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Eldorado : $b roman

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III

André Laurel était affligé d’une grave infirmité : il croyait tout ce qu’il disait et tout ce qu’on disait. C’était une nature simple, droite et candide, avec des élans passionnés et des aspirations généreuses. L’éducation qu’il avait reçue n’avait fait qu’accroître ces inquiétantes dispositions. Comme la plupart des petits bourgeois, il avait grandi, jusqu’à l’âge de dix-huit ans, dans la plus complète ignorance des réalités sociales. Tout le monde autour de lui, ses parents et ses professeurs, s’étaient plu à l’entretenir dans ces illusions touchantes qui sont la grâce de l’enfance, à préserver sa jeune âme des amertumes de l’expérience. « On y voit clair bien assez tôt, et la vie se charge elle-même de vous déniaiser. » Mais les Laurel, en élevant leur fils, ne s’étaient même pas tenu ce raisonnement, ils n’avaient fait que suivre les communs usages.

Sous l’Empire, M. Laurel avait été un ardent républicain, comme on l’était alors, révolutionnaire jusqu’à admirer Marat, jusqu’à approuver l’attentat d’Orsini. Tous les jours, le petit André entendait son père déclamer contre les rois, les usurpateurs, les tyrans qui poussent les peuples sur les champs de bataille, sacrifient des générations entières à leur détestable gloire. Les lieux communs contre la guerre enflammaient sa verve. A la tête de l’opposition républicaine dans sa petite ville de province, il avait illuminé son balcon, quand l’Empire avait croulé.

Par sa mère, femme pieuse, André avait été imprégné de la morale évangélique. Son père n’y voyait nul inconvénient, se plaisant à répéter, après Camille Desmoulins, que le sans-culotte Jésus était le premier des républicains. D’ailleurs, bien qu’esprit supérieur, incrédule lui-même, M. Laurel déclarait respecter la foi religieuse chez autrui, attendu que, selon une parole fameuse, si Dieu n’existait pas, il eût fallu l’inventer — pour la masse. Car la masse avait besoin de croyance, d’espérance, de consolation… M. Laurel commençait à s’enrichir.

Plus tard, au collège, André avait appris l’histoire, qui vénère les héros morts pour la liberté. Les auteurs classiques, Plutarque, Tacite, Montaigne, Rabelais, Voltaire, Jean-Jacques, attisaient son âme contre les tyrannies, flattaient les tendances révolutionnaires qu’il tenait de son père. La Boétie s’était écrié : « Les grands ne sont grands que parce que nous sommes à genoux, levons-nous. » Pascal avait ridiculisé la guerre. Montesquieu sacrifiait l’idée de patrie à l’amour de l’humanité. « Tous les hommes sont frères, lui avait dit autrefois l’Évangile. — Tu ne tueras point, ordonnait la morale de tous les temps. » Parmi les auteurs contemporains qu’on ne lui interdisait pas, se trouvait Tolstoï. Il le lisait et l’admirait. Et Tolstoï ne voulait pas qu’on prît les armes contre ses semblables. Enfin, toujours et par tout le monde, ses parents et ses maîtres, André avait entendu dire qu’il faut obéir à sa conscience, mettre d’accord sa conduite et ses principes. Il atteignit ainsi ses dix-huit ans.

Cependant, M. Laurel, favorisé par le gouvernement de la République, avait rapidement escaladé les degrés de la carrière administrative. L’ancien communard venait d’être nommé préfet. Ses fureurs révolutionnaires, frénésie de la médiocrité, s’étaient apaisées. Il en souriait, à cette heure. « La jeunesse a tant d’excuses ! On devient raisonnable en vieillissant. » Riche, décoré, la vanité satisfaite, il condamnait les utopies dangereuses, se dressait en bourgeois respectable, gras et modéré, toujours républicain, contre les revendications sociales.

— Il changera, disait-il en parlant de son fils ; à son âge, j’étais comme lui, et j’aime mieux le voir ainsi. Ne pas être communiste à vingt ans prouve un manque de cœur, mais l’être encore à quarante prouve un manque d’esprit.

Aussi se montrait-il indulgent, ne prenant pas la peine de le contredire, lorsque, en sa présence, André, avec une conviction tranquille, soutenait les doctrines que lui-même hurlait jadis avec l’aigreur et la violence de l’ambition impatiente.

Mais, un jour, sa colère éclata. Très calme, André avait déclaré qu’il se refusait au service militaire. D’abord, M. Laurel entreprit de le ramener par la douceur.

— Voyons, mon garçon, tu ne parles pas sérieusement ?

— Si, mon père, répondit le jeune homme. J’ai longtemps réfléchi avant de prendre une telle résolution ; maintenant, elle est irrévocable.

— Que dis-tu ?… Mais c’est impossible… c’est insensé, tu ne feras pas cela !… Songe au désespoir de ta mère, à ma situation, à toi-même, malheureux enfant !

— J’ai songé à tout, répliqua André ; j’ai prévu vos objections, vos raisonnements, votre indignation, mon père, et j’ai décidé que j’obéirais à ma conscience.

— Tu veux donc déshonorer ta famille ?

— L’honneur, à mes yeux, consiste à ne pas désavouer ses convictions par ses actes.

— On te méprisera !

— Je le sais.

— Tu passeras pour fou !

— Que m’importe !

— On te traitera de lâche !

— Cela me prouve qu’il ne faut pas souvent moins de courage pour agir selon sa conviction que pour risquer sa vie sur un champ de bataille.

La fureur et la douleur agitaient M. Laurel comme un orage. Pour la première fois, il se sentit coupable ; ce malheur, c’était son œuvre ; il eut conscience que la responsabilité en retombait tout entière sur lui.

Des larmes lui montèrent aux yeux, il pleura.

— Pauvre enfant, pauvre enfant ! bégaya-t-il.

Puis, s’étant ressaisi, il parla d’abondance, se cramponna à des arguments comme un noyé à une bouée de sauvetage.

— André, écoute-moi, je fais appel à ton bon sens. En théorie, il se peut que tu aies raison ; en réalité, tu commets la plus grave des erreurs. Il est des exigences sociales auxquelles on ne saurait se soustraire sans causer des désastres autour de soi. Mon enfant, il faut voir la vie telle qu’elle est. Sans doute, ton idéal humanitaire est généreux ; la guerre est une chose abominable, tout le monde en convient, et je souhaite autant que personne l’abolition des armées permanentes, dont l’entretien constitue le plus écrasant des impôts. Mais n’est-ce pas là un mal nécessaire dans l’état social actuel ? Pouvons-nous demeurer sans défense en face de l’Europe armée et qui nous guette ? La guerre est partout dans la nature, elle existe aussi comme une fatalité inéluctable entre les peuples et les nations… A vingt ans, je pensais comme toi, je professais les mêmes utopies ; mais l’expérience et la réflexion m’ont désabusé, et j’ai fait comme tous les bons citoyens, j’ai servi ma patrie avec tout mon dévouement, toute mon intelligence… Conservons notre idéal, tout en nous soumettant aux circonstances qui dépassent notre volonté ; ne faisons jamais rien d’irréparable. Ton héroïsme, mon cher enfant, — car c’est ainsi que tu considères ta folle résolution — serait inutile et te perdrait !

— Mon père, répondit André, je souffre du chagrin que je vous cause, mais vous ne m’avez pas convaincu. Je pense, au contraire, que notre désarmement, loin de nous livrer aux convoitises de l’Europe, serait notre sauvegarde. Nous demeurerions, en paix, comme tant d’autres États, sous la protection des grandes puissances… Et à quoi nous sert cette armée, puisque nous avons cessé d’être les plus forts ? La gloire militaire nous a coûté trop cher. Patriote, je le suis à ma manière, en rêvant une France qui rayonnerait sur le monde civilisé par son génie et par sa sagesse… Mon acte ne sera pas inutile, il donnera l’exemple… Non, je ne ferai pas mon service militaire.

— Tu raisonnes comme un insensé, s’écria le père.

Leur premier entretien en resta là. Mais M. Laurel ne se tenait pas pour battu. Pendant un mois, André eut à subir les objurgations de la famille et des amis. Un prêtre même s’en mêla. « Vous aussi, lui répondit André, vous, le missionnaire de paix, le soldat du Christ, qui a dit : Celui qui se servira de l’épée périra par l’épée ! »

Le malheureux jeune homme n’y comprenait plus rien ; on lui avait toujours enseigné qu’il fallait obéir à sa conscience, mettre d’accord sa conduite et ses pensées ; on lui avait appris à admirer les héros et les martyrs de la foi, et tout le monde maintenant le désapprouvait, le traitait d’imbécile ou de fou ; d’autres l’accusaient de lâcheté ! C’était le plus grand nombre.

Alors, lui apparut la constante contradiction des actes et du langage ; et, comme quiconque est frappé soudain d’une grande déception, il s’exagéra le mal : « Tous ces visages sont des masques, pensa-t-il ; les convenances, les attitudes, les gestes, autant de grimaces. La noblesse des mots farde la bassesse des intérêts. La morale n’existe que dans les livres. La société entière repose sur l’imposture… Oui, tout ment : l’histoire, qui glorifie des héros qu’on persécuterait encore de nos jours ; l’enseignement qui fausse le sens de la vie, et les morts même, les morts couchés dans la terre, les mains jointes et suppliantes, tendues vers un paradis chimérique. »

Ce fut du désespoir, quand ce pessimisme délirant souffla sur son âme désorientée. Personne ne se trouva pour lui dire : « L’hypocrisie, cet hommage que le vice rend à la vertu, selon l’admirable définition de la Rochefoucauld, est un progrès social ; ne blâmons pas trop ce désir de paraître meilleur, cette pudeur qui s’efforce à dissimuler les difformités morales, car c’est déjà se rapprocher un peu de la vertu que de lui rendre hommage. »

Cependant, l’aventure du jeune Laurel s’était répandue dans la société bourgeoise et y causait du scandale. Les honnêtes gens, ceux qui jugent un homme sur ses opinions et non sur ses sentiments, lui consacraient une réputation de mauvais sujet. D’autres, indulgents, le qualifiaient de dégénéré, de fin de famille. Ses anciens condisciples, dès qu’ils l’apercevaient, s’écartaient prudemment, pour ne pas avoir à lui refuser la main, geste qui exige un certain courage. Lui-même fuyait le monde, car les rêveurs et les incompris ne sentent la solitude que lorsqu’ils cessent d’être seuls.

André ne rentrait plus chez lui que le soir, très tard, quand tout dormait à la maison. Partout et à toute heure, il vivait avec ses pensées, les illusions qui lui restaient fidèles, et ses grands yeux songeurs disaient la tristesse infinie des êtres qui se savent méconnus, calomniés non seulement par la société, mais encore, amertume pire, par leurs propres actes. Semblable, en effet, à ces poètes qui, avec de très beaux sentiments, composent de très mauvais vers, André, avec de très nobles mobiles, prenait de déplorables résolutions et commençait par faire le malheur des siens, en voulant le bonheur de l’humanité.

Il vécut, quelques mois, désabusé, égaré. Mais il était de ces âmes qui ne peuvent se passer longtemps d’un idéal et pour lesquelles le scepticisme n’est pas le mol oreiller dont parle Montaigne. Brusquement, il changea, devint un autre homme ; son regard prit un éclat singulier comme éclairé d’une aurore intérieure, un grand soleil qui se levait au fond de lui-même et qui l’éblouissait. Un livre lui avait découvert une religion nouvelle. C’était une œuvre de propagande anarchiste. Il s’enthousiasma pour cette utopie qui s’illusionne sur le cœur humain et en méconnaît les passions jusqu’à prétendre réaliser la fraternité universelle dans l’absolue liberté.

Un matin, André reparut devant son père, avec un visage dont l’énergie révélait une décision sans appel. Il dit d’une voix brève :

— Mon père, je vous fais mes adieux, je suis résolu à quitter la France ; je pars demain.

M. Laurel eut une secousse, comme s’il venait de recevoir un coup droit en pleine poitrine. Mais l’opinion qu’il avait de lui-même, la conscience de sa haute personnalité officielle, lui donnaient, aux moments graves, de l’assurance et de la dignité. Calme et sévère, il demanda simplement :

— Pourquoi ?

— Parce que, répondit André, ce milieu-ci m’est hostile ; je m’y sens à la fois détesté et paralysé, et je veux être libre, agir selon ma foi, vivre sans hypocrisie.

— Où iras-tu ?

— En Amérique.

M. Laurel garda un instant le silence. Son émotion se devinait au tremblement de ses lèvres. Il dit enfin :

— Je ne méritais pourtant pas cela !

Et sa pitié paternelle l’emporta tout à coup, lui inspira des paroles émouvantes et raisonnables, mais qui venaient trop tard et n’avaient plus d’autorité. On ne change pas un état d’esprit par quelques phrases, on ne renverse pas d’un souffle l’échafaudage de dogmes et d’erreurs qu’ont dressé dans une jeune intelligence dix ans de fausse éducation. M. Laurel sentait lui-même qu’il parlait en vain.

— Malheureux enfant, dit-il, tu n’as vécu que dans un rêve ; la réalité prendra sur toi sa revanche, et puisse-t-elle n’être pas trop cruelle ! Va à la découverte de ton paradis terrestre, qui n’existe nulle part, car les hommes sont les mêmes partout… C’est l’hypocrisie qui te révolte ? Elle t’apparaîtra peut-être un jour comme une nécessité sociale… C’est l’indépendance que tu désires ? Hé ! mon pauvre enfant, qui donc est indépendant ? Qu’est-ce qu’un individu dans le formidable engrenage de notre civilisation ?… Tu ne sais rien encore que par tes livres, et tout ce qu’ils t’ont enseigné, tout ce que t’ont dit tes maîtres, atteste seulement l’effort louable d’une éducation qui se propose de léguer aux générations nouvelles le patrimoine moral de l’humanité. Mais il te reste à acquérir la science de la vie, et ta naïveté m’épouvante… Veux-tu un exemple ? ajouta-t-il en prenant tout à coup un ton moins solennel : Regarde ta petite sœur qui nous est arrivée hier de sa pension avec la croix. « Pourquoi as-tu la croix ? lui avons-nous demandé. — Parce que je me suis bien tenue dans le rang », a-t-elle répondu. Eh bien, tout est là, il suffit de bien se tenir dans le rang, et toi, tu veux en sortir, tu prétends vivre en marge de la société… Prends garde ! tu seras broyé !

— Je préfère être broyé, déclara André.

— Allons, tu es un héros, fit ironiquement M. Laurel, mais tu n’en es pas moins mon fils ; tu as du sang de bourgeois dans les veines, tu changeras… Pars, puisqu’en attendant, tout conseil est inutile, puisqu’il n’est pas en mon pouvoir de te convaincre et de te retenir ; parcours le monde, apprends la vie à tes dépens, et reviens quand tu en auras assez… La maison paternelle te sera toujours ouverte.

Le lendemain, André Laurel s’embarquait sur l’Eldorado.

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