’avez-vous pas éprouvé cela ?

— Si, affirma Mme Chabert.

— Et vous ?

— Nous aussi, déclarèrent Danglar et Conseil. Mais j’avoue volontiers, ajouta galamment ce dernier, que les femmes sont encore plus vaillantes que nous, en maintes circonstances.

— Il existe en nous, observa M. Avelard, des facultés d’énergie, je dirai même d’héroïsme, dont nous ne nous doutons pas, en temps ordinaire.

Mme Bineau s’était penchée vers Mme Chabert, et toutes deux parlaient bas, en phrases courtes, indignées :

— C’est scandaleux !

— C’est intolérable !

— Il faut avertir le commissaire.

— Où est-il ?

— Je n’en sais rien.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Danglar.

Mme Chabert désigna Lola, qui s’était aventurée, sans savoir, sur le pont des premières.

— En effet, c’est par trop de sans-gêne, dit le diplomate… Je vais la chasser.

— Ne soyez tout de même pas trop brutal, prévint M. Avelard. Ces filles ont un rude coup de gosier… Évitez une scène.

— N’ayez crainte.

— Elle se croit encore sur l’Eldorado, fit Mme Bineau.

— Ah non ! c’est fini ! soupira Mme Avelard. Chacun à sa place, maintenant.

Danglar s’approcha de Lola.

— Que faites-vous ici ?

— Moi… rien, répondit-elle. Je regarde la mer… Ça vous offense ?

— Ce n’est pas votre place, retirez-vous.

— Pourquoi ?

— Votre présence scandalise ces dames.

Lola parut hésiter un instant ; un triste sourire d’ironie lui monta aux lèvres, puis elle s’éloigna sans rien dire. Elle comprenait bien que ces gens-là avaient besoin de retaper leur façade. Ils avaient encore du bon temps à vivre, étant riches. Pour elle, ça ne lui allait guère de retourner en France et d’être encore de ce monde. Elle eût préféré en finir. Lorsqu’elle avait vu arriver ce bateau, d’abord elle avait été contente, comme les autres, car on a beau être misérable, n’attendre aucune satisfaction, la mort trouble quand même. Après, elle avait regretté. Quoi faire, une fois débarquée ? Recommencer sa vie ? Oui, ou crever de faim ; il n’y avait pas d’autre choix… Ça lui semblerait peut-être plus dur, à présent que des pensées, des rêveries, des souvenirs et le grand souffle de l’océan l’avaient désinfectée des baisers anonymes, des haleines impures, des vices ou des crimes qui avaient cherché sur ses lèvres la volupté et l’oubli.

Dieu ! quelle croix, quel calvaire !… Elle erra longtemps, près d’une heure, espérant trouver quelqu’un, entendre une voix charitable. Son cœur se souleva tout à coup d’un plus grand besoin d’effusion, lorsqu’elle crut reconnaître la dame avec qui elle avait causé un instant l’autre nuit. C’était Mme Gallerand. Mais son mari était là. Tous deux venaient de remonter sur le pont. Le colonel devait avoir accompli quelque exploit, car jamais il n’avait paru plus fier, ni plus éreinté.

Lola attendit qu’il se fût éloigné, puis, ne voyant personne à l’entour, elle aborda Mme Gallerand. Celle-ci détourna la tête.

— Vous ne me remettez pas, dit Lola… C’est moi, vous savez bien, celle à qui vous avez parlé, l’avant-dernière nuit, sur l’Eldorado… Même que vous pleuriez en me demandant des choses que j’étais bien embarrassée de vous dire, si vous vous rappelez…

Mme Gallerand la toisa d’un de ces regards qui méprisent et qui repoussent.

— Vous vous trompez, déclara-t-elle.

— C’est donc que vous êtes consolée, maintenant, répliqua Lola… Bien, je suis contente de voir que tout s’arrange à la fin, pour les autres.

Mais elle ne put en dire davantage ; la dame avait déjà repris ses distances.

Le commandant de la Guyenne passa, très affairé, et il s’arrêta devant le groupe des passagers de première classe, pour les interroger.

— Mesdames et messieurs, prononça-t-il, je suis obligé de me livrer à une enquête pour établir mon rapport sur la catastrophe de l’Eldorado. Veuillez répondre aux questions que je vais vous poser.

— Très volontiers, dit Danglar.

— A vos ordres, commandant, ajouta Conseil.

— Eh bien, qu’avez-vous à déclarer ?

Danglar entreprit un long récit du sinistre.

— C’est bien, je vous remercie, interrompit le commandant, je suis déjà suffisamment informé sur tout cela, mais savez-vous d’autres faits qui mériteraient d’être signalés ?… Par exemple, quelqu’un de vous a-t-il été témoin d’actes de violence, de brutalité qu’on ne saurait passer sous silence et qui appelleraient une répression.

Tous se regardèrent, un moment indécis et inquiets.

— Non, dit enfin M. Avelard.

— Non, répétèrent Conseil et Danglar.

— Personne n’a donc à se plaindre ?

— Personne, répondit le diplomate au nom de tous.

— Alors, tout le monde s’est bien comporté ?

— Parfaitement, affirma Conseil.

— J’en suis heureux, dit le commandant… Messieurs, je vous remercie, c’est tout ce que je désirais savoir de vous.

Les brumes du crépuscule commençaient à resplendir à l’occident. La Guyenne glissait sans la moindre oscillation sur la surface unie de l’océan, avec une vitesse de dix-sept nœuds à l’heure. On devait être à Bordeaux, le surlendemain, à midi, si le beau temps durait. La joie renaissait à bord. Des sons d’accordéon, venus de l’avant du navire, avaient une douceur mourante dans la grande paix mélancolique du crépuscule. Comme d’habitude à pareille heure, Si-Mohamed, tourné vers le levant, faisait sa prière, en plein air, tantôt prosterné, tantôt debout, les bras dressés vers le ciel, bénissant Allah qui réglait toutes choses, dans sa parfaite sagesse, et dispensait le sage de prévoir ou de regretter.

Chargement de la publicité...