Eldorado : $b roman
II
Il était dix heures du matin. Au loin, sous le ciel clair, les côtes de France commençaient à se dessiner dans un flamboiement de soleil. Marzouk, plein d’entrain, les entrailles tumultueuses, s’apprêtait à quelques expériences éoliennes, mais il se contint, impressionné soudain, en voyant s’avancer vers lui le commandant de la Guyenne. C’était à lui qu’il en voulait. Un bourgeois devait avoir bavardé, quelqu’un l’avait trahi.
— C’est bien vous Marzouk ? questionna le commandant.
Le colosse se découvrit respectueusement.
— Oui, mon commandant, c’est moi.
— Je vous félicite, mon garçon. Il paraît que vous vous êtes admirablement conduit sur l’Eldorado.
Marzouk, croyant à de l’ironie, se disposait à plaider les circonstances atténuantes.
— On était comme fou, on ne se rendait plus compte, balbutia-t-il.
— Vous n’en avez que plus de mérite, repartit le commandant. Au dire des matelots et des émigrants, vous auriez arrêté la panique, rétabli l’ordre, réglé la distribution des vivres et sauvé plusieurs personnes pendant l’incendie. J’ai consigné tout cela dans mon rapport.
Marzouk se redressa.
— Je n’ai fait que mon devoir, déclara-t-il.
— C’est bien, dit le commandant.
Et il lui serra la main.
C’était, à bord, le brouhaha qui précède l’arrivée. Des appels et des ordres retentissaient d’un bout à l’autre du pont. On approchait. Armand Reboul, pensif, regardait l’horizon où les côtes apparaissaient plus nettement, avec des teintes infiniment variées et délicates. Il se retourna en entendant la voix de Mme Rolande.
— Venez, j’ai à vous parler.
Il fut surpris de son air grave, fier et résolu.
— Parlez, dit-il, je vous écoute.
— Non, pas ici. Il faut que nous soyons seuls… Suivez-moi.
Ils descendirent, longèrent le couloir des premières. Devant sa cabine, Armand s’arrêta.
— Voulez-vous que nous entrions là ? demanda-t-il.
— Non, dit-elle simplement.
Elle l’entraîna au fond d’une sorte d’impasse où le jour pénétrait à peine.
— Armand, écoutez-moi, je n’abuserai pas de votre patience… Mais l’heure est venue de nous expliquer honnêtement et loyalement… Armand, vous ne m’aimez plus !
Il eut un geste qui protestait.
— Oh ! je ne vous reproche rien, reprit-elle. En me jurant un amour éternel, vous aviez promis plus que vous ne pouviez tenir. Il faut avoir beaucoup souffert et connaître bien la vie pour manier avec délicatesse ces félicités fragiles, si vite brisées par la plupart des hommes… Pourtant je vous avais prévenu, pourquoi ne m’avez-vous pas crue ? Hélas ! je ne croyais pas moi-même avoir si tôt raison.
— Comme vous me parlez ! murmura-t-il, confondu par cette franchise hautaine, humilié d’apparaître et de se sentir un raté du cœur.
— Je ne vous en veux pas, dit-elle. Vous étiez sincère et vous vous êtes trompé. Le cœur aussi a droit à l’erreur… Mon ami, je vous rends votre liberté, en faisant des vœux pour que le souci de ma destinée ne vous trouble pas désormais.
Sa voix trembla un peu en ajoutant :
— Quand vous aurez trouvé votre joie de vivre, ne vous inquiétez pas de ce que je serai devenue.
Il répliqua d’une voix ardente :
— Je ne vous abandonnerai pas, je suis un honnête homme, je vous ai donné ma parole.
— Je vous en délie, dit-elle avec douceur. Je ne veux pas être la chaîne de votre existence, mon ami, ni renouveler avec vous le triste roman d’Adolphe et d’Élénore. Vous avez éprouvé déjà de la déception. Vous vous consolerez loin de moi, vous aimerez encore… Le cœur de l’homme est comme l’habit du pauvre, c’est à l’endroit où il est raccommodé qu’il est le plus fort.
Elle le regarda longuement, comme si elle eût voulu fixer dans ses prunelles l’image de son dernier amour, puis ajouta :
— Voici l’instant de nous séparer… Armand, adieu !… Je vous permets de m’embrasser, une dernière fois.
Il ne répondit pas, se sentant coupable et petit, près de tant de noblesse. S’il ne l’aimait plus, il ne pouvait se défendre de tenir à son estime ; y renoncer l’eût amoindri à ses propres yeux. Cette estime même avait porté atteinte à sa passion, où la sensualité avait pris plus de place que le sentiment, et maintenu entre elle et lui cet éloignement moral, ce respect qui glace la communion des corps, comme si, pour éprouver la volupté entière de la possession, il était nécessaire de mépriser un peu. Il eût désiré qu’elle gardât de lui un bon souvenir et s’attristait de ne pas trouver une phrase qui révélât quelque grandeur d’âme.
Alors, indulgente, elle lui prit la main et, l’attirant vers elle, le baisa au front, comme un grand enfant qu’on console. Pour elle, elle était arrivée à ce point où le malheur se passe de consolation. C’était un déchirement de tout son être. Sa poitrine se gonflait de toutes les larmes dont ses yeux étaient taris, car il n’est que les petites douleurs qui pleurent ; les grandes ne montent jamais à la surface.
Elle continuait à l’embrasser, sans plus pouvoir rien dire. Lui, cependant, reprenait conscience et lui rendait ses baisers. Un peu de remords lui venait de cette existence dont il achevait la destinée, et il balbutia :
— Xanie, j’étais indigne de vous, mon cœur était trop faible pour un si grand amour, pardonnez-moi… Mais que puis-je maintenant pour réparer le mal que j’ai causé ?
— Rien, dit-elle, puisque je n’ai pas réussi à vous rendre heureux… Mais que cette triste expérience vous soit utile. Désormais, bornez-vous aux désirs, sans souhaiter qu’ils se réalisent, car les montagnes, mon ami, ne sont bleues que de loin.
Ils se quittèrent sans prononcer le mot d’adieu, sentant que cette fois c’était l’adieu définitif, celui qu’on ne dit pas.
Mme Rolande s’éloigna lentement. Son intelligence errait dans un pessimisme vague ; elle pensait à sa vie gâtée, à l’éternel avortement humain, et en arrivait au désintéressement d’elle-même. Elle eût voulu n’avoir jamais été, ou être la chose insensible, la feuille que le vent emporte et qui ne saigne pas.
En s’engageant dans un couloir, elle eut brusquement la sensation d’être suivie. Sans se retourner, elle continua son chemin. Derrière elle, cependant, les pas résonnaient plus fort, semblaient se rapprocher et l’atteindre. Un souffle lui effleura la nuque. Elle fit volte-face, vit un homme immobile et triste devant elle.
C’était M. Rolande. Il était méconnaissable, blanchi, vieilli de plusieurs années en quelques semaines.
Ils se regardèrent un moment, sans une parole, sans un geste, elle, comme étonnée de se retrouver en présence de cet homme, lui, debout, très grand, avec son air morne et silencieux de fantôme.
— Que me voulez-vous ? dit enfin Mme Rolande.
— Êtes-vous disposée à m’entendre ? demanda-t-il… J’aurais beaucoup de choses à vous dire, mais qui peuvent se résumer d’un mot, si vous êtes impatiente, si je vous suis devenu odieux au point que le son de ma voix vous soit intolérable… Xanie, je vous pardonne.
Mme Rolande tressaillit. Il eut un mouvement comme pour se retirer.
— Restez, dit-elle… Quelle parole ai-je entendue ?… Qui me parle ainsi ?… O mon Dieu ! qu’ai-je fait ? qu’ai-je fait ?
— Je vous pardonne, répéta-t-il. N’en soyez pas surprise, car si un peu de malheur donne de l’amertume, beaucoup porte à la bonté qui n’est qu’une plus grande justice… Pendant vingt ans que nous avons vécu ensemble, vous avez été une honnête femme ; vous l’êtes encore, à mes yeux, car une faute ne saurait effacer un long passé de vertu. La fatalité seule est coupable ; et le cœur a des exigences qu’il est impossible de ne satisfaire jamais. Quand on est altéré d’idéal, c’est jusque dans la boue qu’on irait puiser la goutte d’eau rafraîchissante… Ma pauvre amie, nous revenons tous deux de très loin, vous, des chimères décevantes, moi, des vanités et des préjugés qui rendent la plupart des hommes si ridicules et si misérables. Nous pouvons nous réconcilier, à cette heure, car nous voici plus près l’un de l’autre que nous n’avons jamais été… Aussi bien, il est trop tard pour recommencer, chacun de notre côté, l’existence ; on n’a plus de chance, à notre âge… Il ne nous reste plus qu’à accepter avec patience et humilité la dure condition humaine qui veut qu’on se résigne, après avoir éprouvé la défaite des illusions et l’inutilité de la révolte.
Une accalmie s’était faite. La machine avait ralenti. Le navire s’engageait dans l’embouchure de la Gironde.
Mme Rolande était tombée aux pieds de son mari.
— Relevez-vous, dit-il, et prenez mon bras. Il faut nous préparer à débarquer… Venez m’aider à boucler nos valises.
Ils croisèrent, sans y prendre garde, Mme Larderet qui sanglotait auprès de Marzouk. La veuve, jadis vénérée, maintenant tenue à l’écart et considérée comme une prostituée, avait acquis la conviction qu’elle était enceinte des œuvres du lutteur. Lui, très paternel, la consolait, à sa façon :
— Ben, si ça y est, ça y est. Il y a pas de quoi chialer. C’est gentil, un gosse… Ça te fera une compagnie pour plus tard.
Mais il l’avait rejoint dans une autre intention et attendait le moment de placer sa phrase. Comme elle ne cessait de geindre, il se décida :
— Dis donc, c’est pas tout ça… Moi, je suis sans le sou, raide comme un piquet… Toi, tu es riche. Faut que tu m’avances cinq cents francs. C’est raisonnable, c’est pas exigeant… Je te revaudrai ça, quand je serai installé.
Mme Larderet sanglotait plus fort.
— C’est pas cinq cents francs de moins qui pourraient te gêner, insista Marzouk. Et puis, je ne suis pas ingrat… Si tu me rendais ce service, bien sûr que je n’irais pas raconter ce qui s’est passé entre nous. Je garderais le secret… Moi, j’ai l’habitude d’être délicat avec les gens qui me veulent du bien.
Cette fois, la veuve releva la tête. Elle avait compris.
— C’est bien, vous les aurez, dit-elle.
— Quand ça ?
— Les voici.
Marzouk compta les billets de banque. Il avait son compte.
— Faut s’entr’aider, affirma-t-il… Merci et au revoir.
Mais il se retourna pour dire :
— Quand il naîtra, tu l’appelleras François. C’est mon petit nom.
Puis, il réfléchit. Il y avait encore d’autres personnes susceptibles de s’intéresser à son avenir et à sa discrétion : toutes les bourgeoises cossues dont il avait obtenu les faveurs. A cette heure, son silence valait de l’or ; il s’en ferait des rentes. Plus d’une avait le masque, et déjà des ventres commençaient à poindre. Le principal auteur de ce bel ouvrage, c’était lui. On ne pouvait pas laisser un père de famille dans la misère. En comptant bien, quatorze femmes, y compris Mmes Larderet, Chabert et Bineau portaient le fruit de ses œuvres. Un moment, ce calcul l’obséda. A la fin, ses entrailles de père s’émurent, il tonna avec tant de puissance que les cloisons en tremblèrent et qu’un Anglais, très digne, qui passait derrière, fit un bond de côté, en s’écriant : « Shocking ! shocking ! shocking ! »
Cependant, une vague rumeur montait vers le ciel pur. Dans quelques minutes, on serait à Bordeaux. Tandis qu’André Laurel, radieux, embrassait les mains de Myrrha, ce témoignage d’amour où il entre à la fois de la tendresse, de l’humilité et de la reconnaissance, Armand Reboul, en contemplant les rives du fleuve, méditait sur la triste fin de son aventure. Ainsi, cette grande passion avait abouti à ce dénouement banal et pacifique, la rupture sans fracas, sans regret, sans larme, qui ne laisse au cœur qu’une mélancolie terne, une paresse de la sensibilité, quelque chose comme la lassitude d’un ouvrier, sa journée faite. Il lui semblait qu’il n’aurait plus jamais la force de recommencer à aimer, tant le feu de son imagination avait tari en lui les sources du désir, tant il avait été glouton au banquet de l’amour. Est-ce que tout l’art de vivre ne consistait pas en ce précepte du sage qui ordonnait de se lever de table avec un peu d’appétit ? Son cœur avait fait faillite, parce qu’il avait craint de mourir avant d’être rassasié. L’intimité de tous les instants avait éteint sa passion. Sans doute eût-il aimé Mme Rolande pendant des années encore, s’il n’avait pu la voir qu’une fois par semaine. Hélas ! pensa-t-il, rien ne résiste qu’à la distance qui permet l’illusion ; la nature fut prévoyante en créant ces obstacles que nous nous efforçons à vaincre, et peut-être tous les secrets qu’elle nous cache sont-ils autant de déceptions et de maux dont elle a voulu nous préserver.
André dit à Myrrha :
— Nous allons nous marier, le plus tôt possible. Il ne faut pas que ça traîne… Et tu mettras de la fleur d’oranger dans tes cheveux, Myrrha. Ça ne coûte pas cher et ça fait bonne impression.
Elle le regarda, surprise et fâchée.
— Ce n’est pas gentil ce que tu dis là, André, et ce n’est pas très spirituel. Tu m’as fait de la peine. Dispense-moi de ces plaisanteries d’un goût douteux.
— Mais je ne plaisante pas, répliqua-t-il. C’est très sérieux, Myrrha, je t’assure ! Il faut que tu te maries avec de la fleur d’oranger. C’est nécessaire.
— Pourquoi ce mensonge ?
— Parce que le mensonge aussi est nécessaire. La société tout entière repose sur lui, et sans lui, il n’est même pas de société possible. Mon père me le répétait souvent, et cela m’indignait. Je vois maintenant qu’il avait raison.
Comme elle semblait ne pas comprendre, il s’étendit :
— Voyons, Myrrha, est-ce que le vêtement lui-même, qui cache les difformités du corps, n’est pas un mensonge ? Est-ce qu’on se fréquenterait si chacun disait tout ce qu’il pense ? Si l’attitude et le langage étaient toujours l’image des dispositions du cœur ? La nature ne ment-elle pas aussi, qui se pare et se farde sans cesse ?… Vois-tu, Myrrha, Dieu fit le monde et, le voyant si laid, il donna à l’homme l’illusion, c’est-à-dire la faculté de se tromper et d’adorer, sous le nom d’idéal ce que nous blasphémons sous le nom de mensonge. Les roses de l’esprit naissent du fumier de la vie. Les conditions sociales mêmes nous obligent tous, tant que nous sommes, à l’hypocrisie, et peut-être ne faut-il pas s’en plaindre, Myrrha, après ce que nous venons de voir, car le vice qui rend hommage à la vertu, en se parant de ses dehors, est moins blâmable que celui qui étale cyniquement sa laideur et le mauvais exemple… Voilà, ma chère Myrrha, les réflexions que je me suis faites, en ces jours d’opprobre et d’épouvante où chacun de ces gens-là, si dignes maintenant, avait déposé son masque.
Après un silence, il ajouta :
— Il y a trois personnages en nous : celui que nous sommes, celui que nous croyons être et celui que nous voudrions être. A n’en pas douter, c’est ce dernier qui vaut le mieux, puisqu’il tend à s’améliorer et à se rapprocher d’un idéal.
— C’est bien, dit en riant Myrrha, je me marierai avec de la fleur d’oranger.
— Soyons seulement sincères vis-à-vis de nous-mêmes, conclut André.
La machine venait de stopper. La Guyenne glissait lentement, avec précaution, le long des quais. Puis ce furent de nouvelles trépidations ; l’hélice s’était remise à tourner, répandant un tourbillon d’écume, d’une blancheur de lait. On faisait machine en arrière pour arrêter l’élan du paquebot.
— Oh ! regarde ! regarde ! s’écria Myrrha.
Sur le quai de débarquement, une foule énorme stationnait, plus de dix mille personnes. Depuis une heure, la Guyenne était annoncée, et le bruit s’était aussitôt répandu en ville que le navire ramenait les naufragés de l’Eldorado. Une clameur formidable d’enthousiasme retentit. Cinq cents existences sauvées ! Les bras, les mouchoirs et les chapeaux s’agitaient au-dessus des têtes, et déjà les reporters et correspondants des journaux, envahissaient le pont, sollicitant des interviews.
Marzouk, posément, l’air humble, racontait à trois d’entre eux ses exploits, ses actes de dévouement, de sang-froid et d’héroïsme, un héroïsme dont il ne semblait pas lui-même avoir conscience, tant son récit avait de naturel et de simplicité. Les reporters prenaient des notes. L’un d’eux le félicita. Marzouk se souvint de la réponse qu’il avait faite au commandant et répéta avec la modestie touchante des héros :
— Je n’ai fait que mon devoir.