Eldorado : $b roman
V
Le lendemain, la mer devint haute et très dure. Un vent furieux, sifflant dans les cordages, emplissait l’espace d’un long cri de détresse éperdue. L’Eldorado tanguait et roulait, tantôt s’affaissant comme s’il allait s’engloutir au fond de l’abîme insondable, tantôt se soulevant lentement avec une trépidation plus précipitée de sa machine. Sur le pont, que balayaient les vagues, aucun passager n’avait paru. Tous devaient rendre des flots de bile, car, des cabines entr’ouvertes s’échappaient des gémissements et des râles, interrompus de temps à autre par un fracas de vaisselle, quelque violent coup de casserole démolissant une pile d’assiettes, dans la souillarde. A table, on avait placé les violons, des cordes tendues au-dessus des nappes, par de petites planchettes verticales, et destinées à maintenir les verres, les carafes et les bouteilles… Une gigantesque contrebasse, autour de laquelle les maîtres d’hôtel dansaient une sorte de danse de Saint-Guy, secoués par le roulis, se cramponnant partout, réalisant des prodiges d’équilibre pour ne point renverser les sauces. Seul, le commandant Lagorce et deux Anglais faisaient honneur au repas, tous les autres passagers s’occupant à restituer celui de la veille. Et les deux Anglais, eux-mêmes, durent bientôt, l’un après l’autre, se lever de table, exécuter un mouvement de polka autour des violons, puis s’appuyer quelques secondes sur le parapet du pont, avant de regagner leurs couchettes.
Cependant, le second jour, André Laurel se risqua hors de sa cabine. Il craignait peu le mal de mer ; le grand air sans doute dissiperait son léger malaise, causé surtout par l’odeur du bateau, une odeur d’huile et de goudron, mêlée à des émanations de cuisine. Il espérait aussi rencontrer Myrrha quelque part. Son cœur et ses regards erraient à sa recherche. Il ne se défendait pas moins contre un sentiment très doux, qui parfois atteignait à l’exaltation. Pas d’amour, pas de faiblesse, pas d’entrave ! Ni femme, ni famille, ni ami ! La liberté d’agir selon sa foi, la force d’être seul, de ne tenir à rien, de n’avoir rien à perdre, de pouvoir disposer entièrement de soi, de sa propre vie ! Mais cette grandeur farouche de la révolte et du désespoir s’alliait mal à sa nature ardente et romanesque. La grâce de Myrrha faisait lever ses rêves.
Il s’avança en trébuchant jusque sous la passerelle dont la voûte offrait un abri. Près de là, Marzouk, très incommodé par le tangage, jurait et sacrait, tandis que Si-Mohamed, assis, les jambes croisées, indifférent à tout, chantait sa même chanson dolente et monotone, qui se perdait dans le rugissement de la tempête, dont les grandes haleines passaient comme des coups de faux.
Visiblement, elle redoublait de violence. Les vagues, comme une meute hurlante, assaillaient le navire ; les moins hautes crachaient à bord les embruns de leurs crêtes, retombaient en cascade, s’émiettaient en poussière d’eau ; les plus puissantes, qu’on voyait au loin s’avancer, ainsi qu’une longue muraille menaçante et grossissant sans cesse, atteignaient l’arrière, dépassaient la hauteur du plat-bord et bondissaient sur le pont, avec un grand fracas. L’Eldorado fuyait devant le temps, sous les actions combinées de sa voilure et de sa machine, plongeant et se relevant tour à tour, descendant jusqu’au fond des vallées creusées par deux lames successives, ou traçant un large sillon dans les flancs de ces collines mouvantes. Parfois, son hélice sortait de l’eau, tournait dans le vide, comme affolée, ébranlait toute la coque, tandis que la toile des goélettes fouettait furieusement dans la rafale. Tout le gréement, telle une harpe géante, vibrait par moments avec des sonorités métalliques. Des goélands éperdus tournaient autour du paquebot en jetant des cris aigus.
Les officiers réunis sur la passerelle ordonnaient la manœuvre, tous les hommes de l’équipage étant à leur poste. Une vague inonda le salon des premières. Un coup de vent plus fort emporta une voile, qui tourbillonna un instant dans l’espace, ainsi qu’un gigantesque oiseau blessé, puis s’abattit et disparut.
De son abri, André contemplait ce spectacle effrayant et superbe, lorsqu’une forme humaine se traîna jusqu’à lui, et il reconnut un maigre profil tragique, mais plus pâle et plus ravagé, semblait-il, par la souffrance et par l’empreinte du passé. C’était Lola, cette fille avec qui il avait un moment causé, par désœuvrement, le premier soir du voyage. Elle venait là sans doute chercher un refuge, et après l’avoir salué d’un signe de tête, elle se tint à distance, discrète comme le sont toutes les filles, respectueuses de cette pudeur bourgeoise qui les relègue dans le mépris et affecte de les ignorer, en dehors de la possession brutale.
Quelque chose de mélancolique et d’attendri adoucissait, à cette heure, l’expression de son regard, effaçait ce sourire professionnel et machinal qui, d’habitude, avilissait sa bouche. Depuis trois jours, l’oisiveté et la solitude, où fermentent les rêves, réveillaient en elle, confusément, des souvenirs anciens, des choses auxquelles elle n’avait jamais plus pensé, qu’elle croyait mortes dans sa mémoire et dans son cœur, tant c’était vieux, tant elle en avait vu ! Des choses tristes et douces comme une harmonie que la brise apporte de très loin et qui l’auraient fait pleurer, si elle avait eu encore des larmes. Elles lui revenaient de sa maison natale, de son enfance, de sa jeunesse… Oui, elle se souvenait de tout, maintenant, et parmi tant de choses, il en était une qu’elle ne pouvait s’expliquer : comment, de la charmante fillette d’autrefois, si gracieuse et si pure, la société avait-elle fait la misérable créature qu’elle était à présent ?
De son vrai nom, elle s’appelait Louise… Un jour — elle avait alors cinq ans, et c’était son premier souvenir — son père lui avait dit d’aller jouer dans la pièce à côté. — Ce qui s’était passé, ce jour-là, elle ne l’avait compris que bien plus tard. — Tandis qu’elle habillait sa poupée, elle entendit son père et sa mère qui discutaient ensemble dans le salon. Son père avait une voix grave, profonde, sans colère, une voix qu’elle ne lui connaissait pas, car il avait toujours été très gai, très rieur… Quand il reparut, il était très pâle, et jamais il ne l’avait embrassée avec tant de tendresse. Depuis, il avait toujours gardé cette pâleur, une pâleur, immuable, définitive, qui semblait exprimer un chagrin inavoué et irrémédiable. La mère, elle était en voyage, elle allait bientôt revenir, disait-il. Mais les semaines se passaient, Louise ne revoyait plus sa mère.
Alors, on l’avait mise en pension. Elle était la première de sa classe, ses maîtresses la citaient comme exemple, mais elle avait trop bon cœur, elle donnait tout aux autres petites filles. Le jeudi et le dimanche, son père venait la voir. Il la prenait sur ses genoux et la serrait dans ses bras, sans rien dire. Il arrivait toujours bien avant l’ouverture du parloir et se promenait seul, pensif, en attendant, devant la porte de la pension.
Un dimanche, il ne revint pas. Louise pleura beaucoup. Avant qu’on le lui eût annoncé, elle avait bien senti que son père était mort.
Sa mère était remariée. Louise, à dix-sept ans, en sortant de pension, entra dans un nouveau foyer, où il y avait d’autres enfants, que son parâtre avait eus d’un premier mariage… Quelle vie, à dater de ce jour ! Elle était là comme une étrangère, celle qu’on accepte parce qu’on ne saurait faire autrement et qui reste une gêne, un obstacle, quelque chose dont on voudrait bien pouvoir se débarrasser. Elle rappelait aussi un passé fâcheux. Personne ne prononçait le nom de son père.
Un peu de fatalité et beaucoup de misère avaient fait le reste. Sa mère morte aussi, Louise avait quitté cette maison. A vrai dire, on l’en avait chassée, en la lui rendant inhabitable. Une sainte n’aurait pu y tenir davantage. Alors, elle avait cherché une place, et Paris l’avait prise comme une feuille dans un tourbillon de vent, la feuille qui s’envole, éperdue, s’élève et tombe, traîne, s’arrête enfin dans une flaque de boue… Oh ! l’existence de la fille pauvre, abandonnée dans ce Paris si doré et si flambant !… Elle était gentille, en ce temps-là, elle sentait bon la jeunesse, l’innocence et la santé. Les hommes la suivaient dans la rue et voulaient causer. Son cœur battait très fort quelquefois — il y avait si longtemps qu’elle était privée d’affection ! Mais elle ne répondait pas. Elle entendait rester honnête, en travaillant. Une ouvrière, une midinette, ça vivait de rien : deux sous de frites, le matin ; un bouillon le soir ; une petite chambre au sixième — et c’était gai, ça pépiait comme les moineaux du Luxembourg. Ça se laissait attirer aussi avec un peu de mie de pain, quand on savait s’y prendre, mais ça s’enfuyait après à tire d’aile.
Louise gagnait quatre-vingts francs par mois dans une maison de modes. Par malheur, ce modique salaire ne lui permettait pas de supporter la morte saison, les deux mois d’été pendant lesquels l’atelier fermait ses portes, congédiait ses ouvrières. Alors, il lui fallait chercher une autre place, et, chaque année, aux grandes vacances, elle changeait de maison, perdant ainsi le bénéfice de l’ancienneté dans la précédente. De sorte qu’elle n’avançait guère et restait toujours, ou à peu près, aux mêmes appointements. Une année même, quand la morte saison arriva, elle ne trouva pas de travail, et c’était l’époque du terme. Louise n’avait plus que vingt francs. Son propriétaire patientait bien une huitaine, mais jamais plus, et, cette huitaine écoulée, la pauvrette n’osait plus passer devant la loge de sa concierge, dans la crainte que celle-ci ne l’arrêtât pour lui présenter sa quittance. Afin d’échapper à sa vigilance, elle sortait de chez elle dès l’aube et ne rentrait que très tard, vers dix heures… Oh ! les interminables journées de détresse, à travers Paris ! Parfois, écrasée de fatigue, elle s’affaissait sur un banc, avec la peur qu’un agent ne l’appréhendât, car la société est ainsi faite qu’on se sent presque coupable, quand on n’a pas d’argent et quand on a faim.
Que c’était long, la belle saison ! Louise, très prévoyante, ne faisait plus qu’un repas par jour. Il fallait qu’elle fût bien jolie, pour que tant de misère ne l’eût pas déjà rendue laide. Depuis quelques jours, un jeune homme la suivait, un timide, un sincère sans doute, car il ne se décidait pas à l’accoster. Un soir pourtant, il osa… Elle était si lasse, si découragée, si seule, ce soir-là, qu’elle consentit à causer. Il avait des yeux de bonté, une figure fine et une voix caressante qui tremblait d’émotion en balbutiant des phrases qui la bouleversaient toute, lui faisaient passer un frisson sur la chair. Il l’invita à dîner, mais elle ne voulut accepter qu’une consommation, par discrétion et par une sorte de fierté naïve et touchante : pour ne pas montrer qu’elle avait faim.
Ils se revirent, les jours suivants. Il était très respectueux auprès d’elle, ne lui disait jamais rien de malhonnête. Elle l’écoutait, la face noyée de douceur, confiante, sentant qu’elle n’était plus seule au monde, maintenant. Elle lui racontait les tristesses de sa vie, et ses yeux s’embrumaient de larmes qui ne voulaient pas couler, quand elle parlait de son père.
Un dimanche, il l’entraîna hors de Paris, sur la route de Saint-Ouen. Il faisait un temps splendide. Le ciel, lavé par la pluie de la veille, avait l’azur profond et précieux du saphir, et c’était dans l’air pur un éblouissement de lumière. — « Où allons-nous ? demanda-t-elle. — Mais nous nous promenons, tout simplement, répondit-il. — Il me semble, reprit-elle, que je suis déjà passée par ici, autrefois, oh ! il y a bien longtemps, quand j’étais petite. » Ils arrivèrent à la porte d’un cimetière. — « Je me souviens, à présent, fit-elle, c’est ici qu’ils ont enterré mon père. » Elle leva sur son ami un regard suppliant qui signifiait : entrons ! — « Si vous voulez », dit-il. Une longue allée, l’artère principale, s’ouvrait devant eux, silencieuse et morne. De chaque côté, les tombes s’alignaient, régulièrement espacées au premier plan, quelques-unes chargées de guirlandes et de couronnes de perles, la plupart nues, délaissées, ne parlant ni d’orgueil ni d’éternité, attestant l’humilité d’un cimetière démocratique où les morts s’entassaient dans l’oubli, comme les vivants dans les faubourgs populeux et misérables des grandes cités modernes. Tout au fond, un terrain vague s’étendait, percé de grands trous qui se suivaient. Ils errèrent un moment dans une allée transversale. — « C’est ici », déclara-t-elle enfin, en s’arrêtant. Mais elle demeura interdite, ne comprenant pas : la tombe de son père était couverte de fleurs, de belles roses rouges fraîchement épanouies. Qui donc avait apporté toutes ces fleurs ?… Lui se tenait en arrière, mais la rougeur qui lui montait au visage, le dénonçait. Elle se retourna, et devinant tout, elle eut vers lui un long regard chargé de larmes, de reconnaissance et d’amour.
Le soir même, elle se donna, et ce fut une année de bonheur. Une année de bonheur dans toute une vie !… C’était toujours bon de se rappeler ça. Elle en avait gardé au cœur quelques souvenirs délicats, et elle ne lui en voulait pas de l’avoir abandonnée. Les hommes étaient les hommes ! Elle avait subi la commune destinée de la fille pauvre, sans soutien, sans défense, celle qu’on n’épouse pas. Lui était un sentimental et un faible, au fond duquel résidaient obscurément toutes les forces héréditaires d’égoïsme de la bourgeoisie contemporaine. Gentil garçon dépourvu de supériorité individuelle, il avait prouvé son utilité sociale en se mariant richement et raisonnablement.
Dès lors, la chute de Louise avait été rapide. Elle avait toujours été trop honnête, trop confiante avec les hommes. Les fils de famille qu’elle avait connus rêvaient tous de se faire entretenir, par amour-propre.
Un jour, on la renvoya d’un hôpital avant qu’elle fût complètement rétablie. Elle partit sans un sou, si faible qu’elle se tenait à peine debout. La nuit vint, une nuit glacée et pluvieuse de décembre. Louise se mourait de faim et de froid ; l’eau ruisselait de ses manches, sa robe se collait à sa peau. Et c’était cette nuit-là qu’un trafiquant de chair humaine l’avait prise, la trouvant jolie encore, malgré la souffrance et l’usure… Le lendemain, il l’avait embarquée pour la province, et, deux ans après, pour l’Amérique !
Lola, maintenant, regardait la tempête. André songeait à Myrrha, et la voyant paraître, chancelante et souriante, il se précipita au-devant d’elle, la saisit par la taille, pour la retenir, car la bourrasque soufflait avec une telle violence qu’elle était soulevée et semblait vouloir prendre son vol, à chaque pas qu’elle tentait. Il cria très fort :
— C’est de la folie, de la folie ! Vous allez vous envoler comme une plume… Il n’y aura plus de Myrrha… et que deviendrai-je !…
Mais la rafale mugissante emportait sa voix. De la tête, elle lui faisait signe qu’elle n’entendait rien. Un moment, ils se parlèrent par gestes, si près l’un de l’autre que leurs figures se touchaient presque et qu’ils buvaient sur leurs lèvres les paroles qu’ils ne distinguaient point. Il en profitait pour lui dire qu’il l’aimait, tandis qu’elle riait aux éclats et que le vent rageur dispersait autour de son ravissant visage la fine poussière d’or pâle de sa chevelure.
Lola les observait de ses yeux profonds… De l’amour, elle ne connaissait, elle, que les trahisons, les profanations et les souillures. Quelle pensée, en cet instant, l’habitait ? Elle demeurait immobile, effacée, comme dans la crainte de scandaliser le bonheur de ces deux jeunes êtres charmants. Peut-être ce spectacle réveillait-il au fond de son cœur des choses innocentes, des sentiments méconnus, des chimères inavouées, un idéal lointain. Mais une plus grande mélancolie l’envahit, un rayon divin de pitié traversa son désespoir : elle avait aperçu en Myrrha la grâce fragile des choses éphémères… Ah ! pourquoi cette cruauté aveugle du destin qui fauchait si tôt des existences radieuses et qui la condamnait à vivre, elle, l’humiliée, la flétrie, sur qui pesait toute l’iniquité sociale ?
Tout à coup, ce fut une brusque alerte. Les hommes de l’équipage se précipitèrent vers l’avant en poussant des cris qu’étouffait l’ouragan. On ne voyait que des faces épouvantées et les trous noirs des bouches qui vociféraient. Le Second parut, très pâle, faisant de grands gestes rapides, énergiques qui transmettaient des ordres… Que se passait-il ? Il ne semblait pas que le temps fût devenu subitement plus mauvais. Même, depuis quelques minutes, aucune lame n’avait franchi la hauteur du plat-bord. Un lieutenant s’élança vers André et Myrrha qui se tenaient enlacés, saisis d’une frayeur soudaine, et leur commanda brutalement de descendre. Aucun passager sur le pont ! Au même instant, la sirène jeta une plainte sinistre et farouche, comme un appel désespéré, dans la nuit tombante.