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Eldorado : $b roman

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LIVRE PREMIER

I

Parti de Bordeaux pour Montevideo et Buenos-Ayres, dernière escale de son voyage, l’Eldorado avait gagné la haute mer dans toute la gloire de sa toilette neuve et d’un resplendissant soleil d’août.

C’était un bâtiment superbe, long de cent trente mètres, sur douze de large, jaugeant sept mille tonneaux, réalisant tout le confort et tout le luxe des nouveaux grands transports maritimes qui relient l’Europe et l’Amérique. Élancé et gracieux, malgré sa masse énorme, il glissait sans secousse sur l’Océan uni et placide comme un beau ciel renversé. On était en route depuis quelques heures. Au loin, les côtes de France s’effaçaient dans la pourpre du couchant, qui magnifiait les flots de teintes ardentes.

L’Eldorado emportait cinq cents passagers, un ramassis de dix nations, représentant toutes les classes, toutes les professions, tous les milieux sociaux : une vraie ville flottante, avec son quartier riche et son quartier pauvre, ses boulevards, ses recoins, ses impasses, son faubourg misérable où s’entassait une cargaison grouillante d’émigrants, et ses étables, son abattoir, ses boucheries, toute une organisation compliquée, localisant la splendeur en première classe, l’aisance en seconde, et parquant la détresse en troisième, en une sorte de ghetto, à l’avant du navire.

A l’arrière, sur le pont supérieur, réservé aux passagers de première, la cité commençait à s’animer de ces sentiments confus qui naissent des longs voyages, où l’ivresse du départ, l’imprévu d’une vie nouvelle, se mêlant à la mélancolie du passé qui s’éloigne, rapprochent les âmes, provoquent des effusions, rendent l’homme plus sociable. Des groupes, çà et là, se formaient ; des propos quelconques préludaient aux causeries intimes.

Seuls, deux jeunes hommes, étrangers l’un à l’autre, semblaient se tenir volontairement à l’écart.

L’un se nommait André Laurel. C’était un grand garçon, blond, mince, d’apparence distinguée, avec des yeux à la fois ardents et candides, comme illuminés par le rêve. Il avait vingt ans et les paraissait à peine. La pensée qui le hantait le rajeunissait, car il était à cet âge où la pensée n’est encore que de l’illusion et ne cherche pas à sonder le mystère charitable que la nature a posé comme un voile sur des vérités désolantes. On eût dit qu’il regardait la mer, mais il ne contemplait que le monde idéal et magnifique éclos dans son imagination.

L’autre, Armand Reboul, avait un visage intense qui révélait une agitation profonde : il venait de commettre une grande folie romanesque. La veille, à pareille heure, étant de passage à Bordeaux, il s’apprêtait à reprendre le rapide pour Paris, lorsque, au détour d’une rue, le hasard l’avait soudain mis en présence de Mme Rolande. Il l’avait connue jeune fille, à l’aube du cœur qui s’éveille, et elle avait été sa première passion, la plus vraie, la plus sincère, celle qui ne s’analyse pas… La ravissante jeune fille qu’elle était alors ! Il y avait quinze ans de cela ! Mais combien plus adorable encore la femme qu’il retrouvait dans tout l’éclat de la maturité, belle de cette beauté sereine et définitive, dégagée des fluctuations de la jeunesse ! Leur entrevue n’avait duré qu’un instant ; il avait balbutié des paroles troublantes ; elle l’avait sagement interrompu, tandis que ses paupières, par pudeur, s’abaissaient sur son regard voilé d’un regret inavouable : « Mon ami, il est trop tard, on ne recommence pas sa vie, je suis mariée… Vous ne me reverrez plus jamais, je pars demain pour Buenos-Ayres. » Et elle s’était éloignée sans dire adieu, car, en amour, le seul adieu définitif est celui qu’on ne dit pas. Il l’avait suivie des yeux jusqu’au moment où s’était évanoui, parmi la foule, ce fantôme de bonheur. Et, tout à coup, Armand Reboul était redevenu l’homme qu’il avait été à vingt ans. Sa passion s’était réveillée toute, si exclusive, si impérieuse que, sur-le-champ, il avait pris la résolution de s’embarquer le lendemain pour Buenos-Ayres, de la suivre jusqu’à l’autre bout du monde. Qu’adviendrait-il ? Le sort en déciderait… Ah ! plutôt la souffrance, la souffrance seule, que cette inaction du cœur où il avait langui tant d’années ! Le calme plat de l’existence l’accablait. Dans la quiétude, il sentait se tarir en lui les sources mêmes de la vie. Impulsif, il ne retrouvait sa joie d’être que dans les situations anormales, les crises violentes de la sensibilité. Ainsi, riche, exonéré de tout, il s’était morfondu dans une oisiveté fiévreuse, comme privé de boussole sociale. Et maintenant, lancé à toute volée dans l’inconnu, l’aventure, le romanesque, il était étonné et ravi de ne plus s’ennuyer, en proie à une exaltation qui redoublait en lui toutes les puissances de la vie.

De temps à autre, il tendait vers Mme Rolande un regard furtif, guettant le moment où il pourrait l’aborder et lui parler. Paresseusement étendue dans un rocking-chair, en une attitude de souveraine, elle affectait le calme. Peut-être ignorait-elle encore qu’il fût là. Autour d’elle, on causait.

— Quel temps merveilleux !

— Pourvu que ça dure !

— Ça durera.

— Dieu vous entende !

— Vous verrez qu’on ne s’ennuiera pas à bord.

— Nous organiserons un bal de charité au bénéfice de la Société centrale pour le sauvetage des naufragés… Qu’en dites-vous ?

— Il faut en parler au commandant.

— Il acceptera, c’est un charmant homme, notre commandant.

— Un vieux loup de mer : quarante ans de navigation, et pas un accident dans toute sa carrière. Avec un tel homme, nous sommes en sûreté.

— Savez-vous que nous avons à bord une troupe de comédiens ?

— Et un orchestre de Tziganes.

— Et trois cents émigrants de tous les pays… Il faut aller voir ça à l’avant du bateau. Le spectacle en vaut la peine.

— Enfin, mesdames, ajouta galamment M. Danglar, un diplomate qui venait d’être nommé consul à Montevideo, toutes les distractions vous seront offertes pendant la traversée, y compris même, si vous le désirez, les luttes à mains plates… Parfaitement, nous avons l’honneur de posséder le célèbre Marzouk, le champion français, qui a terrassé tous ses adversaires, l’hiver dernier, au Casino de Paris. J’ai pu le contempler tout à loisir, il n’y a qu’un instant. C’est une brute énorme, effrayante. Il va disputer le championnat du monde à un nègre américain, qui l’a provoqué.

— Je souhaite, pour l’honneur de la France, qu’il soit victorieux, dit un Anglais.

L’impertinence ne fut pas relevée. Un bourgeois grave, d’une dignité parfaite, et qui frisait la cinquantaine, s’approcha de Mme Rolande. On devinait que c’était son mari, à cette ressemblance indéfinissable qu’impriment aux époux de longues années d’une vie commune.

— Qu’avez-vous, ma chère amie ? lui dit-il. Vous êtes pâle, seriez-vous indisposée ?… Pourtant, nous ne bougeons pas plus que sur un lac.

— Je ne suis pas malade, répondit-elle, mais je suis un peu triste… Ce n’est pas de gaieté de cœur que l’on s’expatrie… c’est tout un passé qui s’efface, un pays que nous ne reverrons peut-être jamais… Tout départ sans retour a un goût amer… N’est-ce pas, madame Larderet ? ajouta-t-elle en se tournant à demi vers une voisine.

— Hélas ! soupira celle-ci… Ah ! j’ai mis bien longtemps à me décider à ce long voyage ! Mais il le fallait. Depuis la mort de mon pauvre mari, j’étais trop seule ; je n’avais plus au monde qu’une vieille parente qui habite Buenos-Ayres et que je vais rejoindre.

— Nous, c’est autre chose, déclara Mme Rolande. Mon mari va tenter une exploitation forestière en Amérique… Nous avons éprouvé de tels revers, ces deux dernières années…

— Je sais, dit à voix basse Mme Larderet.

C’était une respectable veuve de quarante ans, onctueuse et décente, offrant l’embonpoint de la bourgeoise parvenue à son plein épanouissement. Son mari avait occupé à Bordeaux une haute situation dans la magistrature. De la considération en rejaillissait encore sur Mme Larderet qui, de plus, était dévote et participait à des œuvres de bienfaisance. A peine quelques personnes, douées d’une fâcheuse mémoire, se souvenaient qu’autrefois, à Paris, elle avait accompli avec éclat des années de service dans le bataillon de Cythère. L’ancien magistrat l’y avait distinguée, et il en avait fait sa maîtresse, puis, par instinct de propriété, sa femme légitime. Dès lors, Mme Larderet, ainsi que les anciennes grues déchues de leur apostolat et définitivement reléguées dans la prostitution exclusive des justes noces, avait donné l’exemple de toutes les vertus bourgeoises : l’ordre, l’économie, la piété, la haine des institutions démocratiques, une intransigeante sévérité pour toutes les faiblesses humaines.

La voix d’un monsieur décoré, aux allures martiales, s’éleva, seule et grave, dans un groupe voisin.

— Eh bien, moi, déclara-t-il, je l’avoue, je pars sans regret, je ne crains pas la nostalgie, et c’est un patriote qui vous parle… Oui, j’en ai assez, on nous a trop changé notre beau pays de France. En quelques années, la démagogie, le prétendu progrès y ont tout détruit, tout saccagé : la morale, la religion, la famille, l’idée de patrie, toutes les saines traditions qui faisaient notre force et notre grandeur… Il n’y a plus rien, plus de respect, plus d’autorité, plus de pudeur. Partout la corruption, la décadence des mœurs, le déchaînement des appétits, la curée. On ne se sentait plus chez soi en France !

Celui qui se dégonflait ainsi le cœur se nommait M. Gallerand, colonel retraité.

— Comme vous dites vrai, monsieur ! approuva Mme Larderet avec un balancement de tête lourd de mélancolie… Une honnête femme, de nos jours, n’osait plus se risquer seule dans la rue. On entendait chuchoter à ses oreilles des propositions obscènes. Si j’avais été mère, j’aurais tremblé pour mes filles.

— Triste époque ! gémit Mme Gallerand… A qui se fier aujourd’hui ? Les honnêtes gens n’ont plus qu’à s’enfermer chez eux.

— On nous a livrés à la voyoucratie et à l’élément étranger, affirma l’ancien colonel.

— On ne sait même plus que lire, reprit Mme Gallerand en fermant un volume qu’elle venait d’achever… Encore un livre affreux ! Quelle littérature, mon Dieu !

Une sainte femme que Mme Gallerand, mère de quatre enfants, une vertu que le plus léger soupçon n’avait jamais effleurée. On la plaignait un peu, car son mari affichait des liaisons coupables. O ironie des choses ! Ceux-là seuls n’étaient point trompés qui auraient mérité de l’être ! Un mot un peu osé faisait rougir Mme Gallerand. On attendait qu’elle ne fût plus là pour placer quelques propos grivois.

Mme Rolande était retombée dans son silence, un silence qui cachait autre chose que la tristesse d’un départ sans retour. Son mari s’approcha.

— Vous ne dites rien ? Quelle pensée vous obsède ? Vous paraissez inquiète.

— En mer, je ne suis jamais bien rassurée, répondit-elle.

— Ayons confiance en Dieu, soupira Mme Larderet. Nous sommes sur une coquille de noix que lui seul va diriger !

— J’ai surtout confiance en notre commandant Lagorce, répliqua M. Rolande… Le voici… Commandant, veuillez rassurer ces dames.

Le commandant se contenta de sourire. La contemplation des lointains horizons avait mis dans son regard comme un songe éternel. Il naviguait depuis l’âge de quinze ans ; il en avait près de soixante. C’était son dernier voyage ; il allait prendre sa retraite, dès son retour en France, et il vivrait heureux, tranquille, à la campagne, avec tous les siens. On lui avait promis la croix ; il l’avait bien méritée, pensait-il, car on n’aurait pu relever contre lui une faute, en plus de quarante ans de navigation, et il avait parcouru toutes les mers, tous les océans. Sa figure de bonhomie souriait à ce rêve serein, si près de la réalité.

— Vous ne regretterez pas un si beau navire, commandant ? insinua le diplomate Danglar.

— Ma foi, je ne dis pas non, peut-être. C’est le plus beau que j’aie commandé, un des meilleurs marcheurs de la compagnie.

— Combien filons-nous ?

— Seize nœuds.

— Pour votre dernier voyage, commandant, la Providence vous gâte ; vous ne pouviez souhaiter un temps plus merveilleux.

— Il est vrai qu’on n’en voit pas souvent de pareil.

Cependant, Mme Larderet s’était penchée vers Mme Rolande, devenue tout à coup très pâle et, à voix basse :

— Connaissez-vous ce jeune homme ? demanda-t-elle.

— Non.

— Comme il vous regarde !

— Vous croyez ?

— J’en suis sûre. Voilà une heure qu’il ne vous quitte pas des yeux. Que vous veut-il donc ?

— Je l’ignore, dit-elle en simulant l’indifférence, tandis qu’Armand Reboul, sentant qu’il était question de lui, disparaissait brusquement.

— Et cette jeune fille ? interrogea de nouveau Mme Larderet.

— C’est la première fois que je la vois.

— Moi aussi… Elle n’était pas de la société.

— Elle est charmante.

— Plutôt curieuse… Mais elle ne me paraît pas avoir beaucoup de santé. Voyez, ses mains sont transparentes.

Elle était pourtant très gaie, la frêle jeune fille, mais d’une gaieté étrange et surprenante. Car son corps mince, comme évaporé sous l’abondance des dentelles, et qu’on soupçonnait à peine, tant elle était chétive, ses grands yeux cernés d’une auréole bleuâtre et rayonnant d’un surnaturel éclat, sa pâleur, tout en elle contrastait singulièrement avec l’ivresse de vivre et le ravissement qu’elle répandait à l’entour. Elle semblait heureuse de ce bonheur inconscient qui flotte comme un rêve intangible par-dessus les réalités. On eût dit que toute la joie de la nature se reflétait dans ses regards, aussi limpides que le ciel de cette radieuse journée d’août. Elle ne pouvait demeurer une seconde en place, papillonnait d’un bout à l’autre du pont. Il émanait de toute sa personne un charme fiévreux et délicat, la grâce d’une tige pliante et cette beauté éphémère des choses que l’on sent destinées à bientôt périr… D’où venait-elle ? On s’interrogeait en vain à son sujet. Sans doute était-elle étrangère. Quelqu’un l’avait vue s’embarquer avec une dame âgée. Le commissaire du bord ne savait d’elle que son nom : Myrrha.

— Et ce songeur ? demanda M. Danglar… C’est un visage qui ne m’est pas inconnu… Où l’ai-je donc rencontré ? Savez-vous qui c’est ?

Il désignait André Laurel qui restait immobile et solitaire, les yeux fixés sur l’horizon, perdus dans les lointains d’un idéal.

— Voilà une bien triste histoire, murmura Mme Larderet, encore un signe des temps !… Ce jeune homme n’est autre que le fils de M. Laurel, notre ancien préfet… Oh ! un gamin qui ne vaut pas cher et qui a fait le désespoir de tous les siens, une famille très honorable. Le père, commandeur de la Légion d’honneur, un digne vieillard vénéré dans tout le département. Et voilà son fils unique qui s’en va, pour échapper au service militaire.

— Un lâche, proféra M. Gallerand.

— Pis encore, un anarchiste, révéla Mme Larderet.

Un frisson parcourut l’assistance.

— Le malheureux ! fit M. Rolande.

— Moi, je plains les parents.

— Ils ne méritaient pas cela.

— Peut-être y a-t-il un peu de leur faute, dit M. Danglar. On récolte généralement ce qu’on a semé.

— Non, non, protesta vivement Mme Larderet… Je connais la famille et je vous affirme qu’elle n’est pas responsable. Le père est aujourd’hui dans les bonnes idées ; Mme Laurel, de son vivant, remplissait ses devoirs religieux. Ils n’ont pu donner de faux principes à leur enfant… Mais, que voulez-vous ! il est de mauvaises natures qu’on ne saurait réduire.

— C’est un grand malheur, dit Mme Gallerand.

— Voilà la conséquence de ces funestes doctrines que répandent, de nos jours, les démagogues, déclara solennellement le diplomate, à qui la République venait de donner de l’avancement.

— Ces gens-là ont fait un grand mal à la France, affirma Mme Larderet.

— Enfin, conclut M. Danglar, ce pauvre garçon veut sans doute convertir à ses théories les nègres d’Amérique, qui ne demandent qu’à croire que tous les hommes sont frères. Laissons cet apôtre à ses illusions.

Il y eut des rires approbateurs. Maintenant, les connaissances étaient faites ; chacun avait déjà repris de l’aisance. Deux Anglais arpentaient le pont à grandes enjambées ; les Méridionaux, étendus sur les bancs, contemplaient l’océan gravement, tandis que les dames continuaient à jacasser, entourées de galants. Çà et là, dans les groupes, on se livrait à des paris sur le temps ou le nombre de milles parcourus par le paquebot. Français, Italiens, Espagnols fraternisaient. Tout faisait prévoir une traversée charmante.

Le jour baissait un peu. Le soleil lassé, noyant comme à regret dans les flots sa pâleur éblouissante, allumait à l’horizon un immense incendie. Un son de cloche annonça le dîner. Au même instant, Marzouk, le célèbre lutteur, le colosse énorme apparut sur le pont des premières. Il était si puissant, si formidable que sa présence souleva une émotion. Des dames s’écartèrent vivement, comme terrorisées. Lui regardait, ébahi, ne comprenant pas. Le commissaire du bord intervint et lui intima l’ordre de se retirer. Marzouk obéit sans répliquer, mais une lueur étrange passa dans ses yeux gris, et ses joues s’empourprèrent, comme s’il eût ressenti profondément l’humiliation.

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